Au cinéma ce soir : Louise-Michel, une fable impitoyable

jeudi 29 janvier 2009.
 

Paul Thibaud, essayiste et ancien directeur de la revue « Esprit », livre à « Bakchich » sa critique du film Louise-Michel réalisé par les excités du Groland.

Louise-Michel. Comme le trait d’union nous en avertit, il ne s’agit pas de la communarde déportée mais d’un couple de dézingués qu’on dirait en cavale s’ils étaient poursuivis alors que c’est eux qui poursuivent, pour lui faire son affaire, un patron minable et hypocrite qui ayant déménagé à la cloche de bois les machines d’une usine picarde, a été condamné par une sorte de tribunal populaire constitué par les ouvrières trahies et chômeuses. Les deux margeots chargés d’exécuter la sentence règlent d’abord son compte au patron de l’usine, mais comme ce n’était pas le vrai décideur, on en rattrape un autre à Bruxelles à l’enseigne d’un quelconque fond d’investissement, après quoi on remonte à un autre qui faisait les « arbitrages » décisifs, un spéculateur enragé qui sera flingué (avec ses domestiques et son entourage) à Jersey au milieu de son verdoyant et rutilant paradis fiscal et résidentiel. Trois niveaux, trois exécutions, mais, comme il y a toujours un au dessus et un plus loin, le chœur des ouvrières en colère qui fait cercle dans le hall vide de l’ancienne usine annonce à la fin du film que la chasse aux nuisibles continue.

Les deux assassins apparaissent de parfaits innocents. D’abord ils ne font qu’exécuter de leur mieux un contrat dont les termes ont été justifiés et délibérés, bien plus que les clauses illisibles qui autorisent les banques à déposséder les pauvres. Surtout leur férocité n’est que le reflet, le choc en retour de la marginalité et du dénuement où ils se débattent, poussés en avant comme des balles de flippers, réagissant bien plus qu’ils n’agissent. Ce sont des justiciers parce que ce qu’ils font correspond à l’état du monde qui les conditionne.

Ce monde fait ronronner tout au long du film, en bruit de fond, les arguments policés et ridicules que débitent directeurs des ressources humaines, financiers ou bobos recyclés dans l’hôtellerie pour justifier leur rapacité et inciter les autres à la résignation. Les mêmes sophismes sortent de toutes ces lèvres avec la même continuité imperturbable que les crapauds et les serpents de la bouche de la méchante reine de Blanche neige. Avec ce monde assuré dans son absurdité, les deux justiciers n’ont pas le même rapport. Michel est un mythomane qui se voit en légionnaire survivant de toutes les batailles (y compris le Chemin des Dames), en homme de main averti et sans faiblesses. En réalité, laissé à lui-même il serait parfaitement inoffensif, mais sa comparse le pousse et il devient à sa manière inventif : il lance contre ses deux premières cibles une malade en phase terminale qu’il faut porter pour qu’elle quitte son lit d’hôpital et un grand handicapé dégoûté de la vie. Bon tacticien, ce mythomane retourne donc contre le monde en place deux références favorites du bavardage médiatique et compassionnel dont ce monde se distrait et se donne des émotions platoniques : le kamikaze et le suicide assisté. Michel le débile a la tête farcie des thèmes qui courent les rues, quand il agit, il le fait comme un médium, un écho, renvoyant avec une insondable naïveté, à la tête de la société ce qu’elle produit, ce qui vient d’elle et qu’il a absorbé comme une éponge. Agent de la même némésis, Louise est au contraire insensible aux discours ambiants, elle est radicalement sans : sans travail, sans logement (celui qu’elle avait, elle le voit exploser quand on le sacrifie à la rénovation urbaine), sans écriture, sans lecture, sans alcool, sans relations et quasi sans langage. Elle est pure privation et pour cette raison, meurtrière par réaction vitale et ancienne taularde, sans haine mais impitoyable. C’est elle qui fait servir la mythomanie de son compagnon de cavale à la poursuite d’une vengeance.

Vanités et illusions

Nous avons donc affaire à une fable (de toutes les formes de récit la plus cohérente) qui projette sur le monde actuel une grille d’analyse impitoyable. Selon cette analyse ce monde est rigoureusement homogène, simplifié, en somme dévasté. Celui qui se bricole une existence précaire dans une caravane et le spéculateur fou de Jersey partagent les mêmes rêves infantiles de toute puissance, la même pauvreté d’imagination, la même inaptitude à tout bonheur possible (l’indifférence des héros aux très beaux paysages de plaine et de mer qu’ils traversent illustre une incapacité à rien saisir de plaisirs à leur portée). Il ne reste donc que vanités et illusions, à quoi Louise oppose la vérité de sa radicale privation, ce qui fait d’elle d’ailleurs une vengeresse par position, par fonction assumée. Ce monde, le nôtre, comprend deux genres de participants (les profiteurs et les rêveurs) et une zone de dénuement, mais aucun élément de régulation, aucune structure, aucune force intermédiaire. L’entreprise est une arnaque, le syndicalisme est impuissant, de la politique pas question, la religion est en lambeaux, d’ailleurs dérisoires, la famille est mutique et indifférente, ce n’est pas un hasard si en visite chez ses parents Michel manifeste une identité sexuelle incertaine. Plus de société donc, sinon à la marge, comme dans un lointain sympathique, le chœur des ouvrières, qui, dans leur impuissance, passent la main aux forces asociales, à Louise et à Michel. On mesure le déclin des capacités de faire société si l’on fait une comparaison avec les capacités intellectuelles et morales des autogestionnaires de Lip qu’un film récent a si bien montrées.

La violence en somme envahit ce monde, par défaut d’autre chose, contrepartie de son vide. Pourtant ce film n’est pas nihiliste puisqu’il se termine par une naissance (en prison) d’un bébé que Louise et Michel ont fait dans des conditions obscures. Cette fin éclaire le rapport de la fable à la réalité. Cette fable n’est pas une analyse (pas d’idées, pas de morale). Elle n’est pas une exhibition de monstruosités, ni une confession (pas de complaisances, pas de psychologie), c’est plutôt une exploration, une expédition à la recherche de ce qui peut rester de vie dans un monde dévasté par lui-même. Ces traces de vie subsistantes sont le désir de justice des ouvrières, les rêveries de Michel et la privation radicale subie par Louise. Cela fera quand même un enfant, enfant, comme dans Le Banquet, de richesse et de pauvreté, même si la richesse est cette fois imaginaire et la pauvreté réelle.

Maladresse burlesque

Le plus difficile à décrire, à faire sentir est justement ce qui fait la force, la profondeur, de cette fable, l’usage qui est fait des corps. Le langage étant ou faux semblant ou absent, la vérité est ici celle des corps. De Yolande Moreau et Bouli Lanners on ne peut pas dire qu’ils jouent leurs personnages, plutôt qu’ils les produisent. Ces deux fêlés en effet ne sont pas des personnalités autonomes, ce sont des rapports au monde nullement maîtrisés, qui marquent directement leurs corps : la maladresse de l’un, la démarche traînante de l’autre. Ce sont des êtres affectés, des victimes sans protestation, des êtres chargés et travaillés, sans défense, sans quant à soi, des reflets mais d’autant plus pesants et charnels, d’une maladresse burlesque, produisant un comique pathétique. Pour les incarner, les acteurs ne peuvent pas se donner une perspective, épouser des consciences. Ce ne sont pas des personnages qui enveloppent et assument une part de réel, ce sont comme des éponges, des êtres livrés, porteurs de stigmates. Pour nourrir ces figures qui sont à peine des personnages, les acteurs doivent avoir avec elles un rapport qui n’est pas de conscience à conscience, mais un rapport direct de similitude. Cela demande une générosité, un travail sur soi, une capacité de recréer en soi la vie brute, donc de s’exposer qui chez Yolande Moreau en particulier, disciple de la grande Zouc, atteint au grandiose.


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