« À Bruxelles, Delors n’était pas le visionnaire, il a incarné l’institution »

mercredi 3 janvier 2024.
 

Au lendemain de la mort de l’ancien président de la Commission européenne, entretien avec le politiste Didier Georgakakis autour de ce qu’il nomme « le mystère du charisme de Jacques Delors » à Bruxelles.

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Didier Georgakakis est professeur de sciences politiques à l’université Paris-1 et au Collège d’Europe à Bruges, en Belgique. Fin connaisseur des élites politiques au sein des institutions européennes, il a notamment publié un essai sur celles et ceux que l’on surnomme les « eurocrates » (Au service de l’Europe, éditions de la Sorbonne, 2019).

Au lendemain de la mort de Jacques Delors, le dernier Français à avoir présidé la Commission européenne, de 1985 à 1995, et artisan de l’« Europe par le marché », il dévoile les ressorts du mythe que représente encore le socialiste dans une sphère européenne que l’on décrit souvent comme en manque de leaders.

Vous parlez d’un « mystère du charisme de Jacques Delors » à Bruxelles. De quoi s’agit-il ?

Didier Georgakakis : Dans les milieux européens, on prête à Delors d’avoir été une personnalité charismatique, qui a véritablement transformé l’UE. Il existe encore aujourd’hui une sorte de « mythe Delors », qui s’accompagne de l’idée qu’il faudrait retrouver pour l’Europe « un Delors ».

Or, c’est très étonnant, car chez Max Weber [sociologue allemand et théoricien du charisme en politique - ndlr], le charisme relève de la magie, absolument pas de l’économie, et encore moins de la rationalité à laquelle prétendent les institutions européennes. Et lorsque l’on se souvient de Delors en France, c’était plutôt le ministre qui apportait les mauvaises nouvelles, et qui a accompli le tournant de l’austérité [à partir de 1983 – ndlr].

On peut résoudre cette contradiction si l’on se souvient qu’il existe chez Weber un autre type de charisme, qui n’est pas le charisme du leader, du tribun, qu’il n’est pas l’incarnation d’une forme tribunitienne virile. C’est le charisme de fonction, le charisme très spécifique, localisé, de celui qui incarne l’institution à un moment donné. Weber parle notamment des prêtres qui ordonnent le rite. D’après moi, une bonne partie du succès de Delors à Bruxelles a été, à un moment donné, d’incarner précisément l’institution. Ce n’est pas du tout le visionnaire, le grand homme seul, mais celui qui réussit à faire que les institutions travaillent ensemble.

Pourquoi cela a-t-il été possible ?

Il y a plusieurs éléments. Il a bénéficié de conditions exceptionnelles. Il arrive à un moment, en 1985, marqué par une longévité de chefs d’État que nous n’avons jamais connue depuis : le couple Kohl-Mitterrand [Helmut Kohl est chancelier de 1982 à 1998 – ndlr], Margaret Thatcher à Londres [première ministre de 1979 à 1990], mais aussi de nombreux autres dirigeants aux Pays-Bas [Ruud Lubbers de 1982 à 1994], en Belgique [Wilfried Martens de 1981 à 1992], etc. Il est investi par des gens qui restent présents par la suite, ce qui est extrêmement rare.

La deuxième chose, c’est qu’il entre en fonction dans la foulée du sommet de Fontainebleau de juin 1984. Durant ce sommet, les Européens se mettent d’accord sur deux choses. Ils règlent d’abord leur passif, c’est l’épisode du fameux « chèque britannique ». Mais ils s’entendent aussi sur l’idée que l’Europe est l’instrument commun pour faire face à la crise.

Il faut se rappeler le moment dans lequel se trouve Mitterrand : n’ayant pas réussi à réaliser le tournant socialiste en France, il se tourne vers l’Europe, en faisant le pari que, en recréant un marché à cette échelle, il sera peut-être possible de mener des politiques keynésiennes à ce niveau-là, parce que la contrainte commerciale avec l’Allemagne disparaîtra.

D’une certaine manière, Delors va devenir l’instrument de ce pari-là. Mais au lieu de le faire comme le ferait n’importe quel homme politique, en voulant tirer la couverture à soi, en s’inscrivant dans un jeu politicien, il épouse complètement la culture de ce que j’appelle le « champ de l’eurocratie », c’est-à-dire qu’il va faire du président de la Commission un conciliateur d’intérêts, quelqu’un qui sert l’institution. Il dispose pour y parvenir d’un ethos du service extrêmement développé.

D’où lui vient cet « ethos du service » ?

Jacques Delors dispose, à ce moment-là, de propriétés qui sont complètement ajustées à ce champ de l’eurocratie. Il est à la fois de gauche, mais il a travaillé avec la droite. Il est à la fois syndicaliste mais favorable à une négociation permanente avec les patrons et partisan d’un marché régulé. Il est français mais il a été intronisé par l’Allemand Helmut Kohl. En théorie, c’était au tour des Allemands de présider la Commission en 1985, mais les Allemands acceptent de passer leur tour au profit de Delors.

C’est aussi quelqu’un qui a beaucoup travaillé au sein de la bureaucratie depuis ses débuts, à la Banque de France puis au sein du Commissariat général au Plan. Ce n’est pas un politique pur jus, il vient du champ de l’expertise. Il n’est pas un politique qui s’est battu toute sa vie à des élections.

Comment articulez-vous sa foi catholique avec ce « charisme de fonction » ?

De deux manières. D’une part, comme l’a montré l’historien Wolfram Kaiser, l’Europe a été historiquement travaillée par les réseaux catholiques, notamment les chrétiens démocrates. D’autre part, Delors va développer une sorte d’habitus qui sera cette capacité à s’oublier dans l’institution. Il faut tenir ensemble ces deux aspects : une culture institutionnalisée, qui fait que les chrétiens sont bien vus dans les institutions européennes, doublée du fait que lui, personnellement, a intériorisé ce sens du service.

Delors est associé à la mise en place du marché unique, mais a échoué à construire l’Europe sociale qu’il appelait de ses vœux. Malgré ce charisme que vous décrivez, il a donc bien perdu des batailles en interne, avec de lourdes conséquences pour la suite…

Il n’y est pas arrivé et c’est son regret. À partir du moment où le traité de Maastricht [signé en 1992 – ndlr] est conclu, toute une série de soutiens au projet européen vont non pas s’effondrer, mais s’amenuiser.

L’Europe n’est plus vraiment la priorité pour les élites économiques : elles ont eu ce qu’elles voulaient et vont aller investir ailleurs. Quant aux élites politiques, elles sont échaudées. Le référendum sur Maastricht a montré à quel point le clivage sur l’Europe était profond. La gauche perd les élections de 1993 en France, ce sont les toutes dernières années du deuxième mandat de Mitterrand.

Delors publie alors son « Livre blanc sur la croissance, la compétitivité et l’emploi » [en 1994], mais cela ne prend pas. Ce document va réémerger petit à petit, bien plus tard, dans les années 2000, auprès d’une gauche devenue par ailleurs très libérale. Mais d’une certaine manière, Delors perd de sa force politique après Maastricht.

À cela s’ajoutent des analyses comme celles de J.Gillighan, un historien néolibéral britannique, pour qui le combat entre Delors et Thatcher, durant ces années, est celui du cobra et de la mangouste. À la fin, c’est elle qui gagne : la création du marché unique a réveillé des forces économiques – notamment via le lobbying des entreprises – qui ont empêché la réalisation de cette Europe sociale qui devait être la deuxième jambe du projet européen. Dans la période qui s’ouvre après Delors, avec des présidents faibles comme Jacques Santer [luxembourgeois − ndlr], qui ne sont pas de gauche par ailleurs, le marché l’a emporté.

Ludovic Lamant


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