L’EUROPE DU CAPITAL CONTRE LE TRAVAIL (par Marc MANGENOT Economiste, Fondation Copernic)

lundi 4 février 2008.
 

L’Union européenne réellement en fonctionnement -en dépit de discours et d’habillages parfois subtils- est la consécration de la domination du capital sur le travail. Elle prétend par ailleurs étendre cette vision à l’ensemble de la planète. Elle constitue un des fers de lance de la mondialisation. Certains des « pro-européens » critiquent cette mondialisation sans voir que l’Union européenne en est une force militante de premier rang. La démocratie comme accessoire parodique

Elle exclut en droit et en fait le champ de l’économie et le champ de la géopolitique et des alliances. Rien d’étonnant dès lors si la démocratie est remisée au rang des accessoires ou si elle tend à devenir spectacle-paillette aussi bien au sein de chaque Etat membre que dans l’Union elle-même. Sur l’essentiel, l’Union européenne est gouvernée par des règles, ce qui exclut a priori toute tentative d’en modifier les orientations.

La démocratie, le débat public approfondi, sont même vus comme un risque tant par les institutions que par les grandes firmes qui imposent leur puissance. C’est inscrit dans les gènes des traités. Si la régulation doit être le fait du marché, si le marché relève de la seule compétence des entreprises supposées être en concurrence vertueuse, il n’y a en effet aucune raison de développer des institutions et des pratiques démocratiques.

On le voit avec le traité de Lisbonne, copie légèrement amendée et complexifiée de feu le projet de TCE. Puisque, selon une expression célèbre, on ne peut dissoudre le peuple, on se passe de sa capacité à débattre et de décider.

On le voit avec la toute puissance de l’exécutif (1) de l’Union, toute puissance à peine atténuée par une très modeste extension des pouvoirs de sanction et de codécision du Parlement qui, de toute façon, ne dispose d’aucune initiative législative.

Le résultat concret de cette évolution, accentué depuis l’Acte unique de 1986, se manifeste dans la croissance des inégalités depuis trois décennies, dans l’extension des zones de pauvreté, dans le développement de la paupérisation, dans -contre partie en rien innocente- l’explosion des profits des grandes firmes de l’industrie, du commerce, de la finance. Le capital gagne, le travail perd

Ce résultat calamiteux est la conséquence de pratiques et de règles de droit développées au sein de l’Union européenne et à l’échelle mondiale. Pour s’en tenir à un aspect particulièrement important, il faut se demander -benoîtement- dans quelle mesure les profits croissent énormément pendant que -en moyenne et de façon souvent sensible- les revenus du travail chutent.

Certains pourraient tenter de dire que, si la production augmente et que les revenus du capital croissent plus vite que ceux de travail, il est normal que les inégalités se creusent mais que c’est la condition de la croissance pour le bien de tous. Si cela était, ce serait de toute façon critiquable. Or, ce n’est pas ce la qui s’est produit depuis trois décennies. Selon l’hebdomadaire financier belge « Tendances », en 1975, la part des revenus du travail comptait pour quelque 70% du PIB (produit intérieur brut) de l’Union européenne à 15. Trente ans plus tard, il n’atteint pas 58 %. Dans son langage subliminal, la Commission a bien déclaré qu’il « est souhaitable que cette tendance soit inversée pour préserver la cohésion sociale ». Incantation récurrente.

La part perdue par les revenus du travail est colossale : 12 points en trois décennies. Ce n’est pas une tendance, c’est un écroulement. En réalité, l’objectif de rentabiliser le plus haut possible les revenus du capital, et celui de conforter son pouvoir, sont atteints et même dépassés. Ce qui ne veut pas dire que les dirigeants du capital s’en contentent. C’est une course effrénée : le démantèlement des services publics au profit des grandes firmes en est le témoin dans la phase actuelle. On peut appeler cette course : concurrence par le haut. Le traité de Lisbonne, qui reprend la rédaction des traités existants, en en modifiant la présentation, lui confère un caractère d’absolutisme encore plus accentué. L’article 56 du traité de Lisbonne est particulièrement clair : « 1) Toutes les restrictions aux paiements entre les Etats membres et entre les Etats membres et les pays tiers sont interdites. 2) Toutes les restrictions aux mouvements de capitaux entre les Etats membres et les pays tiers sont interdites » (souligné par moi). Les partisans de la concurrence « libre » se réjouissent de cette rédaction. L’étranglement

Autrement dit les capitaux peuvent se déplacer au gré des attractions profitables qui se présentent de par le monde. Il n’y a pas de contrepartie sérieuse pour contrebalancer la liberté totale de circulation internationale accordée au capital. C’est l’une des clefs pour comprendre comment le travail est soumis et comment ses revenus sont drastiquement réduits. Pour atteindre l’objectif de la maximisation des profits et d’extension des pouvoirs des classes dirigeantes, il faut donc que les revenus du travail diminuent, que le collectif (la négociation syndicale notamment) et la mise en commun (les services publics nombreux, de qualité, organisés à différentes échelles) soient balayés au bénéfice du contrat et de l’individualisation des rapports sociaux dans la production et dans l’ensemble des sociétés. Il existe quelques correctifs, quelques mesures sociales, et même une propension aux « droits de l’hommisme », mais la Charte des principes, qui représente peu et se situe en retrait de la plupart des codes existant dans l’Europe des 15, n’est pas d’application obligatoire. La Grande Bretagne et la Pologne ont même obtenu de ne pas adhérer à cette charte. Ainsi la concurrence est organisée par le bas, entre toutes les forces de travail. Le dumping social, le dumping fiscal, mais aussi la libéralisation/privatisation des services publics participent de cette concurrence par le bas auxquels sont soumises toutes les forces de travail quelle que soit leur statut (salarié, paysan, travailleur indépendant, etc.), indépendamment de leur situation réelle (activité, sous-activité, chômage, dépendance, etc.).

Les principes sont une chose, le traité et sa hiérarchie interne en sont une autre. Affirmer, selon la Charte, « le droit de travailler » est -au mieux- un truisme. Se fixer des objectifs aussi généraux que « la promotion d’un niveau d’emploi élevé, () la garantie d’une protection sociale adéquate, () la lutte contre l’exclusion sociale, ainsi qu’() un niveau élevé d’éducation, de formation et de protection de la santé humaine » ne crée aucune obligation et relève du discours. Les termes eux-mêmes sont sont vagues : niveau élevé d’emploi (pas de plein emploi ?), protection sociale adéquate (relativement à quoi ?)...

La Cour de Justice ne s’y est pas trompée, confirmant et renforçant sa jurisprudence antérieure. La Cour juge sans appel, considérant que le droit de la concurrence prime tous les autres (la rédaction et l’organisation des traités permettent cette lecture). D’une certaine façon, elle participe du pouvoir exécutif de l’UE en devançant la loi européenne ou en la renforçant, sans passer par le Parlement. Elle est une instance garante de la levée ou du contournement des obstacles à la concurrence dont le droit social fait partie. Deux arrêts récents illustrent ce que signifie la domination du capital sur le travail. Ils concernent deux pays, la Suède et la Finlande, où les droits sociaux ne sont pas les plus faibles.

L’arrêt Vaholm du 18 décembre dernier par lequel la Cour européenne a donné raison à une entreprise lettonne (Laval un Partneri) dans un conflit qui l’opposait aux syndicats. Cette entreprise avait pour objectif de construire une école à Vaxholm en Suède, sans appliquer la convention collective suédoise du bâtiment. La Cour de Luxembourg reconnaît « la finalité sociale des traités » (incantation), mais, elle considère que « l’exercice des droits fondamentaux » ne peut faire obstacle à la liberté de prestation de services. Elle use de nombreuses arguties que l’on peut lire dans l’arrêt lui-même (2).

Dans l’affaire Viking Line, la Cour européenne (décembre 2007) a jugé que l’action des syndicats constituait un obstacle à la liberté d’établissement. Qu’est-ce à dire ? Tout est parti de la décision de la firme finlandaise d’immatriculer en Estonie un navire assurant la liaison entre Helsinki et Tallinn, afin d’employer du personnel estonien à un niveau de salaire inférieur. Les subtilités argumentaires de la Cour européenne valent la peine d’être résumées : les syndicats sont fondés à mener des actions collectives pour dissuader une entreprise de délocaliser, sous condition cependant que ces actions ne divisent pas le marché du travail selon les frontières nationales, ou qu’ils n’empêchent pas une entreprise délocalisée de fournir des services ! Ou encore : la menace de grève par un syndicat pour obtenir une convention collective ne doit pas constituer une restriction à la liberté d’établissement ! Liberté totale pour le capital. Restrictions sévères pour le droit du travail et pour les syndicats. Qui s’étonnera de l’extrême satisfaction manifestée par Viking Line après que la Cour a rendu son arrêt.

Janvier 2008


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message