4 octobre 1945 Création de la Sécurité sociale

lundi 10 mars 2008.
 

« On a tendance à l’oublier, mais avant la Libération, nous vivions dans une véritable hantise de la maladie et, surtout, de l’opération. La majorité des gens n’avaient aucune assurance sociale. Et si l’hôpital survenait, c’était la catastrophe. Comment trouver l’argent pour payer l’intervention  ? Mon frère avait dû se faire opérer d’une péritonite. Il a fallu vendre deux vaches, la moitié de notre cheptel. Nous avons dû vivre en tirant la ficelle pendant des années.  »

Ce témoignage en dit long sur l’état de la protection sociale avant-guerre. Pas de travail, pas de salaire. Autrement dit la misère ou au mieux les quêtes de charité ou les collectes de solidarité. «  Il existait bien des assurances sociales, mais elles couvraient à peine un quart de la population et ressemblaient plus à une aumône pour nécessiteux. La moindre épidémie de grippe suffisait pour épuiser la caisse d’une mutuelle. Les gens ne se soignaient pas ou comptaient sur la chance pour ne pas être malades  », soulignait Roger Petit, président de la caisse primaire de Savoie en 1946.

Cette terreur (qui revient début 2014 pour 32 % des Français qui renoncent à se soigner faute d’argent et qui n’étaient «  que  » 28 % en 2012 !) va s’effacer à la Libération. Il souffle sur la France un vent d’invention sociale. Fortement impulsés par les ministres communistes, leur Parti qui pèse 29 % des voix, une CGT à cinq millions d’adhérents, une classe ouvrière grandie par sa résistance, les premiers gouvernements de la France libérée engagent un plan de réformes qui vont donner au pays le goût de la dignité. C’est ainsi que naît la Sécurité sociale.

«  Le système le plus humain, basé sur la solidarité nationale et garantissant enfin à tous une véritable protection sociale  », disait Ambroise Croizat, ministre du Travail et futur bâtisseur de cette fabuleuse exception française. Les racines de ce projet sont à rechercher dans le programme du Conseil national de la Résistance de 1944. Véritable charte des droits nouveaux née dans la nuit des maquis, elle s’affirme comme la volonté de rompre avec l’ancien monde et d’ouvrir le pays à l’innovation sociale. L’article 14 énonce de manière lumineuse les contours du nouveau système de protection sociale  : «  Nous, combattants de l’ombre, exigeons un plan complet de sécurité sociale visant à assurer à tous des moyens d’existence au cas où ils seraient incapables de se les procurer par le travail, avec gestion par les intéressés et l’État.  »

L’audace d’un peuple avide de justice, la France de 1789 revisitée par ceux qui ont lutté, souffert, espéré. Sur les pas du CNR, Ambroise Croizat, alors président de la commission du Travail de l’Assemblée consultative du gouvernement provisoire d’Alger, prend la maîtrise d’œuvre d’une équipe de résistants, syndicalistes, à laquelle se joindra François Billoux, ministre de la Santé en septembre 1944, qui trace les contours de la future institution.

Cette réflexion collective constituera les fondements de l’ordonnance du 4 octobre qui instaure désormais ce droit à la santé pour tous. La charpente posée, il faut construire. Le chantier est énorme. Nommé ministre du Travail en novembre 1945, Ambroise Croizat et son équipe prennent la tête de ce vaste mouvement qui va aboutir à la création de 138 caisses de Sécurité sociale. «  Une seule chose doit nous guider, répétait Ambroise Croizat  : mettre définitivement l’homme à l’abri du besoin. En finir avec les angoisses du lendemain.  »

«  Tout cela s’est fait dans un enthousiasme indescriptible, poursuit un témoin de l’époque. On construisait la Sécu comme un outil qui allait nous appartenir  ; les caisses elles-mêmes étaient bâties lors de nos congés ou hors du temps de travail. C’étaient parfois de simples baraques en planches, et c’est là que s’inventait tous les jours ce que le monde entier allait nous envier.  » Unicité, universalité, solidarité sont les maîtres mots du nouveau système. Il faut y ajouter surtout démocratie car, comme le clamait Croizat avec des mots d’une actualité brûlante  : «  Seule la gestion par les travailleurs de leur système social garantira le droit à la santé pour tous.  »

Et il en faudra des menaces de grève, des prises de parole pour l’imposer. À l’Assemblée, la droite multiplie les contre-projets. Patrons et syndicats minoritaires rechignent et s’opposent, les assurances privées, à qui le nouveau système enlève la gestion des accidents de travail pour le confier aux intéressés, redoublent de pressions. Fort d’un rapport de forces puissant, l’invention fécondera avant que d’autres menaces attentent au système. Des ordonnances de 1967 au plan Juppé, à l’ANI et aux multiples atteintes récentes, la Sécurité sociale affrontera toutes les tempêtes et la volonté de retour au «  désert social  » d’avant-guerre.

«  Jamais nous ne tolérerons qu’un seul des avantages de la Sécurité sociale ne soit rogné. Nous défendrons à en mourir et avec la dernière énergie cette loi humaine et de progrès.  » Les mots d’Ambroise Croizat prononcés avant sa mort nous incitent plus que jamais à prendre d’urgence le relais de la lutte pour faire de la Sécurité sociale non plus une coquille vide livrée au privé mais, comme le répétait celui que l’on baptisa le ministre des travailleurs, «  un vrai lieu de solidarité, un rempart contre la souffrance et l’exclusion  ».

(1) Auteur de Ambroise-Croizat ou l’invention sociale. Disponible chez Michel Etievent, 
520, avenue des Ternes, 73600 Salins-
les-Thermes (25 euros + 5 euros de port).

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