Les paysans pleurent leur fierté vendue au capitalisme mondial

vendredi 2 février 2024.
 

Le paysan fut un symbole d’indépendance dans l’exercice de sa profession mais aussi un exemple de solidarité dans les moments cruciaux de la vie agricole. L’exploitant agricole a jeté ces idéaux aux orties et a donné les clés du tracteur à la FNSEA et à son monde d’exploiteurs, devenant l’exécutant des basses œuvres de l’agro-industrie. Le paysan et la société y ont beaucoup perdu.

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Les exploitants agricoles ont sorti leurs tracteurs comme les paysans révoltés d’autres temps sortaient les fourches, il faut dire qu’il n’y a plus beaucoup de fourches dans les fermes 2.0. Et de la fourche historique au tracteur rutilant et communicant, il y a un Rubicon1 qui a été franchi avec très peu d’espoir de retour sur la rive des terres nourricières. Franchir le Rubicon, c’est prendre une décision hasardeuse et décisive et qui exclut la possibilité de reconnaître son erreur et, sinon un retour en arrière, du moins une sérieuse correction de trajectoire, Alea jacta est.

Lorsque la FNSEA et le pouvoir pompidolien ont fait le choix de l’agriculture industrielle et de la spécialisation des territoires, le sort en était jeté. Désormais le monde agricole est confronté à une crise existentielle après avoir vendu son âme, son indépendance et sa reconnaissance sociale au cours de plus d’un demi-siècle d’explosion triomphante du capitalisme libéral, voire sauvage. Une partie de ce monde des exploitants agricoles est en souffrance, des agriculteurs trompés par les lumières du capitalisme se retrouvent broyés par la machinerie complexe de la mondialisation, de la grande distribution et de l’agro-industrie.

Cependant, les paysans d’après-guerre n’ont cédé à ces chants des sirènes de l’agro-industrie et des marchés mondialisés, que parce qu’ils étaient repris fortissimo par le syndicat des patrons et propriétaires terriens de la FNSEA, sensé représenter les intérêts de tous les paysans, alors qu’ils n’étaient que les bourgeois de la Révolution française qui ont, notamment, érigé la propriété en droit sacré. Circé avait prévenu Ulysse : « Faites attention, vous allez rencontrer des sirènes. Si vous écoutez leur chant, elles vous attireront avec elles et vous mourrez en vous écrasant sur les rochers ». La paysannerie s’est écrasée sur le mythe capitaliste, ravalée à des tâches sous-traitantes, quand elle n’a pas disparu corps et biens.

Elle a perdu tout d’abord son indépendance. L’exploitant agricole d’aujourd’hui est enchaîné aux banques par sa dette, jusqu’à l’asphyxie. En grossissant, les exploitations industrielles représentent des montagnes d’investissements financés à crédit avec des charges de fonctionnement exponentielles, impossibles à maîtriser en période d’instabilités économique et géopolitique. Contrairement à ce qu’ils ont cru, une grosse structure, généralement en mono-production, est plus fragile qu’une petite, car moins souple dans l’adaptation à des événements extérieurs comme un effondrement de prix, une surproduction ou une calamité climatique ou sanitaire. Une ferme moyenne, en polyculture élevage ou diversifiée, pourra toujours s’appuyer sur d’autres productions et revenus pour amortir le choc.

L’indépendance perdue du paysan

Illustration 2Agrandir l’image : Illustration 2 Manifestation agricole en 2010 © Giancarlo Foto4U Le paysan a aussi abandonné son indépendance sur le plan de sa production, asservi par les lobbies des OGM (brevetage du vivant, impossibilité de produire ses propres semences) et de la chimie. Ce dernier s’est révélé un dealer vendant (très cher) ses produits dopants, pesticides et engrais. Une fois la terre vivante transformée en simple support minéral, quasiment stérilisée, impossible pour l’agriculteur de se passer de ces drogues, les doses doivent être injectées pour ne pas sombrer. L’élevage industriel est à la même enseigne. Quant aux normes et à la pression administrative, réelle et souvent opressante, elle sont aussi la contrepartie à la solidarité communautaire et à la nécessité urgente des défis climatique et écologique. Il sera difficile de trouver des consommateurs heureux de payer des impôts pour se faire empoisonner par les pesticides.

Enfin, le monde agricole est enchaîné au monde prédateur de marges bénéficiaires que sont les distributeurs et les tradeurs de matières premières. Accéder au commerce mondialisé s’est fait aux prix de règles imposées par des capitalistes puristes, qui ont fait profession d’accumuler leur fortune sur le dos de ceux qui produisent. Le paysan qui décidait de son prix de vente n’existe plus que chez ceux qui vendent leur production en direct au consommateur, qui sont tous les deux gagnants, une production qui apporte salaire et reconnaissance lorsqu’elle est de qualité. Pour les autres, à l’image des paysans du Sud, producteurs de café ou de cacao, les prix se décident dans les tuyaux ultrarapides des transactions boursières, dans les sphères impitoyables des têtes de gondoles, dans les salles de marchés des acheteurs pour l’industrie. Qu’ont-ils à faire d’exploitants agricoles qu’ils n’ont jamais croisés.

Cette crise n’est pas une crise des revenus agricoles, surtout après deux années euphoriques en 2021 et 2022.1 Ce qui ressort, ce sont les inégalités de plus en plus criantes à l’image du reste de la société enferrée dans une machine à fabriquer ces inégalités. Les agriculteurs condamnés au RSA représentent 2,5 % de la profession tandis que 25 % des exploitants ont un revenu supérieur à 100 000 € annuels, charges sociales et emprunts payés. Le problème est que ces revenus reposent en grande partie sur les subventions et aides européennes et nationales. Pour exemple, l’un des agriculteurs manifestants, interrogé sur une grande chaîne de télé, 2 se plaint de la fin de l’exonération de la taxe sur le gazole non routier (GNR), une des centaines de niches fiscales, ce qui lui ponctionnerait « au bas mot 20 000 € de charges supplémentaires ». Arguant que le litre passerait pour lui de 0,60 € à 1,20 €, cela correspond donc à une consommation d’environ 33 300 litres d’un carburant particulièrement polluant, les engins agricoles, de plus en plus massifs pour des exploitations de plus en plus grandes, ayant des consommations de chars d’assaut.

Ce n’est pas un petit paysan écrasé par le système qui est interviewé. Il suffit de consulter les bases de données publiques3 pour apprendre qu’il est éleveur sur environ 300 hectares et qu’il perçoit plus de 280 000 € de subventions européennes (données 2022). Et ce type d’exploitation ne se contente généralement pas de la PAC et font la chasse à d’autres subventions de niches comme le label Bas carbone, qui ressemble d’ailleurs plus à un plan de performance de production qu’à la mise en place d’une réflexion écologique globale de diminution drastique des émissions carbone. Malgré un label bio revendiqué, il déplore l’impossibilité de remplir une mégabassine, confronté qu’il est à des « associations environnementalistes ».

L’agriculture n’est pas un marché comme un autre

Illustration 3Agrandir l’image : Illustration 3 L’agriculture paysanne est l’avenir © FIANBelgium Le citoyen-consommateur paie donc deux fois en achetant le produit et par ses impôts. Le marché libéral en prend un coup. On ne peut vouloir inscrire l’agriculture dans un tel marché tout en s’affranchissant des règles de ce dernier et en faussant la concurrence, en général au détriment des petits agriculteurs et des paysans du Sud. L’agriculture est un des secteurs économiques les plus soutenus par la collectivité, le budget agricole étant au fondement de l’Union européenne après l’acier et le charbon qui, eux, ne sont plus d’actualité.

C’est que l’agriculture, stratégique pour le bien-être d’un peuple, ne peut être assimilée à un simple marché libéral, tout comme l’eau douce d’ailleurs. La terre nourricière et ceux qui la travaillent (et non la maltraite) relèvent d’un rouage communautaire vital qui n’a rien de commun avec le marché des Iphones ou des jeux vidéo. On peut vivre sans portable, pas sans nourriture ni sans eau. Le simple fait que ce marché n’arrive pas à s’autoréguler sur la demande, démontre que des facteurs extérieurs de manipulation et de spéculation se moquent totalement des simples règles de la demande et de l’offre, encore moins de l’intérêt général.

Déplorant leur « déclassement », les manifestants du monde agricole découvrent qu’ils ont perdu leur statut social et la reconnaissance de leur utilité pour la communauté. C’est que le lien social a été rompu, détruit par les intermédiaires que sont les coopératives pantagruéliques, l’agro-industrie, la grande distribution. La photo d’un paysan béret sur la tête sur un saucisson ou d’une biquette baguenaudant dans un pré sur un pack de yaourts, frais sortis d’usine, illusions de marketing, ne suffisent pas à maintenir cette reconnaissance, surtout quand on constate qu’un·e petit·e citadin·e est incapable d’identifier d’où vient son bol de lait ou ses céréales.

Enfin la perte de sens est un facteur de frustration et de colère, lorsque l’exploitant agricole prend conscience de sa propre exploitation par un système entretenu pas son propre syndicat et du peu de cas fait par les consommateurs du travail abattu par ceux qui produisent leur nourriture, comme ils montrent peu d’intérêt pour les quasi-esclaves qui creusent à la main, montent à la chaîne et pédalent pour leur livrer leur quincaille électronique. Le statut de sous-traitant, de soutier du capitalisme prédateur n’a rien de valorisant.

Et par dépit, ce monde agricole en panique, cogéré, pour ne pas dire cornaqué, jusqu’à maintenant par la cohorte de ministres de l’Agriculture, de gauche comme de droite, et la FNSEA, est en passe de succomber politiquement au chant martial et populiste de nouvelles sirènes, celles de l’extrême droite. À quelques encâblures des élections européennes pour lesquelles le RN est donné largement gagnant, Jordan Bardella se hisse déjà sur les barrages de balles de paille pour haranguer le monde rural et ne devrait pas tarder à tâter le cul des vaches à la manière d’un Jacques Chirac : « C’est loin, mais c’est beau », (à répéter cinq fois).4

Cela ressemble bien plus à la récupération d’un certain Henri Dorgères, journaliste, directeur du Progrès agricole de l’Ouest, auteur de l’ouvrage Haut les fourches,5 puis fondateur au début des années 1930, des Comités de défense paysanne, les Chemises vertes, puis du Front paysan, organisations fascisantes. Antisémite, il accuse la famille Louis-Dreyfus d’importer illégalement du blé et d’ainsi casser les prix. Il est partisan d’un état autoritaire, du renversement de la République et déclare en 1934 : « Je crois au développement d’un mouvement de genre fasciste. […] Si vous saviez, paysans français, ce que Mussolini a fait pour les paysans italiens, vous demanderiez tous un Mussolini pour la France. » Remplacez Mussolini par Meloni, Macron par Le Pen , et vous serez parcourus d’un léger frisson. Mais toutes similitudes avec un mouvement et une situation actuels seraient pure coïncidence.

Yves GUILLERAULT

Paysan et journaliste, tous les deux en retraite active

1. Jean-Marie Seronie, agroéconomiste, interrogé sur France Inter (23/01).

2. Francetvinfo (21/01).

3. https://www.telepac.agriculture.gou....

4. https://www.youtube.com/watch?v=HWV....

5. Henri Dorgères, Haut les fourches, les Œuvres françaises, 1935 (rééd. Déterna, 1999).


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