Jaurès et la République Par Madeleine Rebérioux (*)

lundi 14 novembre 2011.
 

" Dans notre France moderne, qu’est-ce donc que la République ? C’est un grand acte de confiance. Instituer la République, c’est proclamer que des millions d’hommes sauront tracer eux-mêmes la règle commune de leur action (...) ; qu’ils sauront se combattre sans se déchirer (...) ; c’est proclamer que les citoyens des grandes nations modernes, obligés de suffire par un travail constant aux nécessités de la vie privée et domestique, auront cependant assez de temps et de liberté d’esprit pour s’occuper de la chose commune... " Célèbre entre tous, ce passage du Discours à la jeunesse (1903), constamment réédité, a comme premier mérite de ne pas confiner la République dans un système constitutionnel, de la ressourcer dans la volonté des citoyens et d’ouvrir aux lycéens d’Albi - il s’agit d’un discours de distribution de prix - les portes de la République sociale, malaisément accessibles au milieu des enfants de (petits) notables, constitutif, à l’époque, de " l’empire du milieu ". Pour devenir républicain, il faut du temps libre - la campagne pour " les huit heures " est engagée - et de la liberté d’esprit : chez les travailleurs, cela signifie un travail assuré ; chez tous, une société affranchie de la pesante tutelle de l’Église catholique.

Objet d’amour, devenue dès 1792 une entité sacralisée, incarnée dans une femme, Marianne, la République, fût-elle arrivée au pouvoir, ne peut en France, sauf à renier ses origines, se limiter à un substitut constitutionnel de la monarchie. Or il n’est pas si facile, fût-ce en la comparant aujourd’hui à l’Allemagne, à l’Espagne, voire à l’Italie, de ridiculiser son lien originel avec la nation. L’accoutumance, l’usure ont certes érodé les traits de la déesse. L’affaire Dreyfus, les luttes antifascistes, la Résistance l’ont maintes fois remise en selle. Retour à Jaurès, ce Jaurès que nous n’avons pas quitté. Au-delà du discours de 1903, sa vision de la République nous procure toujours matière à réflexions. Retenons deux débats : l’un, fort vivace il n’y a guère ; l’autre, dont l’urgence s’impose en cet été 2000.

Il y a une quinzaine d’années faisait rage, dans une France où s’effritait l’espérance révolutionnaire incarnée par l’URSS, le débat sur " les deux gauches " : d’un côté la société civile, de l’autre l’expression politique des intérêts nationaux ; d’un côté les " démocrates ", de l’autre les " républicains ". Cette dichotomie caricaturale, abandonnée aujourd’hui par les intellectuels et par les médias, Jaurès ne s’y adonna jamais. Il en fut protégé par ses liens privilégiés avec le monde de la mine de Carmaux à Lens, les mineurs qui produisaient le " pain de l’industrie " ont toujours intégré la lutte parlementaire au combat de classes, sans en accepter l’instrumentalisation. Jaurès fait partie des socialistes, au total assez rares, pour qui la CGT est le sel de la terre. Manière de dire que le socialisme ne saurait se limiter à sa représentation parlementaire : son essence ouvrière, c’est la CGT qui l’incarne, à travers cette arme née en prolétariat, la grève, fruit du " génie ouvrier ".

Voilà qui suppose l’élaboration d’un droit ouvrier : scandale, disent les libéraux ; tous les citoyens doivent être soumis aux mêmes lois ! Soit, répond Jaurès, mais, en fait cette loi, la structure capitaliste, colonialiste, raciste en interdit l’application égalitaire : on jette en prison des ouvriers supposés anarchistes ou socialistes ; les musulmans en Algérie sont privés de tous droits ; et le capitaine Dreyfus, polytechnicien brillant mais juif, se voit en métropole refuser, devant un conseil de guerre, le droit commun. Bref, les prolétaires sont le sel de la terre, mais il y a du poivre à côté d’eux. Il faut que bouge la société civile. Elle ne bougera pas si les républicains ne la prennent pas en charge.

Tout cela relève, bien sûr, non de la policologie, mais de l’Histoire : droits des individus, droits de la classe ouvrière, droits des opprimés. Et pourquoi pas : droits des peuples, droits des minorités dans la République ? La question des " petites patries " - ainsi la désigna-t-on à l’époque - est posée au début du XXe siècle avec force. Maints travaux récents en soulignent le sérieux, et comme la nécessité historique (1). Jaurès s’y implique, à deux reprises au moins, et à deux niveaux. Côté langue, d’abord : pas de problème, il aime, il parle l’occitan, il lui arrive souvent - ainsi à Béziers, en 1905, dans les arènes, pour le premier meeting où s’exprime la SFIO enfin constituée - de passer du français à " notre belle langue ". Théoriser, c’est plus rare. Il s’y met en 1909, en 1911 : les instituteurs pourraient partir de l’occitan pour initier au français les enfants qui, à la maison, ne parlent pas la langue nationale. Puis, la langue occitane constitue, comme le latin, une introduction aux langues, aux cultures méditerranéennes : Italie (et toutes les langues italiennes), Espagne (et catalan), Portugal. Et quelle ouverture vers les sociétés latino-américaines ! Sur le bateau qui le conduit au Brésil en 1911, Jaurès apprend assez de portugais, grâce à l’occitan et au latin, pour lire, dans le texte, Camoëns, l’auteur des Lusiades...

Mais ne s’agit-il que des langues ? La résurrection des " provinces ", des " petites patries ", dont la gloire est chantée à pleine voix face à la République française, cet agent d’oppression, Jaurès y fait face en 1913 dans un article destiné aux instituteurs : il paraît le 5 octobre dans la Revue de l’enseignement primaire et primaire supérieur. Ce qui a rendu possible, écrit-il, la résurrection des provinces, ce n’est pas la fidélité aux Celtes, aux cathares - il ne nomme pas les Corses, étrangers alors à ce débat -, c’est " le vaste mouvement du monde moderne ", c’est l’unité nationale qui leur a permis de bénéficier d’un horizon élargi, c’est d’une certaine manière Paris, non pas comme lieu privilégié des mondanités, mais comme capitale de la France républicaine vers laquelle affluent, sous l’effet de la crise, les populations de toutes les campagnes et dont la lumière, les lumières, retombent ensuite vers " les petites patries ".

Dans la lutte contre les agents, conscients ou peu conscients, du capitalisme - Jaurès y range explicitement à cette date le nouveau président de la République Poincaré -, à l’heure où la loi de " trois ans " votée à une faible majorité, poincariste justement, ouvre la porte à la guerre, le grand Jaurès, défenseur ardent des langues locales, appelle les instituteurs et tous les Français à prendre en charge les intérêts de tous les citoyens, de toute la République. Et, au-delà, de l’Europe des nations et de l’Internationale qui en élargiront l’horizon. Jaurès, et la République !

Tribune-libre dans l’Humanité

(*) Historienne, auteur de nombreux ouvrages, Madeleine Rebérioux dirige avec Gilles Candar la publication en cours des Ouvres de Jean Jaurès, aux Éditions Fayard.

(1) Cf. Anne-Marie Thiesse, Écrire la France, le mouvement littéraire régionaliste de langue française entre la Belle Époque et la Libération, PUF, 1991 ; Paris-Province 1900, numéro du Mouvement social, sous la direction de Madeleine Rebérioux, juillet-septembre 1992 ; les "Petites Patries " dans la France républicaine ", Cahiers Jean-Jaurès, nø 152, juillet 2000, avec une introduction de Maurice Agulhon.


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