1944, Marseille, l’an I de l’autogestion

jeudi 10 juillet 2014.
 

À la Libération, en 1944, des entreprises seront reprises par les travailleurs et mises en gestion ouvrière. Ces expériences, qui touchent des dizaines de milliers de travailleurs, seront absentes des prochaines commémorations officielles de la Libération. Robert Mencherini nous propose les bonnes feuilles sur ce sujet de son ouvrage à paraître en septembre 2014 aux éditions Syllepse, La Libération et les années tricolores (1944-1947), Midi rouge, ombres et lumières. Cet ouvrage sera le quatrième volume d’une formidable fresque historique sur l’histoire politique et sociale de Marseille et des Bouches-du-Rhône de 1930 à 1950. On peut souscrire à cet ouvrage dès maintenant sur le site de Syllepse http://www.syllepse.net/lng_FR_srub...

Le 10 septembre 1944, l’arrêté n° 122, publié au Bulletin officiel du commissariat régional de Marseille porte réquisition des établissements des Aciéries du Nord (ADN), sis dans le quartier, alors industriel, de Menpenti. Cette usine de Marseille dépend d’une puissante société anonyme, de même nom, dont le siège parisien contrôle plusieurs autres unités réparties sur l’ensemble du territoire national, depuis le Nord jusqu’à Cannes-la-Bocca en passant par le centre de la France. Elle répare des locomotives pour le compte de la SNCF 1.

On voit très précisément, dans le processus de réquisition de l’usine des ADN à Marseille, comment se rencontrent et s’épaulent deux mouvements.

D’une part, dans l’entreprise, dès la fin des combats, la production est relancée, à l’initiative de la CGT et du comité local de Libération, alors que les dirigeants de l’usine sont en état d’arrestation. Le directeur, le sous-directeur, l’ingénieur en chef chargé de la main-d’œuvre ont été incarcérés, accusés de collaboration avec l’ennemi. Le 4 septembre 1944, le travail reprend dans l’usine remise en état par les salariés et, en trois jours, quatre locomotives sont livrées à la SNCF.

De l’autre, le commissaire régional de la République et son cabinet juridique élaborent un arrêté de réquisition, d’ailleurs signé – en l’absence provisoire de Raymond Aubrac – par le conseiller d’État, Pierre Tissier, qui assure l’intérim. Le texte du 10 septembre 1944 transforme un état de fait en état de droit. Il lui donne un cadre juridique qui permet à l’entreprise de continuer à tourner. L’arrêté se fonde, logiquement, sur l’ordonnance du 10 janvier 1944, portant création des commissariats régionaux de la République, mais aussi sur la loi du 11 juillet 1938, sur l’organisation de la nation pour le temps de guerre.

Il va beaucoup plus loin que les dispositions prévues par cette dernière. Il débloque les avoirs bancaires et met à la tête de l’entreprise, non seulement un directeur nommé par le commissaire régional de la République, mais aussi un comité consultatif de gestion bipartite, composée, d’un côté, de trois représentants des actionnaires, et, de l’autre, de trois représentants du personnel, un ouvrier, un technicien et un cadre.

Quatorze autres arrêtés de réquisition, bâtis sur le même modèle, suivent, jusqu’au 5 octobre 1944. Ils concernent la réparation et la construction navales, avec les Chantiers et ateliers de Provence (CAP), la Société provençale de constructions navales (SPCN), les Forges et chantiers de la Méditerranée (FCM), la construction de matériel ferroviaire, avec Coder, la manutention portuaire, avec la Compagnie des docks et entrepôts, la Compagnie Industrielle maritime, la Société générale de transbordement maritime, la Société de travaux et industries maritimes, la Société marseillaise de trafic maritime, l’énergie, avec Compagnie d’électricité de Marseille, les transports terrestres, avec la Société phocéenne d’application électrique (SPAE), une entreprise allemande Allgemeine Elektrizität Gesellschaft (AEG), une autre de travaux publics, la société Nord, et la menuiserie Paul.

Cet ensemble emploie plus de quinze mille ouvriers. Les activités de ces entreprises sont essentielles pour l’effort de guerre, en particulier pour les transports maritime et terrestre. Dans ce cadre, Raymond Aubrac estime que ces réquisitions sont d’abord des décisions de gestion. Mais, de par le contenu des arrêtés et, surtout, de l’instauration de comités consultatifs de gestion, elles revêtent une autre ampleur.

Ces comités, loin d’être uniquement consultatifs et réunis épisodiquement, travaillent, en permanence, en étroite concertation avec les nouveaux directeurs. Plusieurs ne sont pas bipartites, du fait du refus des actionnaires d’y participer : c’est le cas aux ADN. Les directeurs eux-mêmes ont été nommés avec accord de la CGT et des personnels. Ainsi, dans les faits, les salariés jouent un rôle déterminant dans la marche de l’entreprise, ce qui justifie que les entreprises réquisitionnées soient perçues comme sous « gestion ouvrière ».

« Rendre au travailleur ses outils » ?

Les réquisitions sont portées par les militants de la CGT et saluées par la presse régionale du Front national ou du Parti communiste. Mais le consensus est très large. Plusieurs articles du Méridional, organe, rappelons-le, du MRP naissant, en témoignent. L’un d’entre eux, publié le 23 septembre 1944, sous le titre « Rendre au travailleur ses outils » estime que ces mesures seront accueillies « comme un pavé dans la marre des trusts où croassent d’innombrables grenouilles ». Il propose d’aller plus loin et de « débrider complètement l’abcès d’un capitalisme tentaculaire », car « les moyens de production sont d’abord au travailleur, avant d’être au capital ». Il est difficile d’être plus incisif dans la contestation du système établi.

Cette poussée sociale ne se traduit pas uniquement dans les quinze réquisitions de Marseille. Des comités de gestion naissent aussi, à la Libération, dans l’Allier, le Sud-Ouest, ou à Lyon, chez Berliet … Le mouvement ne se limite pas à la Provence et touche l’ensemble d’une France méridionale qui s’étend, vers le Nord, jusqu’à la région lyonnaise ou à l’Allier. C’est sans doute à Marseille qu’il est le plus radical, le plus ample, et qu’il se prolonge le plus longtemps.

D’ailleurs, dans la cité phocéenne, le phénomène est plus étendu que les quinze réquisitions évoquées supra. Il en existe d’autres, sans comité de gestion. Une cinquantaine d’établissements, de moindre importance, sont placés sous séquestre. Les séquestres relèvent d’une procédure différente, mais écartent également, de manière provisoire, propriétaires et conseils d’administration. Plusieurs nouvelles réquisitions sont demandées par les syndicats ouvriers. Une dizaine est prévue, mais la décision est bloquée par des consignes gouvernementales.

En France, c’est la première fois, que se pose, avec autant de force, la question de la gestion ouvrière des entreprises. Le pays n’a pas connu l’expérience de l’Italie des années 1920. La seule occupation des entreprises au moment du Front populaire est apparue comme une violation du droit de propriété, vivement dénoncée à droite. Le patronat s’est d’ailleurs vengé de sa grande peur à l’occasion de l’échec de la grève générale de novembre 1938. C’est dire à quel point la remise en marche d’entreprises par des dirigeants, issus du personnel et assistés d’un comité consultatif de gestion, a pu être considérée comme révolutionnaire.

Quelles sont les diverses positions sur les transformations sociales et économiques en cours et d’abord, celles du patronat et des syndicats ouvriers ?

Les syndicats ouvriers sont, dans l’ensemble, favorables aux réquisitions d’entreprises, dont ils sont, en grande partie, gestionnaires. En revanche, les actionnaires de certaines entreprises les considèrent comme des spoliations et portent l’affaire devant le conseil d’État. Plusieurs refusent de désigner des représentants aux comités consultatifs de gestion. D’autres, comme Coder, acceptent.

(…)

Revendications et action syndicale ouvrières

Le 27 août, l’Union départementale des syndicats ouvriers (CGT) annonce que le mot d’ordre est « Tout pour la guerre, tout pour écraser la bête hitlérienne » et appelle à reprendre le travail dès que possible. Mais elle estime aussi que son rôle, dans la Résistance et lors des combats de la Libération, lui donne le droit de contrôle et de gestion de l’économie du pays. Il faut satisfaire la « vieille revendication [du] contrôle de l’embauchage et du débauchage », mais aussi admettre que, désormais, le mouvement syndical « doit participer à la gestion de l’économie [et que], à travers les comités de gestion d’entreprise les syndicats participeront à la direction économique de l’usine » 2. Le lendemain, l’organisation syndicale revendique encore toute sa place : « La classe ouvrière a montré qu’elle connaissait son devoir, mais elle exige ses droits. Notre CGT dont les militants ont donné tant de preuves de dévouement à la cause de la liberté, sait que demain, il sera impossible à nos gouvernants d’ignorer sa puissance, non seulement revendicative, mais aussi dans l’action constructive. La direction de l’économie lui revient et doit lui être acquise. »

De leur côté, les syndicats chrétiens de Marseille (CFTC) demandent, « la disparition des féodalités financières » et « la participation progressive des travailleurs à la gestion de l’économie ». La position de la CFTC est, sur ce point, beaucoup plus mesurée et temporisatrice que celle de la CGT. Mais, les deux grands courants syndicaux affirment que les salariés ont leur mot à dire en matière d’économie. La nouveauté ne réside pas tellement dans la revendication – qui a pu se décliner historiquement de multiples façons – que dans l’implication effective des syndicalistes dans des activités de gestion.

Celle-ci concerne, essentiellement, dans le département, la CGT, qui occupe la première place, tant au niveau des effectifs que de l’influence. Les prises de responsabilités de la CGT se fondent sur son orientation générale : participer à l’effort de guerre et au redressement économique. La consigne, scandée par tous les communiqués de l’UD des syndicats ouvriers CGT est détaillée lors de la conférence des cadres du 3 septembre 1944, à la Casa d’Italia. L’appel déjà cité, publié le 28 août, est particulièrement net : « Dès que les opérations militaires seront terminées, nous devons remettre en chantier toutes les usines, travailler à plein rendement pour la guerre, faire en sorte que le conflit mondial soit réglé par l’écrasement du fascisme ».

La classe ouvrière, fer de lance de la Résistance et du patriotisme, est prête à relever le gant, face à des trusts, toujours portés à trahir. Désormais, des dirigeants syndicalistes de la CGT participent à « l’action constructive » à de nombreux niveaux. Ils siègent, dans le droit fil de la Résistance, dans les instances politiques issues de celle-ci, comme le comité départemental et les comités locaux de Libération (CDL et CLL) et les délégations municipales. Ils occupent des fonctions économiques, au sein des comités consultatifs de gestion des entreprises réquisitionnées.

Mais les syndicalistes assument bien d’autres responsabilités, directement liées à la remise en marche des activités économiques du département. Une commission a été créée, dans ce but, pour le secteur stratégique des transports. Elle effectue le recensement du matériel, répartit le travail entre les divers transporteurs, créée des stocks de pièces détachées et demande l’affectation de milliers de prisonniers de guerre à la fabrication de charbon de bois (pour les gazogènes). Elle est dirigée par un militant syndicaliste chevronné, communiste, Georges Brunero, nommé, en octobre 1944, répartiteur départemental des transports .

Il existe également une commission technique des ports 3, créée par arrêté du CRR du 20 septembre 1944. Elle surveille l’activité des différents services portuaires et doit être consultée pour « toutes questions relevant de la marine marchande dans les ports de Marseille » Ses treize membres, qui ont l’aval du CDL, représentent l’État, les corporations ou les syndicats ouvriers. Parmi eux, Marcel Delaugerre, membre de la CGT, du Parti communiste et de la commission centrale d’épuration, joue un rôle décisif. Les travaux de la commission technique sont à l’origine de la réquisition des principales entreprises d’acconage du port de Marseille. Elle obtient aussi la stabilisation de l’embauche des dockers, étudie un véritable statut de la corporation et suggère la nationalisation des compagnies de navigation. Le bilan présenté dans la presse est largement positif et les « usagers », en l’occurrence les autorités américaines, sont très satisfaits du fonctionnement du port. Le titre très laudatif du Méridional est à noter : « Sur les quais de Marseille, la réquisition a fait ses preuves. Née de la Résistance, la commission des ports s’efforce d’assurer à la fois reprise économique et justice sociale ».

Si l’on ajoute à ces deux commissions, celle du ravitaillement à laquelle participent aussi les militants de la CGT par l’intermédiaire du CDL, on voit à quel point l’organisation syndicale est impliquée dans les activités économiques régionales et l’effort productif. Or, le courant communiste est hégémonique au sein de l’Union départementale. Cette situation interroge sur la stratégie communiste à la Libération. Partager cet article :

Notes :

-> Pour une analyse globale des réquisitions de Marseille, Robert Mencherini, La Libération et les entreprises sous gestion ouvrière, Marseille, 1944 – 1948, Paris, L’Harmattan, 1994. On trouvera dans cet ouvrage toutes précisions sur les sources et les références. Pour la situation aux ADN et le premier arrêté de réquisition, idem, p. 17. ↩

- > Deux communiqués de l’Union départementale des syndicats ouvriers paraissent le 27 août 1944. Nous venons de citer des extraits du premier, intitulé « Ce que veulent les travailleurs ». Il est publié uniquement par Rouge-Midi et Le Provençal. Le deuxième, publié par les trois quotidiens régionaux – dont La Marseillaise – exige la réintégration des salariés licenciés après la grève de 1938. ↩

- > Robert Mencherini, La Libération … op. cit., p. 49 et sq. ↩


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