« Chasser les Palestiniens de Gaza est un rêve très dangereux et déjà ancien »

samedi 2 décembre 2023.
 

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L’historien israélien Gadi Algazi est une des figures de la lutte contre l’occupation et la colonisation en Israël. Il revient sur la manière dont le 7 octobre a bouleversé le camp qu’il incarne et l’état présent de la société israélienne.

Pour Mediapart, il revient sur la répression des voix dissidentes en Israël et la manière dont le 7 octobre a abîmé la cause nationale palestinienne et souillé la perspective de lutte contre la décolonisation portée par un certain nombre d’activistes israéliens.

Mediapart : Demeure-t-il un espace en Israël pour des voix pacifistes et en particulier des voix judéo-arabes comme la vôtre et celles que vous avez longtemps cherché à promouvoir ?

Gadi Algazi : C’est difficile, pour plusieurs raisons. D’abord à cause d’une répression sans précédent depuis les années 1950. Parmi maints exemples, Meir Brochin, un enseignant d’histoire et d’éducation civique au lycée, a été libéré après quatre jours de détention à condition de ne plus utiliser les réseaux sociaux pendant deux semaines, simplement pour avoir relayé le nombre de victimes à Gaza. Les accusations de « trahison » contre lui ont été abandonnées, mais il ne s’agit pas en réalité d’établir des charges pour de futurs procès, plutôt d’intimider. Cela n’est qu’un exemple : la répression contre les citoyens palestiniens en Israël est bien plus sévère.

Il est aussi évident que la guerre réduit l’espace d’expression pour des positions pacifistes. Depuis la fin des années 1970, les campagnes militaires plus limitées qu’aujourd’hui visant les Palestiniens ont toujours eu de tels effets. Mais à cela s’ajoute désormais une deuxième raison qu’il faut bien admettre. Le massacre du 7 octobre a laissé des traces profondes. Cela mine la confiance fondamentale des gens, non seulement dans l’humanité de l’autre, mais aussi dans la vie elle-même en général.

Des membres d’une famille palestinienne pleurent leurs proches tués à Rafah, le 30 octobre 2023. © Photo Hatem Ali / AP via Sipa

Troisièmement, s’ajoute la question des otages, qui nous donne collectivement l’impression de vivre dans des limbes et un abîme. Pour beaucoup de gens, le 7 octobre n’est pas un événement qui serait terminé, et il y a une identification générale avec la souffrance des familles des otages. Pour eux, le 7 octobre – même après les bombardements féroces de familles palestiniennes ! – reste toujours le temps présent.

Cela rend difficile la discussion sur ce qui se passe maintenant, sur les atrocités perpétrées par les militaires israéliens sous nos yeux. Parce qu’il y a aussi, côté israélien, des bébés, des femmes, des personnes âgées qui sont depuis maintenant quarante jours dans une situation terrible. On voit bien comment le gouvernement israélien utilise leur sort pour justifier d’amplifier la violence envers les citoyens palestiniens.

Enfin, les méthodes déployées par le Hamas n’ont rien à voir avec un projet d’émancipation. Même parmi les actes de violence horribles qui ont marqué l’histoire du conflit sanglant entre nos deux peuples, il existe des différences de nature et non seulement d’échelle.

Il ne s’agissait pas, le 7 octobre, d’une explosion de violence incontrôlable, ni de l’œuvre de combattants cherchant à se venger de la mort de leurs camarades, mais d’un geste calculé destiné à semer l’horreur dans le cœur des survivants, de leurs proches et de leur entourage. Cette démarche a été couronnée d’un terrible succès. Nous, Israéliens et Palestiniens, devrons désormais vivre avec ses conséquences, et nous ne savons pas encore comment.

La décolonisation fait partie d’un projet d’émancipation humaine [...]. Il ne s’agit pas de remplacer la barbarie de l’occupation par la barbarie des assujettis.

On entend des voix en Israël qui refusent catégoriquement toute analyse du contexte...

... et pas seulement en Israël. En Israël, un argument populaire demeure, selon lequel toutes les tentatives visant à contextualiser les événements du 7 octobre reviennent à justifier de tels crimes de guerre. Or même les crimes les plus horribles que les êtres humains sont capables de commettre ont des contextes, et y faire face nécessite que nous réfléchissions aux contextes. Évidemment, l’occupation qui persiste depuis un demi-siècle, la colonisation permanente, le blocage de Gaza, la question des réfugiés palestiniens..., ces contextes restent pertinents.

Il serait insensé de prétendre que cette triste histoire a commencé le 7 octobre. Mais cela ne diminue en rien la responsabilité des auteurs. Les gens agissent dans de tels contextes et peuvent adopter différentes lignes de conduite ; la souffrance et l’oppression peuvent se traduire par toutes sortes de projets collectifs.

Ce qui est typique de la politique d’Israël, c’est de détruire les autres options pour prétendre ensuite n’avoir pas d’autre choix que de bombarder.

Que répondez-vous à l’idée répandue qu’Israël « n’a pas le choix » que de mener la guerre jusqu’au bout ?

Il y a toujours d’autres choix. Ce qui est typique de la politique d’Israël, c’est de détruire les autres options pour prétendre ensuite n’avoir pas d’autre choix que de bombarder. Israël a détruit le mouvement national palestinien, et a reçu le Hamas en retour. Au Liban, Israël a détruit le mouvement Amal, et a reçu le Hezbollah en retour. À chaque fois, Israël a fait en sorte de détruire les organisations prêtes à conclure un compromis historique pour se retrouver en face-à-face avec des ennemis à bombarder.

Un imaginaire récurrent en Israël est de se vivre comme une « villa dans la jungle » : une jungle qu’il faudrait régulièrement tondre. Les commentateurs et les militaires promettent une fois de plus qu’une victoire finale et totale est à leur portée, et qu’ils pourront alors repartir sur une table rase. Il n’est donc pas étonnant qu’il soit aujourd’hui si difficile d’imaginer des alternatives politiques aux meurtres : ce que la politique de poursuite de l’occupation et d’élimination des alternatives a provoqué est précisément le désespoir et un sentiment omniprésent de ne pas avoir le choix. Ceux qui hésitent aujourd’hui à appeler à l’arrêt de la guerre – comme si ce qui s’est passé jusqu’à présent n’était pas assez horrible – devraient au moins réfléchir aux conséquences réelles à long terme ; à ce dont les gens se souviendront, à la façon dont la vengeance engendre la vengeance sanglante.

L’absence de proportionnalité entre le nombre de victimes palestiniennes après le 7 octobre et celui des victimes israéliennes ce jour-là est-elle un sujet dans le débat public israélien ?

Le nombre de morts à Gaza n’est pas absent du débat public, mais la grande majorité des gens refusent de reconnaître la souffrance des Palestiniens. Ce n’est pas la première fois, mais l’ampleur du phénomène est inédite.

Il faut aussi avoir à l’esprit que l’immense majorité des Israéliens ignorent tout du monde arabe et de Gaza, une ignorance cultivée et entretenue depuis des années. Personne ne sait qu’en 2017, des milliers de Gazaouis ont protesté contre le Hamas et ont été réprimés. Personne ne s’intéresse à la manière dont le Hamas a imposé son pouvoir à Gaza avec une main de fer.

Cela permet de confondre tous les Palestiniens de Gaza avec le Hamas. Plus profondément, on ignore notre responsabilité historique dans la souffrance des réfugiés palestiniens, qui restent majoritaires dans l’enclave.

La frange de la société israélienne qui veut réoccuper Gaza est-elle seulement marginale ?

Ce qui me paraît plus dangereux en ce moment est l’idée de chasser les Palestiniens de Gaza. C’est un rêve très dangereux et déjà ancien, qui s’est exprimé depuis les années 1950, et fut repris par Ariel Sharon dans les années 1970...

En ce moment, une tentative de réaliser cet objectif – on parle franchement d’une seconde Nakba (« catastrophe ») – pourrait déstabiliser les régimes arabes. Un objectif plus achevable, déjà formulé par l’armée, est de réduire le ghetto de Gaza, de concentrer deux millions de personnes dans le sud de l’enclave après avoir réduit le nord à des ruines.

Existe-t-il d’autres scénarios pour le « jour d’après » ?

À court terme, tout le monde affirme qu’Israël ne veut pas occuper Gaza et on ne voit aucun régime arabe, allié à une force internationale, se proposer pour administrer l’enclave. Un moment, il faudra donc bien se tourner vers l’OLP – peut-être élargie et reconstituée – et l’Autorité palestinienne, pour délégitimées qu’elles soient, alors que la politique israélienne depuis des années a été de séparer géographiquement et politiquement Gaza de la Cisjordanie. Même les personnes les plus à droite d’Israël vont être contraintes de travailler avec les représentants palestiniens qu’elles ont contribué à affaiblir si elles veulent établir une gouvernance acceptable à Gaza.

L’État d’Israël est aujourd’hui réduit à une grande machine de guerre.

Pourquoi les Palestiniens d’Israël paraissent-ils aphones dans un tel moment ?

D’abord parce qu’ils ont peur. Parce que des étudiants ont été expulsés de leurs universités, que des gens ont perdu leur travail pour un mot sur les réseaux sociaux. Le chef de la police israélienne avait prévenu, après avoir violemment réprimé une petite manifestation à Haïfa, que ceux qui se solidariseraient avec Gaza, il pouvait les envoyer en bus là-bas…

Ensuite, il y a un malaise profond dans la mesure où beaucoup jugent que la cause nationale palestinienne a été souillée par les actes du Hamas et qu’à l’heure actuelle, il n’existe pas d’espace libre pour discuter de ces questions.

Dans le même temps, les Palestiniens d’Israël ont exprimé une vision claire, raisonnable et morale que je considère comme essentielle. Mohamed Barakeh, ancien député de la Knesset et président de l’organe représentatif le plus important des citoyens palestiniens d’Israël, a tenté d’organiser une réunion à Haïfa. Mais il en a été empêché par la police.

La réunion, à laquelle j’ai participé, s’est finalement tenue sur Zoom. Mohamed Barakeh a été très clair en affirmant : « Des dizaines d’années de souffrance palestinienne ne justifient pas ce qui s’est passé le 7 octobre, et ce qui s’est passé le 7 octobre ne justifie pas ce qui se passe à Gaza. »

Joseph Confavreux


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