1978 : Penser la Révolution française de François Furet (par Marc Riglet ; Lire)

dimanche 11 juin 2006.
 

Lorsque Pierre Nora publie dans la Bibliothèque des histoires le Penser la Révolution française de son collègue et ami François Furet, sa position est assez forte dans le champ intellectuel et éditorial pour proposer un ouvrage qui tranche avec les quelque trente précédents titres de la collection. Penser la Révolution française est, en effet, moins une étude sur la Révolution qu’une discussion polémique avec ceux qui l’étudient, moins une recherche qu’un manifeste et, finalement, autant un propos d’historien qu’un propos politique tant l’objet « Révolution française » constitue depuis près de deux siècles la pierre de touche de nos affrontements idéologiques.

Un texte inédit ouvre ce livre dont le titre « La Révolution française est terminée » sonne comme une injonction à traiter désormais l’objet historique qu’est la Révolution française avec la même sérénité scientifique requise pour l’étude des Mérovingiens ou de la guerre de Cent Ans. Trois chapitres ensuite suivent, dont deux sont la réédition d’articles parus dans la revue des Annales, qui se consacrent respectivement :

1. à régler les comptes avec les historiens - de Mathiez à Soboul - de l’école marxiste dominante ;

2. à remettre à l’honneur Alexis de Tocqueville dont L’Ancien Régime et la Révolution est, aux yeux de François Furet, très fâcheusement ignoré par l’historiographie française ;

3. à sortir de l’obscurité Augustin Cochin, dont les travaux, conduits avant la guerre de 14, sur le jacobinisme et les sociétés de pensée lui paraissent essentiels à la compréhension de l’événement révolutionnaire.

Lorsque Emmanuel Le Roy Ladurie rend compte, en première page du Monde, de l’ouvrage, on ne saurait dire qu’il manifeste un enthousiasme débordant. Il s’attarde assez peu sur l’intention principale du livre - la dénonciation du « catéchisme révolutionnaire » - à quoi se réduirait l’analyse de l’école marxiste dominante. Il se fait même l’avocat d’un des accusés, Albert Soboul, dont il rappelle l’importance des travaux sur les sans-culottes. Il soutient, sans précaution excessive, que le chapitre sur Tocqueville n’est pas d’une originalité bouleversante. Ne trouvent finalement grâce à ses yeux que l’exhumation de l’historien oublié, Augustin Cochin, et l’importance que celui-ci accorde aux loges maçonniques, aux sociétés de pensée, aux clubs révolutionnaires dans le travail de sape qui désagrège l’Ancien Régime et dans la fabrication du jacobinisme, en quoi se concentreraient la vérité de l’événement révolutionnaire et sa postérité funeste.

Une bataille féroce

Penser la Révolution française, à sa sortie, ne passe donc pas inaperçu sans que, pour autant, on perçoive d’emblée l’ampleur de sa réputation à venir. La polémique qu’il suscite aurait pu se limiter à un règlement de comptes dont notre vie intellectuelle est friande. Le débat, en tout cas, n’était ni mineur ni artificiel. La double critique de l’analyse marxiste dominante à laquelle se livrait l’ancien étudiant communiste François Furet était solidement argumentée. Il est vrai que la grosse artillerie économiste faisant de la Révolution française une « révolution bourgeoise », préparée par les Lumières, abattant le « féodalisme » et libérant les forces jusque-là entravées du capitalisme, frappait plus fort que juste.

François Furet s’aidait de Tocqueville pour suggérer que la Révolution n’était pas consubstantiellement inscrite dans des mutations que l’Ancien Régime avait de lui-même amorcées. Surtout, l’hypothèse de l’unité de la classe bourgeoise faisait peu de cas de sa diversité réelle et de ses contradictions d’intérêts, celle de l’assaut lancé contre le « féodalisme » semblait oublier que la monarchie s’était depuis longtemps employée à en ruiner les fondements, l’idée, enfin, que la Révolution était au principe du développement du mode de production capitaliste ne s’embarrassait pas de chronologie courte et anticipait d’un bon tiers de siècle l’avènement de la société industrielle, de ses bourgeois exploiteurs et de ses prolétaires exploités. La deuxième critique de François Furet était déjà moins historique que politique. Elle portait sur le statut iconique de la Révolution française et sur l’instrumentalisation de sa lecture par les familles politiques françaises tout au long du XIXe siècle et jusqu’à nos jours. François Furet ne discutait pas, bien sûr, l’évidence. La Révolution française est bien ce qui fonde et structure durablement la gauche et la droite. Elle distingue politiquement ceux qui la refusent, ceux qui veulent n’en conserver que 1789 et ceux qui, comme Clemenceau, exigent qu’on la prenne comme un « bloc ». Bref, notre auteur entend bien tout cela mais il estime que, désormais, il est possible de quitter l’âge mémoriel pour entrer dans le champ de l’étude historique.

Or, loin d’être apaisée, la lutte pour l’instrumentalisation de la Révolution française redouble de férocité. D’autant qu’elle s’actualise dans le contexte d’une Union de la gauche branlante et discutée. François Furet est de ceux que l’alliance du Parti socialiste et du Parti communiste incommode tout spécialement. Il est de cette « deuxième gauche » qui, autour de Michel Rocard, fustige les « archaïsmes », qui suspecte François Mitterrand d’exposer la « volaille socialiste » à être « plumée » par le Parti communiste, et qui installe avec la Fondation Saint-Simon un très efficace lobby intellectuel. Lorsque, dix ans après la sortie de Penser la Révolution française, François Furet publie avec Jacques Julliard et Pierre Rosanvallon La République du centre, la fin de l’exception française, qui chante les vertus du consensus et de la démocratie apaisée, nos auteurs peuvent croire la partie gagnée. Mais outre qu’ils font preuve d’ingratitude à l’endroit de François Mitterrand qui, plus sûrement que les tenants de la deuxième gauche, a su être le fossoyeur du communisme français, ils sous-estiment l’inertie des affrontements idéologiques biséculaires. Le bicentenaire de la Révolution française fournira à nouveau l’occasion de batailles proprement politiques. Un peu plus tard, la commémoration du baptême de Clovis sera aussi le prétexte d’une polémique sur les « origines » de la France et, tout près de nous, les crispations sur la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat montrent assez que les vaches sacrées historiques restent encore disponibles pour servir nos batailles politiques d’aujourd’hui. Il est finalement piquant de constater que François Furet, avec son Penser la Révolution française, nous conjure de rompre avec une histoire sainte et commémorative, alors même que son ami et éditeur Pierre Nora est à la veille d’entreprendre son grand œuvre, Les lieux de mémoire, qui nous annonce, à l’inverse, l’épuisement d’une certaine histoire positive et l’avènement du ressassement commémoratif.

Lire, novembre 2005


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