TRIBUNE. Les travailleuses du sexe à l’épreuve des principes républicains

vendredi 9 février 2024.
 

La république universelle censée accorder l’égalité de toutes et de tous devant la loi crée pourtant un régime d’exception à l’égard des travailleuses du sexe au prétexte de « protection ». Tribune de Thierry Schaffauser, travailleur du sexe, syndiqué au STRASS.

Au nom de la lutte contre l’exploitation et le travail forcé, le législateur a inventé le concept de « proxénétisme » qui interdit toute transaction avec nous, y compris toute « aide à la prostitution », même sans n’en tirer aucune contrepartie. Cela signifie un isolement social obligatoire et des entraves directes à nos droits fondamentaux tels que le droit à la sécurité, le droit au logement, le droit à la vie privée et familiale, etc. Autrement dit, nous louer un appartement est interdit, travailler à plusieurs et en intérieur pour sa sécurité est illégal, et toute personne vivant avec nous doit prouver qu’elle ne reçoit aucun avantage financier de notre part, au contraire du devoir de solidarité entre partenaires dans les autres couples.

Parce que l’ensemble des gouvernements successifs et de la classe politique refuse de reconnaitre le travail sexuel comme un travail, cela veut dire que nous ne pouvons pas bénéficier du droit du travail et des mêmes protections sociales accordées aux autres travailleurs, bien que notre travail soit néanmoins reconnu comme tel par le fisc et par l’Urssaf, quand il s’agit de payer impôts et cotisations sociales, au bénéfice de l’État. En cas de conflit avec un employeur, par exemple dans un salon de massage ou un bar à hôtesses, nous ne pouvons pas bénéficier d’un éventuel recours devant le tribunal des prud’hommes, seul le droit pénal s’applique au détriment du droit du travail, et faire appel aux autorités n’a que pour résultat la fermeture du lieu de travail, et donc la perte de ses revenus, sans aucune forme d’indemnité ni de droit au chômage.

Sans droit du travail, nous n’avons pas de droit à la formation ou à la reconversion professionnelle. Au lieu de cela, la loi prévoit un dit « parcours de sortie de la prostitution » considérant que nous sommes enfermés dans un système dit « prostitutionnel » spécifique, indépendamment du capitalisme ou du patriarcat. Ce dispositif en dehors du droit commun est notoirement dysfonctionnel puisque les conditions d’accès sont discrétionnaires à l’appréciation des préfectures qui, en même temps, ont pour objectif de lutter contre l’immigration, et préfèrent donc limiter le nombre de bénéficiaires. La plupart des employeurs ne veulent de toute façon pas embaucher une personne qui n’a qu’une autorisation provisoire de séjour, ou qui est toujours perçue comme « inadaptée sociale » depuis la loi du 30 juillet 1960 contre les fléaux sociaux. Cependant, c’est bien la loi du 13 avril 2016 qui crée une nouvelle exception avec ledit « parcours de sortie », mais aussi avec la pénalisation de nos clients, puisque nous sommes le seul groupe social, depuis la dépénalisation de l’homosexualité, dont on considère le consentement à une activité sexuelle comme inopérant, même en étant des adultes de plus de 18 ans révolus. Par ailleurs, l’allocation AFIS créée spécialement pour le fameux « parcours » s’élève à 343 euros par mois pour une personne seule, soit presque moitié moins qu’un RSA.

Le principe d’universalisme est d’autant plus mis à l’épreuve dans les périodes de crise sanitaire. Au pire de la crise du covid, la ministre des droits des femmes, Marlène Schiappa, avait jugé « très compliqué » de mettre en place un fonds d’urgence pour les travailleuses du sexe qui ne bénéficiaient pas d’indemnisation pendant les confinements. Elle avait déclaré sur BFM que l’État n’allait pas donner de l’argent « aux personnes en situation de prostitution » et ainsi prendre le risque d’alimenter des réseaux de proxénétisme et de traite des êtres humains. Toute aide sociale devait passer par ledit « parcours de sortie » bien que seulement environ 100 personnes par an soient concernées, en comparaison des dizaines de milliers de travailleuses du sexe estimées en France. L’État a finalement préféré, une fois de plus, créé un dispositif à part en demandant aux associations de distribuer des chèques services comme compensation pour les travailleuses du sexe privées de protection sociale, plutôt que de nous laisser entrer dans l’économie formelle en nous reconnaissant comme travailleurs.

Enfin, alors que la France se targue d’être le pays de la laïcité, en ce qui concerne le travail sexuel, les dogmes de l’église catholique prévalent, à savoir l’indisponibilité du corps théorisée par Paul de Tarse. Les « parcours de sortie » sont d’ailleurs facilement reconnaissables comme la continuité laïcisée et républicanisée des maisons dites « Marie Madeleine » de réforme des femmes déchues, dans lesquelles les « prostituées » et filles mères étaient astreintes au travail domestique au profit de l’église en guise de pardon. L’État n’a aucun problème à financer principalement des associations chrétiennes pour la réinsertion sociale des « personnes en situation de prostitution », au détriment des approches de réduction des risques issues de la santé communautaire et de la lutte contre le sida. Peu importe si certaines de ces associations nous proposent la prière, des séjours à Lourdes ou la fabrication de cierges en échange de leur « aide ». Elles continuent d’avoir pignon sur rue, voire d’être financées par de l’argent public, avec le soutien des politiques de tous bords.

En somme, la liberté, l’égalité et la fraternité sont des principes qui ne s’appliquent évidemment pas lorsqu’on est travailleuse du sexe.

Thierry Schaffauser


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