Les spéculateurs financiers tirent des profits de la famine mondiale

vendredi 2 mai 2008.
 

Une série de rapports publiés dans la presse internationale a attiré l’attention sur le rôle joué par les spéculateurs professionnels et les hedge funds (fonds spéculatifs internationaux) dans la hausse des prix des denrées de première nécessité, notamment, des produits alimentaires. La forte augmentation des prix alimentaires ces derniers mois a provoqué des protestations et des émeutes dans de nombreux pays de par le monde.

Le mardi, 22 avril, un porte-parole de l’ONU a parlé d’un « tsunami silencieux » qui menace de plonger plus de 100 millions de personnes de tous les continents dans la famine. Josette Sheeran, directrice générale du Programme alimentaire mondial des Nations unies (PAM) a remarqué : « C’est le nouveau visage de la faim - les millions de personnes qui n’étaient pas dans une catégorie urgente il y a six mois le sont désormais. »

Un récent article publié dans le magazine britannique New Statesman et intitulé « La folie commerciale à l’origine de la flambée des prix » indique que l’augmentation de la population mondiale et le passage au biocombustible sont des facteurs importants de la hausse des prix des produits alimentaires, mais précise ensuite :

« Ces facteurs à long terme sont importants, mais ne sont pas les raisons véritables pour lesquelles les prix alimentaires ont doublé ou pourquoi l’Inde rationne le riz ou pourquoi les éleveurs britanniques tuent les cochons pour lesquels ils ne peuvent plus payer la nourriture animale. C’est la crise du crédit. »

L’article rapporte que la crise alimentaire s’est développée au cours « d’un laps de temps incroyablement court, en essence au cours de ces 18 derniers mois. » Il poursuit : « La raison de la "pénurie" alimentaire est la spéculation sur le marché à termes de marchandises, suite à l’effondrement des marchés à termes des instruments financiers. En désespoir de cause d’obtenir un rendement rapide, les courtiers ont retiré des millions de dollars investis en actions et dans des prêts immobiliers pour les placer dans les denrées alimentaires et les matières premières. A Wall Street, on parle alors de "super cycle des matières premières" et il est probable que cela conduise à une famine à une échelle épique. »

Les prix mondiaux des aliments de base tel le blé, l’huile de table et le lait augmentent de façon continue depuis 2000, mais ils montent de façon remarquable depuis 2006, date à laquelle la propagation de la crise financière aux Etats-Unis a commencé à se faire sentir sérieusement. Depuis le début de l’année 2006, le prix mondial moyen du riz a augmenté de 217 pour cent, celui du blé de 136 pour cent, du maïs de 125 pour cent et du soja de 107 pour cent.

Dans des conditions où le non-remboursement des dettes se multiplie en raison de la crise hypothécaire américaine, les spéculateurs et les groupes de hedge funds détournent de plus en plus fréquemment leurs investissements des valeurs adossées à des créances « regroupés à d’autres prêts » contenant des subprime à haut risque, en faveur de valeurs allant de l’or et de l’huile pour inclure des « produits agricoles de base » tel le maïs, le cacao et le bétail ou autres. L’article du New Statesman signale que les « spéculateurs parient même sur le prix de l’eau » pour ensuite conclure :

« Tout comme le boom dans l’immobilier, l’inflation des prix des marchandises se nourrit d’elle-même. Plus les prix augmentent et plus les profits gonflent, plus d’autres investiront dans l’espoir de récolter des bénéfices. Consultez les sites internet financiers : quasiment tout le monde se rue sur les marchandises... Le problème, c’est que si vous faites partie des 2,8 milliards de personnes, ce qui représente presque la moitié de la population mondiale, qui vivent de moins de deux dollars par jour, vous risquez de payer de votre vie pour ces profits. »

Pour l’heure, les investissements dans des « produits agricoles de base » sont hautement recommandés par des analystes financiers en vue. C’est ainsi que Patrick Armstrong, cadre chez Insight Investment Management de Londres, écrit : « Les matières premières peuvent se révéler être le meilleur investissement pour les hedge funds parce que le marché est tellement inefficace. Ce qui entraîne une plus grande chance de profit. »

La majeure partie des spéculations internationales sur les denrées alimentaires a lieu à la bourse de Chicago (CHX) où plusieurs hedge funds, des banques d’affaires et des fonds de pension ont sensiblement renforcé leur activité ces deux dernières années. Rien que depuis janvier dernier, l’activité d’investissement dans le secteur agricole a augmenté d’un quart à la bourse de Chicago et, selon la firme Cole Partners dont le siège est à Chicago, l’implication des hedge fonds dans le secteur des matières premières a triplé au cours de ces deux dernières années en totalisant 55 milliards de dollars.

Des gros investisseurs tels les hedge funds et les fonds de pension achètent des contrats à terme, dits futures qui sont des actions de la bourse dans le futur portant sur des matières premières et des produits alimentaires dont la livraison est différée à une date future donnée. Si le prix de la marchandise augmente considérablement entre le temps de l’investissement et celui de la livraison, l’investisseur peut en tirer un profit juteux.

Au vu de la présente crise alimentaire, des rendements énormes sont garantis. Selon les chiffres de la CHX, les futures sur le blé (livraison en décembre) augmenteront probablement d’au moins 73 pour cent, le soja de 52 pour cent et l’huile de soja de 44 pour cent.

Des catastrophes écologiques majeures, telle la récente sécheresse en Australie qui a affecté la production alimentaire et qui a fait grimper les prix des aliments de base, sont d’excellentes nouvelles pour les gros investisseurs.

Cette année, les mauvaises récoltes en Australie et au Canada ont entraîné une forte augmentation des prix du blé. La Deutsche Bank a estimé que le prix du maïs allait doubler tandis que le prix du blé augmentera de 80 pour cent à court terme.

De tels catastrophes écologiques qui peuvent ruiner les agriculteurs moyens et jeter des millions de personnes dans la pauvreté en raison de l’augmentation des prix alimentaires, sont un aspect de « l’inefficacité » du marché de matières premières cité plus haut et qui font que les « produits agricole de base » sont tellement attrayants pour les gros spéculateurs.

Une avidité mortelle

Un article intitulé « Une avidité mortelle » paru dans l’édition actuelle du magazine allemand Der Spiegel donne quelques détails sur l’activité spéculative des hedge funds sur le marché alimentaire. Le magazine cite l’exemple du hedge funds Ospraie qui en général est considéré être le plus important des fonds d’investissement opérant présentement dans les aliments de base.

Le gérant du fonds, Dwight Anderson, a été surnommé « le roi des matières premières ». En été 2006, Anderson recommandait déjà à ses actionnaires « l’extraordinaire rentabilité » des récoltes agricoles. Alors qu’Ospraie rechigne à publier ses profits tirés de la spéculation sur les aliments de base, un grand investisseur allemand est bien moins réticent.

Andreas Grünewald avait démarré son Münchner Investment Club (MIC) en 1989 avec un capital initial requis correspondant tout juste à 15.000 euros. MIC gère à présent un volume de 50 millions d’euros dont 15 millions proviennent d’investissements dans les matières premières.

Selon Grünewald, « les matières premières représentent la méga-tendance de cette décennie » et son entreprise à l’intention d’intensifier son implication à la fois dans le secteur de l’eau et des produits agricoles. Les investissements de MIC rien que dans le blé ont déjà généré des taux de profit de 93 pour cent pour les 2500 membres de son club.

L’article du Spiegel remarque que MIC et ses membres ne pensent pas un seul instant aux conséquences catastrophiques que leur politique spéculative d’investissement a pour les pays en voie de développement. « La plupart de nos membres sont plutôt passifs et tournés vers le profit, » a remarqué Grünewald.

Avec ses 50 millions d’euros, MIC fait plutôt partie des petits groupes comparés au géant de la finance, ABN Amro qui a acquis dernièrement un certificat lui permettant de spéculer à la bourse de Chicago pour le compte d’investisseurs plus petits.

Peu de temps avant que n’éclatent les émeutes de la faim il y a quelques semaines, ABN Amro avait publié un prospectus dans lequel on pouvait lire que l’Inde avait imposé une interdiction d’exporter du riz, ce qui additionnée aux mauvaises récoltes enregistrées dans plusieurs pays, a résulté en une pénurie mondiale de riz. « A présent », dit le prospectus d’ABN Amro, « il est possible pour la première fois d’avoir des parts du premier marché alimentaire de l’Inde. »

Selon l’article du Spiegel, ceux qui s’étaient ralliés à l’appel d’ABN Amro ont pu réaliser un taux de profit de 20 pour cent en l’espace de trois semaines, période durant laquelle on a assisté à une augmentation énorme des investissements dans le riz à Chicago et dans d’autres grands centres.

Investissements dans les biocarburants

Un autre secteur d’investissement particulièrement lucratif et qui a largement contribué à l’actuelle crise alimentaire mondiale est celui des biocarburants. Considéré au départ comme un moyen de protéger l’environnement, les biocarburants sont devenus pour les grands groupes une alternative rentable au pétrole très cher. En l’espace de quelques années, les biocarburants sont devenus une industrie privée florissante capable de générer d’énormes taux de profit.

De vastes terres de par le globe sont passées ces dernières années de la culture de récoltes alimentaires à la production d’éthanol ou de biocarburant destinée en premier lieu à compléter l’essence de pétrole. L’année prochaine, on prévoit que l’emploi du maïs américain en lieu d’éthanol augmentera de 114 millions de tonnes, soit près d’un tiers de la récolte américaine totale escomptée.

Pour employer les mots de Jean Ziegler, rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l’alimentation, le passage aux biocarburants aux dépens des formes traditionnelles d’agriculture n’est rien moins qu’un « crime contre l’humanité. »

Bien que la production du maïs augmente partout dans le monde, cette augmentation est plus qu’absorbée par la diversification du biocarburant. Selon la Banque mondiale, la production mondiale de maïs a augmenté de 51 millions de tonnes entre 2004 et 2007. Durant ce temps, la production de biocarburants aux Etats-Unis à elle seule (surtout de l’éthanol) a augmenté de 50 millions de tonnes, en absorbant presque entièrement l’ensemble de l’augmentation mondiale.

Subventionnés par le gouvernement américain, les cultivateurs américains ont détourné 30 pour cent de leur production de maïs en production d’éthanol, faisant monter les coûts d’autres céréales, plus chères, et qui sont achetées à la place de nourriture animalière.

L’Union européenne, l’Inde, le Brésil et la Chine ont tous fixé leur propre objectif pour une augmentation des biocarburants. L’Union européenne a déclaré que d’ici 2010, 5,75 pour cent de l’ensemble de l’essence vendue aux automobilistes européens devra provenir de la production des biocarburants. Ce mois-ci, une loi britannique a imposé la vente d’un mélange d’essence comprenant 2,5 pour cent de biocarburant aux automobilistes. Une loi identique stipulant une adjonction de 10 pour cent de biocarburant à l’essence a récemment été retirée en Allemagne suite à une opposition de l’industrie automobile ainsi que de propriétaires de voitures qui seraient obligés d’acheter une nouvelle voiture pour pouvoir s’adapter au nouveau carburant.

En plus de l’augmentation rapide des prix des denrées de première nécessité et qui est due à la baisse de la production céréalière destinée à l’alimentation, le passage à la récolte qui est destinée à la production de biocarburant a fait que les prix alimentaires se sont orientés sur les prix élevés du pétrole. Une équivalence est en train d’apparaître entre les prix alimentaires et le prix du pétrole.

Josette Sheeran du Programme alimentaire mondial a écrit : « Dans de nombreuses parties du monde nous trouvons que les prix alimentaires atteignent le niveau des prix du carburant », avec des quantités de plus en plus importantes de nourriture « étant achetées par des marchés énergétiques » pour la production de carburant.

Le prix du baril de pétrole dépassant entre-temps les 100 dollars, le secteur du biocarburant est actuellement considéré être une éventuelle source de profits pour les investisseurs. La chasse au profit maximum de la part du secteur du biocarburant est clairement résumée dans une publicité faite pour un congrès qui s’était tenu en 2006 et qui disait :

« Biofuels Finance and Investment World est le plus important congrès d’investisseurs en Europe et qui se consacre exclusivement à la chaîne de valeur de la nouvelle industrie des biocarburants. Les investisseurs et les institutions financières rencontreront des parties prenantes (stakeholders) des industries clé afin de discuter des possibilités d’investissements futurs, des risques et des domaines à fort potentiel de profit. »

L’édition du 22 avril de Money Week recommande à tous les investisseurs lésés par la crise des subprime de transférer leur fonds au marché lucratif des biocarburants. Money Week au même titre que le magazine Fortune considère que le groupe pétrolier Royal Dutch Shell est un garant de hauts profits : « Nous l’aimons parce qu’il fait de gros profits et qu’il est très bon marché, mais apparemment il détient aussi une bonne part d’Iogen, l’entreprise canadienne qui dispose d’un intéressant "potentiel de percée dans le domaine des technologies de l’éthanol". »

Par Stefan Steinberg 28 avril 2008

(Article original paru le 24 avril 2008)


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