Saint Just DISCOURS SUR LA CONSTITUTION DE LA FRANCE

lundi 3 février 2020.
 

- prononcé à la Convention nationale le 24 avril 1793

Tous les tyrans avaient les yeux sur nous, lorsque nous jugeâmes un de leurs pareils : aujourd’hui que, par un destin plus doux, vous méditez la liberté du monde, les peuples, qui sont les véritables grands de la terre, vont vous contempler à leur tour.

Vous avez craint le jugement des hommes, quand vous fîtes périr un roi. Cette cause n’intéressait que votre orgueil : celle que vous allez agiter est plus touchante ; elle intéresse votre gloire : la constitution sera votre réponse et votre manifeste sur la terre.

Qu’il me soit permis de vous présenter quelques idées pratiques. Le droit public est très étendu dans les livres ; ils ne nous apprennent rien sur l’application et sur ce qui nous convient.

L’Europe vous demandera la paix, le jour que vous aurez donné une constitution au peuple français.

Le même jour, les divisions cesseront, les factions accablées ploieront sous le joug de la liberté ; les citoyens retourneront à leurs ateliers, à leurs travaux et la paix régnant dans la République, fera trembler les rois.

Soit que vous fassiez la paix ou que vous fassiez la guerre, vous avez besoin d’un gouvernement vigoureux : un gouvernement faible et déréglé qui fait la guerre, ressemble à l’homme qui commet quelqu’excès avec un tempérament faible ; car en cet état de délicatesse où nous sommes (si je puis parler ainsi), le peuple français a moins d’énergie contre la violence du despotisme étranger ; les lois languissent, et la jalousie de la liberté a brisé ses armes. Le temps est venu de sevrer cette liberté et de la fonder sur ses bases. La paix et l’abondance, la vertu publique, la victoire, tout est dans la vigueur des lois ; hors des lois tout est stérile et mort.

Tout peuple est propre à la vertu et propre à vaincre ; on ne l’y force pas, on l’y conduit par la sagesse. Le Français est facile à gouverner ; il lui faut une Constitution douce sans qu’elle perde rien de sa rectitude. Ce peuple est vif et propre à la démocratie ; mais il ne doit pas être trop lassé par l’embarras des affaires publiques ; il doit être régi sans faiblesse, il doit l’être aussi sans contrainte.

En général, l’ordre ne résulte pas des mouvements qu’imprime la force. Rien n’est réglé que ce qui se meut par soi-même et obéit à sa propre harmonie ; la force ne doit qu’écarter ce qui est étranger à cette harmonie. Ce principe est applicable surtout à la constitution naturelle des empires. Les lois ne repoussent que le mal ; l’innocence et la vertu sont indépendantes sur la terre.

J’ai pensé que l’ordre social était dans la nature même des choses, et n’empruntait de l’esprit humain que le soin d’en mettre à leur place les éléments divers ; j’ai pensé qu’un peuple pouvait être gouverné sans être assujetti, sans être licencieux et sans être opprimé ; que l’homme naissait pour la paix et pour la vérité, et n’était malheureux et corrompu que par les lois insidieuses de la domination.

Alors j’imagine que si l’on donnait à l’homme des lois selon sa nature et son cœur, il cesserait d’être malheureux et corrompu.

Tous les arts ont produit leurs merveilles : l’art de gouverner n’a presque produit que des monstres ; c’est que nous avons cherché soigneusement nos plaisirs dans la nature, et nos principes dans notre orgueil.

Ainsi les peuples ont perdu leur liberté ; ils la recouvreront lorsque les législateurs n’établiront que des rapports de justice entre les hommes ; en sorte que le mal étant comme étranger à leur intérêt, l’intérêt immuable et déterminé de chacun soit la justice.

Cet ordre est plus facile qu’on ne pense à établir. L’ordre social précède l’ordre politique ; l’origine de celui-ci fut la résistance à la conquête. Les hommes d’une même société sont en paix naturellement ; la guerre n’est qu’entre les peuples, ou plutôt qu’entre ceux qui les dominent.

L’état social est le rapport des hommes entre eux ; l’état politique est le rapport de peuple à peuple.

Si l’on fait quelque attention à ce principe, et qu’on veuille en faire l’application, on trouve que la principale force du gouvernement a des rapports extérieurs, et qu’au-dedans la justice naturelle entre les hommes étant considérée comme le principe de leur société, le gouvernement est plutôt un ressort d’harmonie que d’autorité.

Il est donc nécessaire de séparer dans le gouvernement l’énergie dont il a besoin pour résister à la force extérieure, des moyens plus simples dont il a besoin pour gouverner.

L’origine de l’asservissement des peuples est la force complexe des gouvernements ; ils usèrent contre les peuples de la même puissance dont ils s’étaient servis contre leurs ennemis.

L’altération de l’âme humaine a fait naître d’autres idées ; on supposa l’homme farouche et meurtrier par la nature, pour acquérir le droit de l’asservir.

Ainsi, le principe de l’esclavage et du malheur de homme s’est consacré jusque dans son cœur ; il s’est cru sauvage sur la foi des tyrans ; et c’est par douceur qu’il a laissé supposer et dompter sa férocité.

Les hommes n’ont été sauvages qu’au jugement oppresseurs ; ils n’étaient point farouches entre eux ; mais ceux aujourd’hui qui font la guerre à la liberté, ne nous trouvent-ils point féroces parce que notre courage a voulu secouer leur règne ?

Permettez-moi de développer mes idées ; elles amènent ce pas où je dois conclure ; je saurai les plier à l’ordre présent des choses, et je ne refuserai point à la loi la force dont elle a besoin en prenant l’homme tel qu’il est ; mais je conçois un gouvernement vigoureux et légitime : il ne faut point songer à la politie naturelle, et ce n’est point là mon idée.

Mais je combats ce prétexte pris par les tyrans, de la violence naturelle à l’homme, pour le dominer. Et si l’homme eût été si farouche, le domineraient-il ? et n’avons-nous pas tous une même nature ? Qui donc fut sage et fut policé le premier ? quelle langue parla-t-il à des bêtes qui ne communiquaient point ? et si elles communiquaient, l’ordre social n’avait-il pas précédé de longtemps l’ordre politique ?

Montesquieu regarde comme un signe de stupidité l’épouvante d’un sauvage trouvé dans les bois : mais ce sauvage qu’il dit trembler et fuir en nous voyant, tremblerait-il et fuirait-il devant son espèce et sa langue ? les bêtes féroces pourraient aussi nous croire des sauvages, lorsque nous tremblons et fuyons devant elles.

Les hommes n’abandonnèrent point spontanément l’état social : ce fut par une longue altération qu’ils arrivèrent à cette politesse sauvage de l’invention des tyrans.

Les anciens Francs, les anciens Germains, n’avaient presque point de magistrats ; le peuple était prince et souverain ; mais quand les peuples perdirent le goût des assemblées pour négocier et conquérir, le prince se sépara du souverain, et le devint lui-même par usurpation.

Ici commence la vie politique.

On ne discerna plus alors l’état des citoyens ; il ne fut plus question que de l’état du maître.

Si vous voulez rendre l’homme à la liberté, ne faites des lois que pour lui ; ne l’accablez point sous le faix de pouvoir. Le temps présent est plein d’illusion ; on croit que les oppresseurs ne renaîtront plus : il vint des oppresseurs après Lycurgue, qui détruisirent son ouvrage. Si Lycurgue avait institué des Conventions à Lacédémone pour conserver sa liberté, ces mêmes oppresseurs eussent étouffé ces Conventions. Minos avait, par les lois mêmes, prescrit l’insurrection ; les Crétois n’en furent pas moins assujettis : la liberté d’un peuple est dans la force et la durée de sa constitution ; sa liberté périt toujours avec elle, parce qu’elle périt par des tyrans qui deviennent plus forts que la liberté même.

Songez donc, Citoyens, à fortifier la Constitution contre ses pouvoirs et la corruption de ses principes. Toute sa faiblesse ne serait point au profit du peuple ; elle tournerait contre lui-même au profit de l’usurpateur.

Vous avez décrété qu’une génération ne pouvait point enchaîner l’autre ; mais les générations fluctuent entre elles ; elles sont toutes en minorité, et sont trop faibles pour réclamer leurs droits. Il ne suffit point de décréter les droits des hommes : il se pourra qu’un tyran s’élève et s’arme même de ces droits contre le peuple ; et celui de tous les peuples le plus opprimé sera celui qui, par une tyrannie pleine de douceur, le serait au nom de ses propres droits. Sous une tyrannie aussi sainte, ce peuple n’oserait plus rien sans crime pour sa liberté. Le crime adroit s’érigerait en une sorte de religion, et les fripons seraient dans l’arche sacrée.

Nous n’avons point à craindre maintenant une violente domination ; l’oppression sera plus dangereuse et plus délicate. Rien ne garantira le peuple qu’une constitution forte et durable, et que le gouvernement ne pourra ébranler.

Le législateur commande à l’avenir ; il ne lui sert de rien d’être faible : c’est à lui de vouloir le bien et de le perpétuer ; à lui de rendre les hommes ce qu’il veut qu’ils soient : selon que les lois animent le corps social inerte par lui-même, il en résulte les vertus ou les crimes, les bonnes mœurs ou la férocité. La vertu de Lacédémone était dans le cœur de Lycurgue, et l’inconstance des Crétois dans le cœur de Minos.

Notre corruption dans la monarchie fut dans les cœurs de tous ses rois : la corruption n’est point naturelle aux peuples.

Mais lorsqu’une révolution change tout-à-coup un peuple, et qu’en le prenant tel qu’il est on essaye de le réformer, il se faut ployer à ses faiblesses, et le soumettre avec discernement au génie de l’institution ; il ne faut point faire qu’il convienne aux lois, il vaut mieux faire en sorte que les lois lui conviennent. Notre Constitution doit être propre au peuple français. Les mauvaises lois l’ont soumis longtemps au gouvernement d’un seul : c’est un végétal transplanté dans un autre hémisphère, qu’il faut que l’art aide à produire des fruits mûrs sous un climat nouveau.

Il faut dire un mot de la nature de la législation.

il y a deux manières de l’envisager ; elle gît en préceptes, elle gît en lois.

La législation en préceptes n’est point durable ; les préceptes sont les principes des lois ; ils ne sont point les lois. Lorsqu’on déplace de leur sens ces deux idées, les droits et les devoirs du peuple et du magistrat sont dénués de sanction. Les lois qui doivent être des rapports, ne sont plus que des leçons isolées, auxquelles la violence, à défaut d’harmonie, oblige tôt ou tard de se conformer ; et c’est ainsi que principes de la liberté autorisent l’excès du pouvoir, faute de lois et d’application. Les droits de l’homme étaient dans la tête de Solon ; il ne les écrivit point, mais il les consacra et les rendit pratiques.

On a paru penser que cet ordre pratique devait résulter de l’instruction et des mœurs : la science des mœurs est bien dans l’instruction ; les mœurs même résultent de la nature du gouvernement.

Sous la monarchie, les principes des mœurs étaient consacrés comme une politesse de l’esprit ; et cependant tous ceux qui avaient appris ces principes, sont aujourd’hui les ennemis du peuple et de la liberté. Aucune idée de justice n’atteignait le cœur. La tête pleine d’exemples de vertus, de traits de courage, de leçons et de vérités sublimes, on était un lâche, un méchant dans le monde ; le savoir était la gentillesse du vice, et la vertu semblait être le luxe du crime.

Le gouvernement entraînait tout ; tout allait se confondre dans l’idée du Prince ; l’Etat était rempli de professions criminelles et honorables ; c’était sur elles que travaillait l’éducation. Dans une société pareille, où il ne fallait que des voleurs, des hommes faux, déterminés à tous les crimes, l’éducation qui consistait en préceptes était oubliée au moment même qu’on entrait dans le monde, elle ne servait qu’à raffiner l’esprit aux dépens du cœur : alors, pour être un homme de bien, il fallait fouler aux pieds la nature. La loi faisait un crime des penchants les plus purs. Le sentiment et l’amitié étaient des ridicules. Pour être sage, il fallait être un monstre. La prudence, dans l’âge mûr, était la défiance de ses semblables, le désespoir du bien, la persuasion que tout allait et devait aller mal ; on ne vivait que pour tromper ou que pour l’être, et l’on regardait comme attachés à la nature humaine, ces affreux travers qui ne dérivaient que du prince et de la nature du gouvernement.

La tyrannie déprave l’homme, et par une longue altération le rend à ses propres yeux incapable du bien. Ôtez la tyrannie du monde, vous y rétablirez la paix et la vertu.

La tyrannie est intéressée à la mollesse du peuple ; est intéressée aux crimes ; elle est de moitié dans toutes les bassesses et les attentats ; elle arma le fils contre le père par la loi civile, elle arme les morts contre les vivants ; tout est pression et répression. C’est elle qui assassine sur un chemin par le bras d’un voleur ; c’est elle qui corrompt les cœurs et les déprave sous le joug. Elle endort l’âme humaine. Si donc un pareil ordre de choses cesse, le peuple qui n’a plus devant les yeux cet appareil du faste qui ne corrompt pas moins le pauvre que le riche, par l’envie, le fait s’avilir par l’appât du gain, ou le pousse à de lâches professions, ou le séduit : le peuple alors se régénère et redevient lui-même.

De ce que je viens de dire, il dérive que la médiocrité de la personne qui gouverne, est la source des mœurs et de la liberté dans un Etat : il faut que ceux qui sont dépositaires de vos lois, soient condamnés à la frugalité, afin que l’esprit et les goûts publics naissent de l’amour des lois et de la patrie.

Le peuple doit respecter les magistrats ; il ne doit ni les flatter ni les craindre, il ne doit point considérer les lois comme leur volonté, car bientôt les lois ne servent plus à le réprimer au lieu de le conduire. Il ne suffit point de détourner l’attention du peuple de l’orgueil des magistrats pour l’appliquer aux lois ; il faut que l’intérêt public occupe aussi sans cesse son activité, car le législateur doit faire en sorte que tout le peuple marche dans le sens et vers le but qu’il s’est proposé.

La corruption chez un peuple est le fruit de la paresse du pouvoir ; le principe des mœurs est que tout le monde travaille au profit de la patrie, et personne ne soit asservi ni oisif.

Une monarchie se soutient tant que la moitié du peuple travaille et tant que l’autre moitié a de l’économie au lieu de vertu.

La monarchie française a péri, parce que la classe riche a dégoûté l’autre du travail. Plus il y a de travail ou d’activité dans un Etat, plus cet Etat est affermi : aussi, la mesure de la liberté et des mœurs est-elle moindre dans le gouvernement d’un seul que dans celui de plusieurs, parce que dans le premier, le prince enrichit beaucoup de gens à rien faire, et que dans le second, l’aristocratie répand moins de faveurs ; et de même, dans le gouvernement populaire, les mœurs s’établissent d’elles-mêmes, parce que le magistrat ne corrompt personne, que tout le monde y est libre et y travaille.

Si vous voulez savoir combien de temps doit durer votre République, calculez la somme de travail que vous y pouvez introduire, et le degré de modestie compatible avec l’énergie du magistrat dans un grand domaine.

Dans la constitution qu’on vous a présentée, ceci soit dit sans offenser le mérite que je ne sais ni outrager ni flatter, il y a peut-être plus de préceptes que de lois, plus de pouvoirs que d’harmonie, plus de mouvements que de démocratie. Elle est l’image sacrée de la liberté, elle n’est point la liberté même. Voici son plan : une représentation fédérative qui fait des lois, un conseil représentatif qui les exécute. Une représentation générale, formée des représentations particulières de chacun des départements, n’est plus une représentation, mais un congrès : des ministres qui exécutent les lois ne peuvent point devenir un conseil ; ce conseil est contre nature ; les ministres exécutent en particulier ce qu’ils délibèrent en commun, et peuvent transiger sans cesse : ce conseil est ministre de ses propres volontés ; sa vigilance sur lui-même est illusoire.

Un conseil et des ministres sont deux choses hétérogènes et séparées : si on les confond, le peuple doit chercher des dieux pour être ses ministres, car le conseil rend les ministres inviolables, et les ministres laissent le peuple sans garantie contre le conseil. La mobilité de ce double caractère en fait une arme à deux tranchants : l’un menace la représentation, l’autre les citoyens ; chaque ministre trouve dans le conseil des voix toujours prêtes à consacrer réciproquement l’injustice. L’autorité qui exécute, gagne peu à peu dans le gouvernement le plus libre qu’on puisse imaginer : mais, si cette autorité délibère et exécute, elle est bientôt une indépendance. Les tyrans divisent le peuple pour régner ; divisez le pouvoir si vous voulez que la liberté règne à son tour : la royauté n’est pas le gouvemement d’un seul ; elle est dans toute puissance qui délibère et qui gouverne : que la constitution qu’on vous présente soit établie deux ans, et la représentation nationale n’aura plus le prestige que vous lui voyez aujourd’hui ; elle suspendra ses sessions lorsqu’il n’y aura plus matière à législation : alors, je ne vois plus que le conseil sans règle et sans frein.

Ce conseil est nommé par le souverain ; ses membres sont les seuls et véritables représentants du peuple. Tous les moyens de corruption sont dans les mains, les armées sont sous leur empire, l’opinion publique est ralliée facilement à leurs attentats par l’abus légal qu’ils font des lois ; l’esprit public est dans leurs mains avec tous les moyens de contrainte et de séduction : considérez en outre, que par la nature du scrutin de présentation et d’épuration qui les a formés, cette royauté de ministres n’appartient qu’à des gens célèbres ; et si vous considérez de quel poids est leur autorité, combinée sur leur caractère de représentation, sur leur puissance, sur leur influence personnelle, sur la rectitude de leur pouvoir immédiat, sur la volonté générale qui les constitue et qu’ils peuvent opposer sans cesse à la résistance particulière de chacun ; si vous considérez le corps législatif dépouillé de tout ce prestige : quelle est alors la garantie de la liberté ? Vous avez éprouvé quels changements peuvent s’opérer en six mois dans un empire : et qui peut vous répondre dans six mois, de la liberté publique, abandonnée à la fortune comme un enfant et son berceau sur l’onde : Car il serait possible de vous donner une constitution libre qui fût une transition flatteuse et triomphante à l’esclavage.

Une constitution faible en ce moment, peut entraîner de grands malheurs et de nouvelles révolutions funestes à la liberté. Il faut un ouvrage durable.

Si la République n’était point renversée, il s’établirait sous vingt ans un patriciat avec un conseil de ministres : les hommes célèbres et leurs familles ensuite arriveraient seuls au ministère ; car le concours de tant de suffrages, sur un aussi petit nombre d’hommes, le respect qu’on porterait bientôt à ceux qui auraient été revêtus de pareils pouvoirs, leur jalousie, leur ambition : tout écarterait le peuple de ces emplois. Le même inconvénient n’existe point par rapport aux législatures ; elles sont plus nombreuses ; elles ne manient point les deniers publics ; leur caractère est moins politique. Vous avez aboli l’hérédité des magistratures ; mais dans quinze ans où serez-vous ? Et qui sait, si vous ne seriez point alors proscrits vous-mêmes par ces ouvrages de vos mains, et si vous ne seriez point poursuivis comme rebelles ? La garantie d’une Constitution n’est point ailleurs que dans elle-même ; une Constitution faible ne durera point ; elle aplanira la voie au despotisme qui étouffera l’insurrection, et, sous prétexte de préserver la liberté du peuple, préparera le retour facile et l’impunité des tyrans.

Tel est le spectacle que me présente dans l’avenir une puissance exécutrice, maitresse de la république, contre laquelle la liberté est dénuée de sanction. Si je considère la représentation nationale telle que le comité l’a conçue, je le répète, elle ne me semble qu’un congrès.

Le conseil des ministres est en quelque sorte nommé par la république entière ; la représentation est formée par le département. N’aurait-il pas été plus naturel que la représentation, gardienne de l’unité de l’Etat, et dépositaire suprême des lois, fût élue par le peuple en corps, et le conseil de toute autre manière pour sa subordination et la facilité des suffrages.

Au contraire, le conseil des ministres, élu par la république, la représente et devient le premier corps ; le congrès législatif, nommé par les départements, n’est que mandataire du peuple, et dans l’ordre moral tient le second rang. Lorsque j’ai lu avec l’attention dont elle est digne, l’exposition des principes et des motifs de la constitution offerte par le comité ; comme le principe de la législation dans un Etat libre est la volonté générale, et que le principe détermine tout, j’ai cherché dans cette exposition quelle idée on avait eue de la volonté générale, parce que de cette idée seule dérivait tout le reste.

La volonté générale, proprement dite, et dans la langue de la liberté, se forme de la majorité des volontés particulières, individuellement recueillies, sans une influence étrangère : la loi, ainsi formée, consacre nécessairement l’intérêt général parce que chacun réglant sa volonté sur son intérêt, de la majorité des volontés a dû résulter celle des intérêts.

il m’a paru que le comité avait considéré la volonté générale sous son rapport intellectuel ; en sorte que la volonté générale, purement spéculative, résultant plutôt des vues de l’esprit que de l’intérêt du corps social, les lois étaient l’expression du goût plutôt que de la volonté générale.

Sous ce rapport, la volonté générale est dépravée : la liberté n’appartient plus en effet au peuple ; elle est une loi étrangère à la prospérité publique ; c’est Athènes votant vers sa fin, sans démocratie, et décrétant la perte de sa liberté.

Cette idée de la volonté générale, si elle fait fortune sur la terre, en bannira la liberté ; cette liberté sortira du cœur et deviendra le goût mobile de l’esprit : la liberté conçue sous toutes les formes de gouvernement possible ; car dans l’imagination, tout perd ses formes naturelles et tout s’altère, et l’on y crée des libertés comme les yeux créent des figures dans les nuages. En restreignant donc la volonté générale à son véritable principe, elle est la volonté matérielle du peuple, sa volonté simultanée ; elle a pour but de consacrer l’intérêt actif du plus grand nombre, et non son intérêt passif.

Rousseau, qui écrivait avec son cœur ; et qui voulait au monde tout le bien qu’il n’a pu que dire, ne songeait point qu’un établissant la volonté générale pour principe des lois, la volonté générale pût jamais avoir un principe étranger à elle-même.

Il ne tient qu’à vous de faire en sorte que dans vingt ans le trône soit rétabli par les fluctuations et les illusions offertes à la volonté générale devenue spéculative.

Si vous voulez la république, attachez-vous au peuple, et ne faites rien que pour lui ; la forme de son bonheur est simple, et le bonheur n’est pas plus loin des peuples qu’il n’est loin de l’homme privé.

Le gouvernement le plus simple n’est pas toujours celui qui semble l’être. Le gouvernement du Japon est simple aussi ; mais le peuple y est accablé. Un gouvernement simple est celui où le peuple est indépendant sous des lois justes et garanties, et où le peuple n’a pas besoin de résister à l’oppression, parce qu’on ne peut point l’opprimer : aussitôt qu’on peut l’opprimer, il est opprimé et languit longtemps sous l’esclavage avant de parvenir à briser ses fers. Il est possible qu’on accorde au peuple le droit de résister à l’oppression, mais à condition qu’on établisse ensuite une résistance plus forte au peuple et à sa liberté.

Un sultan pourrait présenter à son peuple un code de ses droits ; mais il lui dirait : ma volonté est que ces droits soient respectés ; et si quelqu’un de vous offense ma volonté de vous rendre libres, je le ferai mourir.

La liberté ne doit pas être dans un livre ; elle doit être dans le peuple, et réduite en pratique.

La constitution des Français doit consumer le ridicule de la royauté dans toute l’Europe, en la montrant dénuée de mission, de représentation, de moralité ; elle doit être simple, facile à établir, à exécuter et à répandre. La morale est plus forte que les tyrans ; toutes ses nouveautés ont couvert le monde, quand les formes en étaient simples ; les révolutions arrivées dans l’esprit humain dévorent ceux qui les combattent. On creva l’oeil à Lycurgue ; dans Lacédémone, on suivit ses lois : les tyrans combattent contre vous, ils subiront les vôtres.

Bientôt les nations éclairées feront le procès à ceux qui ont régné sur elles ; les rois fuiront dans les déserts, parmi les animaux féroces leurs semblables, et la nature reprendra ses droits.

Tout cela doit être le fruit des lois que vous nous donnerez. Non, vous ne laisserez rien subsister qui soit un germe d’assujettissement et d’usurpation ; toutes les pierres sont taillées pour l’édifice de liberté : vous lui pouvez bâtir un temple ou un tombeau des mêmes pierres.

Il y a peu d’hommes qui n’aient un penchant secret vers la fortune. Les calculs de l’ambition sont impénétrables ; rompez, rompez tous les chemins qui mènent au crime. Les époques ont été rares dans le monde, où la vertu a pu donner aux hommes des lois qui les affranchissent ; n’en perdez point l’occasion : il est peu d’hommes qui veulent du bien au peuple pour lui-même ; l’orgueil et l’ambition ont fait beaucoup de choses sur la terre : son ouvrage est mort avec elle. Vous, enfin, vous travaillerez pour l’humanité ; vous serez les premiers, car depuis longtemps on a tout fait contre elle ; et que de vertus ont emporté leur secret ! Le mépris des principes doit être la mesure des prétentions cachées : je reviens naturellement à ce que je disais.

Je regarde comme le principe fondamental de notre république, que la représentation nationale y doit être élue par le peuple en corps.

Celui qui n’est pas élu immédiatement par le peuple ne le représente pas. Lorsque je parle de la représentation du peuple, je n’entends point que sa souveraineté soit représentée : on délibère simplement à sa place, et le peuple refuse ou il accepte.

Celui qui n’est pas nommé dans le concours simultané de la volonté générale, ne représente que la portion du peuple qui l’a nommé ; et les divers représentants de ces fractions, s’ils se rassemblent pour représenter le tout, sont isolés, sans liaison dans leurs suffrages, et ne forment point de majorité légitime. La volonté générale est indivisible : vous l’avez déclaré vous-mêmes avant-hier : cette volonté ne s’applique pas seulement aux lois, elle s’applique à la représentation ; et cela doit être, puisqu’elle délibère à la place du peuple dans les actes ordinaires, où sa voix n’est point entendue. La représentation et la loi ont donc un principe commun. Celle-là ne peut émaner ni du territoire ni de la population divisée et représentée par nombres ; celle-ci ne peut émaner d’une représentation fédérative, même dans les actes ordinaires, car la majorité d’un congrès n’a d’autorité que par l’adhésion volontaire des parties de l’empire, et le souverain n’existe plus, car il est divisé.

Ainsi les représentants sortent du recensement de volonté générale, par ordre de majorités.

Selon ce que j’ai précédemment établi, les ministres de l’exécution ne peuvent point former un conseil.

Le conseil est un corps intermédiaire entre la représentation et les ministres, pour la garantie du peuple : cette garantie n’existe plus si les ministres et le conseil ne sont séparés.

Le conseil, dans ses actes, ne porte point de caractère de représentation : on ne représente point le peuple dans l’exécution de sa volonté ; et si le conseil est élu par la volonté générale, l’autorité devient dangereuse et redoutable, érigée en représentation : je crois donc que les membres du conseil doivent être élus par les départements ; ce conseil indivisible concourt à l’unité de la république, par la concentration du gouvernement.

L’unité de la république est conservée par l’unité du gouvernement ; mais elle ne peut être garantie que par l’exercice de la volonté générale et l’unité de la représentation. En subordonnant ainsi le conseil vous lui pouvez confier sans péril la garde des lois fondamentales sans qu’il puisse jamais les enfreindre.

Tout congrès rend la constitution fédérative ; et quoi qu’on fasse, quoi qu’on feigne et imagine, la république doit se dissoudre un jour, et sa perte sortir du congrès représentatif.

Tels sont les principes d’une constitution balancée par son propre poids : quelque mérite que puisse avoir d’ailleurs une constitution, elle ne peut durer longtemps si la volonté générale n’est point exactement appliquée à la formation des lois et de la représentation, et si elle est appliquée à des autorités qu’elle rend rivales de la représentation et de la loi.

Permettez-moi de vous présenter un faible essai conçu selon ce principe : il peut donner d’autres idées à ceux qui pensent mieux que moi.


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