Réflexions sur la Corse : regarder l’histoire lucidement

samedi 14 octobre 2023.
 

En entérinant la notion d’autonomie, Emmanuel Macron répond à une situation corse tendue et se résout, un peu tard, à dépasser un statu quo désormais intenable. Mais en acceptant le jeu d’une révision constitutionnelle limitée à la situation corse, il ouvre la porte à de redoutables contradictions. Analyse d’un imbroglio.

Au fil des décennies, le mouvement nationaliste en Corse a installé le récit d’un peuple privé de nation et soumis à une tutelle de type colonial, qui brime ses habitants et étouffe les potentialités d’une identité refrénée et méprisée. Ce récit a le mérite de la simplicité, mais pas nécessairement celui de la vérité.

Avant d’être intégrée à l’ensemble français, la Corse disposait certes des éléments — matériels, linguistiques et symboliques — que l’on attribue généralement au cadre national. Entre 1736 et 1768, elle eut même l’opportunité d’accéder à ce cadre, au point de devenir, pour un temps, un exemple reconnu en Europe. Jean-Jacques Rousseau, lui, ne rédigea-t-il pas un « Projet de constitution pour la Corse », comme il en fit de même pour la Pologne en passe d’être dépecée par les grands empires est européens  ? Les Corses ne sont toutefois pas parvenus au bout de leur ambition et la brutale conquête française n’en fut pas la cause principale. Morcelée par sa configuration physique, dominée par une grande propriété foncière archaïque, la Corse indépendante n’a pas pu, même au temps de Pascal Paoli, se doter d’un projet global qui rassemble, dans une même conscience nationale populaire, les classes subalternes et la part éclairée des élites insulaires. Ni le « paolisme » corse ni la monarchie absolutiste française n’ont su associer politiquement ce qui était socialement et géographiquement séparé.

La convergence élargie des patriotes corses ne s’est pas réalisée dans la lutte pour l’indépendance, mais dans l’élan « patriote » (1) français de 1788-1789, celui qui regroupait les dominés, paysans, artisans, ouvriers et petite bourgeoisie, dans la volonté partagée de dépasser en même temps le féodalisme et l’absolutisme. La Corse des Lumières, dont Paoli fut un exemple éminent, put ainsi devenir coparticipante d’une construction nationale qui l’englobait et la débordait tout à la fois, en l’appuyant sur le double socle de l’égalité et de la souveraineté populaire.

« En ce jour de régénération du genre humain, je puis vous annoncer la nouvelle que notre pays brise ses chaînes. L’union à la libre nation française n’est pas servitude, mais participation de Droit », écrit Pascal Paoli à un ami, le 23 décembre 1789. Maximilien Robespierre lui fait écho le 26 avril 1790, devant le club des Jacobins.

Robespierre, 26 avril 1790

« Le jour où la Société des Amis de la Constitution [les Jacobins] reçoit les députés du peuple corse est pour elle un jour de fête.

La Liberté  ! Nous sommes donc aussi dignes de prononcer ce nom sacré  ! Hélas  ! il fut un temps où nous allions l’opprimer dans un de ses derniers asiles  ! Mais non  ; ce crime fut celui du despotisme. Le peuple français l’a réparé. La France libre et appelant les nations à la Liberté  ! Quelle magnifique expiation pour la Corse conquise et pour l’humanité offensée  !

Généreux citoyens, vous avez défendu la liberté dans un temps où nous n’osions l’espérer encore. Vous avez souffert pour elle  ; vous triomphez avec elle et votre triomphe est le nôtre. Unissons-nous pour la conserver toujours  ; et que ses lâches ennemis pâlissent d’effroi à la vue de cette sainte confédération qui, d’une extrémité de l’Europe à l’autre, doit rallier sous ses étendards tous les amis de la raison, de l’humanité, de la vertu. »

Ce qui résulta de la contrainte en 1768 (l’annexion après rachat par la monarchie française) s’inversa donc en 1789, pour devenir une participation consciente à l’institution de la nation française. C’est là que s’est enraciné le sentiment de double appartenance — corse et français — dont l’affirmation culminera cent cinquante ans plus tard, avec le serment de Bastia du 4 décembre 1938 (2), qui rassembla une foule immense de Corses dans leur refus de l’expansionnisme de Mussolini et dans la passion de la France républicaine.

Le siècle qui suit l’insertion nationale est moins celui de la tutelle française que celui de l’expansion concomitante du capitalisme et d’un État organisateur centralisé, agissant en Corse comme dans tous ses territoires périphériques. Peut-on parler de colonisation  ? Ce serait dénaturer la nature profonde du système colonial historique. Dès le XVIIème siècle, la colonisation moderne s’est fondée sur la destruction brutale des structures existantes, la constitution sur place d’une réserve de main-d’œuvre jeune et à bon marché nourrie par une démographie galopante, l’abaissement culturel par l’analphabétisme de masse, la mise en valeur et l’utilisation massive de matières premières locales, une législation de discrimination politique systématique. Or la situation de la Corse, elle, s’est caractérisée par la désorganisation lente de la communauté rurale, la baisse démographique et le vieillissement, la scolarisation large, l’abandon des ressources naturelles et le sous-investissement, l’intégration totale dans les structures politiques nationales. La logique de mal-développement qui a marqué l’évolution corse est ainsi de nature périphérique et non pas coloniale. Aggravée par l’insularité et le cadre montagnard, elle a été moins impérialiste que capitaliste-étatique. Elle a fonctionné conjointement à la discrimination culturelle et à la promotion par l’école et par le service de l’État. Elle a été en même temps progression, ouverture des possibles et domination.

On peut ajouter que l’intégration de la Corse à l’ensemble français a permis le raccord du mouvement populaire corse avec le mouvement ouvrier et républicain français, syndicalisme, radicalisme, socialisme puis communisme. Au lieu du cloisonnement des combats, elle a permis l’articulation forte du sentiment corse d’appartenance, des constructions de classe et d’une conscience nationale française. C’est de cette fusion qu’est née la Résistance corse, avec sa capacité à se libérer avant même que ne le fasse l’espace continental  ; c’est elle qui a pesé de façon constante sur les pouvoirs publics  ; c’est son affaiblissement qui a créé les bases matérielles et symboliques du sentiment d’abandon.

En séparant le devenir institutionnel de la Corse des logiques économico-sociales qui le conditionnent, les nationalistes créent le risque des désillusions futures, des amertumes et des ressentiments dont on sait qu’ils conduisent plus sûrement vers la régression démocratique et sociale que vers l’émancipation.

Éviter les leurres

Le pari explicite des nationalistes au pouvoir, saisi au bond par Emmanuel Macron, est d’affirmer que la modification constitutionnelle va, en elle-même, remédier au mal-vivre et au mal-développement. On peut convenir avec eux que les dysfonctionnements du dispositif constitutionnel de 1958 ne sont pas pour rien dans le déploiement de la crise démocratique. Ce n’est pas pour autant qu’ils sont la cause des troubles profonds qui affectent la capacité des habitants de France à vivre ensemble, dans un esprit commun de quiétude et d’harmonie.

1. Si la Corse est aujourd’hui défavorisée en pratique, elle ne le doit pas à son insertion dans le cadre français, mais au fait que tout l’espace européen est aujourd’hui dominé par le triptyque néfaste de la concurrence, de la gouvernance et de l’obsession identitaire. C’est de ce triptyque qu’il faut se débarrasser, en le remplaçant par un autre, qui tournerait autour des trois références à l’égalité, à la citoyenneté et à la solidarité. Une vision de la société rassemblée contre une pratique de la société divisée : là se trouve l’essentiel, qui donnerait sens à chaque proposition. La réforme constitutionnelle pourrait participer de cette vision prospective bénéfique  ; elle ne peut pas en être le moteur.

2. La Corse est le territoire d’un peuple historique spécifique  ; ce n’est pas pour autant que la nature de ses maux soit spécifique et que la trame de leur solution soit corse avant tout. En fait, la Corse est victime d’un système global qui fonctionne à l’inégalité et à la dépossession des territoires, des collectivités humaines et des individus. Ce sont tous les territoires de France sans exception qui souffrent des lois erratiques de la finance, du mépris affiché par les technostructures et d’une centralisation technocratique sans contre-pouvoirs.

Pour contrer cette logique et refonder une dynamique vertueuse de l’égalité et de la maîtrise de soi, mieux vaut conjuguer les efforts au lieu de les éparpiller. L’histoire a fait du cadre national français un creuset de cette convergence qui, seule, a permis à des catégories populaires dispersées de se continuer en peuple politique. S’écarter un tant soit peu de ce creuset est un leurre, quelle que soit la région métropolitaine concernée.

Les nationalistes font de l’espace insulaire méditerranéen l’eldorado de la Corse, plus favorable à leurs yeux que le tropisme continental. La réalité insulaire, à l’échelle de la Méditerranée, est certes un terrain intéressant d’échanges sur la viabilité des efforts de mise en valeur de territoires soumis à des contraintes spécifiques. La spécificité des îles est de fait reconnue et traitée par l’Union européenne. Mais l’addition des îles n’en fait pas pour autant un territoire doté d’une épaisseur historique commune et de projets de société partagés. Pourquoi dès lors se priver de la synergie de l’économique, du social, du politique et du symbolique qui est le trésor accumulé et familier de l’ensemble national français  ?

3. Une inscription ponctuelle dans la Constitution peut-être un progrès… ou un miroir aux alouettes. Pour l’instant, la procédure proposée en Corse comme à Paris déconnecte totalement les volets institutionnel et économico-social. Elle dissocie l’aspiration à l’autonomie des ambitions démocratiques et sociales qui devraient être l’horizon unifiant de tout projet constitutionnel.

Elle se conduit d’ailleurs sans diagnostic préalable des effets produits par quarante ans de statuts particuliers. Au fil des décennies (3), des institutions ont été mises en place et ont été gérées par les instances régionales et départementales : pourquoi fait-on aujourd’hui le constat qu’elles n’ont pas inversé les tendances négatives qui nourrissent aujourd’hui le sentiment de l’abandon et du déclin  ? À ce jour, les pouvoirs de la région ont été concentrés, sans contre-pouvoirs (les deux départements corses ont été supprimés). La politique régionale se mène dans un périmètre défini par un triangle : une collectivité territoriale dominée par son exécutif, une vie économique régulée largement par un « Consortium » de patrons corses et une nébuleuse constituée par les responsables de communautés de communes et de communes, en position de dépendance plus ou moins grande à l’égard du « clan » de fait constitué par l’exécutif. Ce mode de régulation — bien dans l’esprit universel de la « gouvernance » — est-il le plus pertinent  ? Cela mériterait une discussion  ? Elle n’est pas prévue à ce jour.

Ajoutons que la méthode suggérée par l’Assemblée de Corse (une modification constitutionnelle propre à la Corse) présente un risque considérable, quand bien même seraient franchis tous les obstacles qui se dresseront devant elle. L’amorce de reconnaissance de l’autonomie ne manquera pas d’appeler et appelle déjà à son extension à d’autres régions. Le risque est ainsi d’aller vers un ajustement au cas par cas, au gré des demandes, des rapports des forces et des conjonctures. Mais, au bout du compte, comment évitera-t-on que, au nom d’un droit à la différence, on glisse peu à peu vers l’exacerbation des inégalités  ? Sans cadre cohérent qui fonde l’équilibre de la libre détermination des territoires et de la solidarité produite par leur union, seule primera la loi de la concurrence. La France, s’exclamait Mirabeau en 1789, est « un agrégat inconstitué de peuples désunis ». En dehors de quelques régions directement raccordées à l’arc européen de la richesse et de la puissance, qui gagnerait à la légitimation de l’archipel régional  ? La Corse, en tout cas, pourrait bien être le dindon de la farce qu’elle aurait elle-même amorcée.

Une vision globale et renouvelée de la République

Les Corses auraient bien plus intérêt à s’insérer dans le projet d’une VIème République, fondée sur une citoyenneté élargie et réarticulant ce qui n’aurait jamais dû être séparé, à savoir la démocratie politique et la démocratie sociale. Les projets ne manquent pas, à gauche en tout cas, pour aller dans la direction d’une réforme globale, dépassant le statu quo de façon cohérente et maîtrisée. Peut-être faut-il les peaufiner, y compris en intégrant l’expérience corse des décentralisations en demi-teintes. Sans doute convient-il surtout de les adosser à un récit qui, autour d’autres valeurs sociales et civiques, aurait l’évidence que le gaullisme originel avait su exprimer en son temps ou que le nationalisme a su imposer au sein de la société corse.

Il est vrai que l’esprit républicain a trop souffert de la confusion établie entre l’égalité et l’uniformité, entre la formule du « tous égaux » et celle du « tous pareils ». Il est vrai qu’elle a trop longtemps recouvert l’unification jacobine des habits du centralisme bonapartiste. Mais ce n’est pas parce que la piste du commun n’a pas été suivie qu’il faut se réfugier dans le fantasme de la séparation. Être attentif à la diversité des expériences humaines, respecter et même promouvoir la multiplicité des appartenances qui sont le substrat de la liberté : voilà une nécessité qu’il est raisonnable d’admettre. Mais quand le souci de la spécificité tourne à l’apologie de la différence, on court toujours le risque de mettre prioritairement en avant ce qui distingue les êtres plutôt que ce qui les rapproche.

C’est ce qui tend à dominer aujourd’hui, avec toutes les propensions à la clôture, à l’exclusion, à l’édification universelle des murs qui en résultent, à l’échelle internationale comme à celle de chaque État. Ce n’est pas parce que l’égalité a marqué le pas, qu’il faut se laisser aller aux vertiges de l’identité ou aux refuges illusoires des communautés de repli. Quand les ombres de l’extrême droite planent sur le continent européen, mieux vaut ne pas jouer sur les ressentiments et les sécessions qui portent aujourd’hui vers elles.

Reconnaître que la langue corse est une langue de France est un acte salutaire, qui aurait dû être accepté depuis bien longtemps et qu’une ratification maîtrisée de la Charte européenne des langues régionales rendait institutionnellement possible. Considérer que la promotion de cette langue et son enrichissement permanent relèvent d’une volonté publique et nationale en est une conséquence impérative. Mais s’imaginer que l’obligation linguistique — incluse dans l’idée de co-officialité — est l’instrument par excellence du développement élargi de la langue corse est au mieux une illusion, au pire une mutilation.

De même, la notion de « statut de résident »4 semble procéder de l’évidence : comment ne pas remédier profondément aux mécanismes qui privent un trop grand nombre d’habitants de l’île à l’accès à la propriété — celle de la terre et du logement — qui est le signe matériel de l’attachement au territoire  ? Mais outre que l’institution d’un droit prioritaire à la propriété est contredite à ce jour par la loi européenne, il y a un risque immense, sur le long terme, à conditionner l’accès au droit à la délimitation d’un statut particulier attribué aux individus. Le droit vaut d’abord pour son universalité : reconnaître la spécificité méprisée est une chose  ; remédier à l’ignorance en institutionnalisant la différence des droits en est une autre.

Refonder la République est une tâche tout autant mentale que matérielle et institutionnelle. Y parvenir suppose d’associer toutes les fractions du peuple politique. Or il y a deux façons de l’empêcher : en cantonnant l’une d’entre elle dans la clôture de ses particularités (c’est la position des nationalistes)  ; en exaltant le prétendu «  pacte girondin  », qui risque de faire, de l’affichage décentralisateur, une soumission de fait aux logiques de la finance et de la technocratie. La Corse n’a besoin ni de repli identitaire ni de soumission sociale  ; elle a besoin d’une alternative sociale et démocratique vraie. Elle a besoin de solidarité : en se coupant peu ou prou de la nation française, toutes les régions françaises rogneraient leurs propres ailes et risqueraient ainsi de perdre beaucoup sans rien gagner.

Dans une population corse dominée par l’inquiétude et le doute, où l’abstention frôle régulièrement la majorité, où s’érode le sens de la chose publique, on devrait plus que jamais éviter les solutions prétendument simples, mais illusoires. Ce serait une ruse terrible de l’histoire, si un processus politique censé exalter la dignité d’un peuple corse réel aboutissait à la reconnaissance d’un peuple politique… mais sans les catégories populaires qui en constituent le noyau et la force vive.

C’est au peuple réel et donc aux Corses eux-mêmes qu’il revient de décider directement du cadre dans lequel se construira leur avenir. Le débat qui préparera leur choix ne devrait surtout pas être cantonné à une controverse sur une partie du texte constitutionnel, en dehors des enjeux globaux qui orienteront l’évolution de l’île pour les décennies à venir. Il est de la responsabilité des forces politiques de nourrir ce débat en toute clarté. C’est particulièrement vrai de la gauche insulaire qui, depuis 2017, est écartée de l’Assemblée de Corse. Son absence a pesé dans le cours des événements  ; qu’elle retrouve sa place serait une chance  ; elle ne s’obtiendra pas d’un claquement de doigts.

NOTES

1 Le terme de «  patriote  », en 1789, désigne le révolutionnaire qui, dans la préparation des États généraux, met en cause la double réalité de la féodalité persistante et de l’absolutisme monarchique.

2 « Face au monde, de toute notre âme, sur nos gloires, sur nos tombes, sur nos berceaux, nous jurons de vivre et de mourir français. »

3 Le statut particulier de la Corse a été défini et modifié de façon globale à quatre reprises (1982, 1991, 2002, 2018). ↩︎

4 Face aux difficultés rencontrées pour acheter ou louer, il est proposé de définir un statut de résident, qui conditionnerait l’accès aux biens immobiliers.

Roger Martelli


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