Annie Ernaux : la passion est extraconjugale à 100%.

dimanche 22 janvier 2006.
 

JANVIER 1991 : Annie Ernaux rencontre A pour la dernière fois. Janvier 1992 : le livre décrivant sa relation avec A paraît sous le titre « Une passion simple ». La critique est partagée. Janvier 1993 : un an s’est écoulé. Près de 200.000 exemplaires sont vendus. Traduit dans toute l’Europe, aux Etats-Unis et au Japon, le roman a suscité un énorme courrier : à un certain moment, une dizaine de lettres par jour. De quoi remplir, à ras bord, un très grand carton. Des hommes chuchotent à leur libraire : « Je voudrais le livre sur la passion. » D’autres s’en servent comme d’un truchement muet. Ils l’offrent pour faire comprendre à l’autre que c’est de passion qu’il s’agit. Rencontre avec l’auteur.

Annie Ernaux, qui sont-ils ces lecteurs qui, sitôt le livre refermé, ont éprouvé le besoin de vous écrire ?.

Il y a un peu plus de femmes que d’hommes (peut-être 10% de plus). Cela fait donc beaucoup d’hommes. Ça va vraiment de 17 à 77 ans, et sociologiquement c’est extrêmement divers. Il y a eu un accueil presque compulsif de la part du lecteur de base, de celui qui envoie des lettres bourrées de fautes d’orthographe, qui ne lit pas de livres. Il y a eu aussi des hommes et des femmes homosexuels. Ils m’ont remerciée, avec des lettres magnifiques, comme si mon livre était un objet unisexe.

Ces lecteurs tenaient à vous dire quoi ? Que la passion existe ? que vous l’avez bien décortiquée ? que « je » ou « A » fonctionnent comme des miroirs ?

Beaucoup d’hommes se sont identifiés au « je ». Ce qui leur a plu, c’est qu’une femme assume ses désirs, qu’elle désire comme eux. On aurait dit que j’avais brisé une méconnaissance. Ils ont apprécié qu’il n’y ait pas de morale à la fin, de récrimination. Enfin, une femme qui ne demandait rien ! D’autres m’ont dit qu’ils aimeraient être un homme adoré de cette façon-là. Les lettres de femmes sont époustouflantes. Elles racontent ce qu’elles seraient capables de faire pour un homme qui n’est pas leur mari. Elles écrivent crûment leur désir physique. On dirait qu’en assumant cette passion, en ne la vivant pas dans la honte, alors que nous les Françaises avons tant été éduquées dans l’idée que le sexe c’est sale, on dirait que je leur ai donné une autorisation, que j’ai ouvert des vannes...

Cette passion se vit-elle dans la vie à deux ?

Non. Elle est extra-conjugale à 100% ! Sans doute la clandestinité y fait-elle beaucoup et aussi l’absence de quotidien...

Cela veut-il dire que le mariage est devenu une forme morte, dépassée ?

On ne pourra plus jamais dire que c’est merveilleux de vivre seul ou merveilleux de vivre à deux. Il y aura, dans toute vie d’homme ou de femme, des périodes où l’on vivra seul et d’autres, à deux. Le mariage-assurance jusqu’à la mort, c’est fini et c’est bien ! C’était, avant que les femmes ne conquièrent leur indépendance économique et la contraception, le lieu de toutes les hypocrisies, de toutes les lâchetés. C’est pourtant simple : il est rare qu’une seule personne puisse vous apporter tout. Moi, par exemple, je me suis séparée de mon mari, voilà dix ans, parce qu’il ne m’apprenait plus rien. C’était une raison suffisante pour arrêter.

Il y a donc, encore, dans cette société une place pour la passion ?

C’est cela, la grande révélation pour moi. On ne peut pas dire que la passion est un luxe bourgeois. Heureusement. Même si elle va contre l’ordre social, elle ne relève pas du monde dominant. Elle est à la portée de tous. Mais par définition, elle ne s’avoue pas. Après Piaf, on n’en a plus parlé. Regardez Simone de Beauvoir. Elle était l’anti-passion. Mais on sait maintenant qu’elle était « accro ». Je pense que l’on peut être féministe et vivre une passion. Que la passion n’a jamais cessé d’être vécue, mais que pendant tout un temps elle était analysée en terme d’aliénation, de vide. D’un autre côté, je ne crois pas non plus, comme l’ont prétendu certaines féministes, que A serait le premier « homme-objet ». Ce qui m’a frappé, c’est ce que m’a apporté cette passion, à partir du moment - c’est le privilège de l’âge - où je l’ai assumée : de l’humanité, le besoin des autres, de les comprendre par-delà les différences. Comme l’écrit Christa Wolf : « Pour me compléter, il me faudrait le monde entier. » La passion offre aussi l’occasion de saisir réellement le temps. Qu’est-ce que le présent ? Je ne peux pas le saisir. Mais je le vis avec ma tête, avec mon corps. C’est la question fondamentale de l’être, à la portée de tout le monde.

Nous disions qu’il y a encore une place pour la passion dans cette société ?

Oui ! Je pense que l’une des raisons du succès de ce livre, c’est que la passion absolue - telle que je la décris - n’apparaissait plus possible à notre époque. Je fais partie de cette génération qui a cru que passion et révolution étaient liées. Lorsque j’avais vingt ans, le surréalisme, avec l’utopie des premiers films de Dali, a incarné cet espoir. La liberté, l’égalité des sexes dans le plaisir devaient se vivre dans une transformation du monde. Le triomphe du libéralisme, c’est le contraire : l’amour n’est plus que sexe. Chacun gère son petit capital sentimental. Nous vivons des années très noires où on jette le bébé avec l’eau du bain. On fait le constat du chômage, le constat de la pauvreté. Il n’y a plus d’espérance, car le grand vide des idéologies c’est le vide de l’espérance. Cette espérance, il faut la reformuler. En d’autres termes. Avec d’autres mots, sinon c’est invivable !

MAGALI JAUFFRET

Interview dans L’Humanité Janvier 1993


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