Tadjikistan, Ouzbékistan, Kazakhstan, Turkménistan, Kirghizstan : L’Asie centrale entre nationalisme et islamisme

dimanche 24 décembre 2017.
 

S’inquiétant de la « crise croissante » entre la Russie et les Etats-Unis, des experts des deux pays ont appelé MM. Vladimir Poutine et George W. Bush, à l’occasion du sommet de Bratislava, le 24 février, à « intensifer la coopération antiterroriste au Proche-Orient et dans le Caucase ». Ils proposent la création d’une base militaire commune au Kirghizstan. En attendant, le bras de fer entre Moscou et Washington se poursuit, dans cette Asie centrale déchirée entre nationalisme et islamisme.

Au centre de Douchanbé, capitale du Tadjikistan, se dresse une gigantesque statue d’Ismoil Somoni, roi persophone qui bâtit au Xe siècle un empire en Asie centrale. En passant sous une sorte d’arc de triomphe, juste derrière la statue, on accède, par une splendide roseraie, à un plan-relief en marbre qui représente, du rivage de la mer Caspienne aux frontières de la Chine, l’empire de Somoni. La capitale n’en était pas Douchanbé, mais Boukhara, une ville actuellement située en Ouzbékistan. Voilà qui résume bien les problèmes d’identité et de frontières nationales typiques de l’Asie centrale. Inauguré en 1999, ce monument a coûté quelque 20 millions de dollars (soit 18 millions d’euros), à une époque où le budget annuel de l’Etat ne dépassait pas les 250 millions de dollars (230 millions d’euros). C’est qu’on attache beaucoup de prix aux symboles en Asie centrale, où, bien au-delà du Tadjikistan, on prend très au sérieux le culte de cette lointaine dynastie.

Dans l’Ouzbékistan voisin, les statues de Lénine et de Marx ont cédé la place à celles d’Emir Timour (Tamerlan). Une statue équestre de ce conquérant du XIVe siècle, brandissant son épée, se dresse au centre de Tachkent. Les autorités ouzbèkes entendent projeter ainsi une image de puissance, mais les peuples voisins gardent un tout autre souvenir de ses conquêtes : du Kirghizstan à la Géorgie, son nom rappelle des villes dévastées et des pyramides de crânes (1). Autre problème : Timour n’était pas un « Ouzbek ». Les tribus ouzbèkes (shaibandies), qui conquirent l’Asie centrale, en chassèrent d’ailleurs ce qui restait des Khanates timourides : Babour, petit-fils de Timour, trouva refuge en Inde, où il fonda l’empire des Moghols.

« Nous avons besoin de construire ici une identité nationale commune à tous les Tadjiks, pour nous débarrasser de la frustration et de la honte de la guerre, explique le sociologue Saodat Olimova. A l’époque soviétique, le Tadjikistan était la plus pauvre des quinze Républiques, mais il faisait néanmoins partie d’une superpuissance. Désormais, nous figurons parmi les pays les plus pauvres de la planète. » Et ce qui sape la renaissance de l’idée nationale, c’est moins le manque d’imagination historique que l’extrême pauvreté du pays. En dépit d’une relative croissance du commerce et de l’agriculture, le Tadjikistan compte peu d’emplois, alors que la moitié de sa population a moins de 18 ans. Près d’un million de Tadjiks sont partis chercher du travail en Russie ou au Kazakhstan, souvent clandestinement. La xénophobie montante en Russie voue ces immigrés, comme ceux d’autres pays d’Asie centrale, à une existence infernale : ils sont exploités par les employeurs et harcelés par la police. Chaque année, plusieurs centaines d’entre eux reviennent au pays dans un cercueil.

Le Tadjikistan n’émerge que lentement de la guerre civile dévastatrice qui avait subitement éclaté en 1992, faisant des dizaines de milliers de morts (2). Cinq ans plus tard, en 1997, un traité de paix y mettait pourtant fin, accordant à l’opposition islamique, conduite par le Parti de la renaissance islamique (PRI), un tiers des postes gouvernementaux. Dans une région où les anciens dirigeants communistes ne tolèrent guère l’islam politique, l’entrée du PRI au gouvernement marqua un grand pas en avant non seulement vers la résolution du conflit, mais aussi vers la création d’une démocratie minimale : le PRI est désormais présent au Parlement, aux côtés du Parti démocratique du peuple (présidentiel) et des communistes, et représente non les intérêts de la bureaucratie d’Etat, mais surtout ceux des commerçants des bazars. Combats de rue à Boukhara et à Tachkent

Le 11-Septembre a modifié le rapport de forces et marginalisé le PRI, qui, selon Parviz Moullojanov, analyste politique à Douchanbé, « ne veut pas gêner ses bonnes relations avec le président : il ne donne donc pas de la voix en ce moment ». Même lorsque le pouvoir réprime les anciens combattants de l’opposition, les démet de leurs fonctions publiques et les jette en prison, le parti islamique se tait pour ne pas compromettre sa coopération avec le gouvernement. C’est pourquoi de nouvelles formes de mouvements clandestins d’islamistes radicaux se développent au Tadjikistan comme ailleurs en Asie centrale. Le plus connu est le Hizb ut-Tahrir (Parti de la libération), mouvement sunnite radical né parmi les réfugiés palestiniens en Jordanie, qui en appelle au retour du califat (3). Marginal dans les pays arabes, ce mouvement bénéficie d’une grande popularité en Asie centrale. Pour M. Moullojanov, il n’a pour l’instant d’influence que parmi la minorité ouzbèke du Tadjikistan : « Sa popularité se fonde sur le pan-turquisme, qui revêt différentes formes en Asie centrale. Naguère, le jadidisme (4), puis le nationalisme, et maintenant l’islam. »

Pendant plusieurs jours du mois de mars 2004, des combats de rue se déroulèrent à Boukhara et à Tachkent, où des dizaines de personnes s’attaquèrent à des commissariats. Plus tard, au mois de juillet, des femmes kamikazes se lancèrent contre l’ambassade des Etats-Unis et contre celle d’Israël. Ces attentats firent plus de cinquante morts et des dizaines de blessés, confirmant ainsi la fragilité de la situation en Ouzbékistan. Le pays avait déjà connu des attentats de ce genre, mais il y avait cette fois deux nouveaux facteurs : d’abord, les événements partirent de Boukhara, ville tranquille jusqu’ici, et non de la vallée de Ferghana, habituellement plus touchée ; ensuite, ces actes terroristes bénéficièrent d’un courant de sympathie dans la population. Beaucoup d’habitants de Tachkent disaient ne pas se sentir concernés tant que les attentats visaient la police, symbole de répression et de corruption. Alors que l’Ouzbékistan est en proie à de graves difficultés économiques, l’absence de toute possibilité d’expression publique pourrait conduire à des explosions de violence plus graves encore.

Le président ouzbek, M Islam Karimov, a accusé le Hizb ut-Tahrir d’être derrière les attentats. Ce parti – qui rejette le recours à la violence – devient, aux yeux des dirigeants de l’Asie centrale comme à ceux des commentateurs russes et américains, une sorte d’Al-Qaida (5). Mais le véritable danger, c’est qu’une répression lourde et durable du Hizb ut-Tahrir conduise au développement de groupes clandestins plus radicaux, plus enclins que le Hizb à voir dans la violence une forme légitime d’action politique.

Le noyau d’un tel groupe existe déjà avec le Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MIO), formé en 1998 par d’anciens combattants ouzbeks ayant pris part à la guerre civile tadjike du côté de l’opposition. Sa direction politique est assumée par M. Tahir Youldash, tandis qu’un certain Juma Namangani se charge des questions militaires – tous deux viennent de la vallée de Ferghana, région défavorisée en rupture avec le président Karimov. Basé dans les régions montagneuses tadjikes et kirghizes (Tavildara et Batken), le MIO s’est livré à des incursions armées au Kirghizstan en 1999 et a lancé des coups de main audacieux en Ouzbékistan en 2000. S’étant rangé aux côtés des talibans en Afghanistan, il y a subi des pertes lors de l’invasion américaine – Namangani aurait trouvé la mort lors des bombardements de Kunduz. Depuis, des combattants ouzbeks ont pris part aux affrontements entre forces gouvernementales pakistanaises et rebelles islamiques dans les régions tribales du Waziristân (6).

Cependant, ni le Hizb ni le MIO ne pourraient menacer la stabilité de l’Ouzbékistan si ce pays ne traversait pas une profonde crise de système. Au début des années 1990, l’Ouzbékistan a choisi une voie différente de la privatisation tous azimuts empruntée par les autres nations postsoviétiques où, tout en maintenant un régime autoritaire, l’Etat continue de superviser la plupart des activités économiques. Ce système, qui débouchera ailleurs à la fois sur une réelle stabilité et sur un fort déclin économique, a été appliqué avec moins de brutalité en Ouzbékistan. D’où l’intérêt d’investisseurs étrangers – constructeurs automobiles allemands et sud-coréens, entreprises agroalimentaires suisses et banques néerlandaises. Mais le haut niveau de corruption, les contrôles administratifs tatillons et le règne de l’arbitraire finirent par les faire fuir. Actuellement, le régime survit grâce aux exportations de minerais et de coton – ce dernier acheté aux paysans à un prix imposé bien inférieur à son cours mondial.

Treize ans après la chute de l’URSS, les conditions de vie des citoyens ouzbeks continuent à se dégrader. Le statut des travailleurs agricoles frise l’esclavage : les paysans n’ont pas le droit de quitter leur kolkhoze, où ils ne peuvent choisir ni ce qu’ils cultivent ni à qui ils vendent leurs récoltes. Ici et ailleurs en Asie centrale, on assiste à une migration de masse des paysans et des chômeurs des zones rurales vers la capitale, ce qui crée toutes sortes de nouveaux problèmes sociaux, parmi lesquels la propagation de l’épidémie de sida (7). La réaction des autorités a consisté à isoler le pays en imposant un système de visas aux citoyens des pays voisins et en fermant les frontières – qu’il a même minées. Des mesures récentes visant à restreindre le commerce des bazars traditionnels ont provoqué des émeutes dans les villes de la vallée de Ferghana. Et, à la différence du début des années 1990, plus personne, à Tachkent, ne croit que l’autoritarisme conduira un jour au développement des investissements étrangers, aux réformes et à la modernisation.

Le Turkménistan aux mains d’un seul homme

Pour sa part, le Turkménistan est devenu une sorte de parc à thème stalinien : hôtels de luxe et palais présidentiels s’y multiplient, alors que certains citoyens n’ont même pas accès à l’eau potable. M. Saparmourat Niazov, qui se fait appeler turkmenbashi (« chef de tous les Turkmènes »), est omniprésent : officiellement, il a fondé tous les journaux du pays ; son portrait figure dans toutes les émissions de télévision ; étudiants et fonctionnaires doivent obligatoirement lire ses écrits, intitulés Ruhnama (« Livre de l’âme »).

M. Niazov a lancé une ingénierie sociale destinée à forger une nouvelle génération de Turkmènes à son image : il a supprimé l’enseignement des langues étrangères, dissous l’orchestre philharmonique, décrété non-turkmène, ramené la durée de la scolarisation obligatoire de douze à dix ans et invalidé tous les diplômes supérieurs obtenus hors du pays après 1993. Le nombre d’étudiants dans l’enseignement supérieur, de 30 000 dans la dernière décennie soviétique, est tombé à 3 000 (8). Les médias sont soumis à la censure, Internet est contrôlé, et sortir du pays ou y entrer devient difficile.

La répression brutale de la dissidence a atteint un niveau inégalé après la tentative d’assassinat contre M. Niazov, en 2002 (9). La direction turkmène repousse toute critique des organisations internationales, considérée comme ingérence dans les affaires internes du pays. En même temps, plus d’une douzaine de diplomates turkmènes ont demandé l’asile avec leurs familles au cours des dernières années. Le Turkménistan est à 80 % désertique, et les tribus nomades n’ont qu’un vague sentiment d’appartenance nationale. Le pays est riche en gaz naturel, ce qui facilite la concentration du pouvoir entre les mains d’un seul homme et permet de financer une structure policière répressive. Mais le leadership capricieux du turkmenbashi a conduit à la paralysie totale du pays, au déclin de l’agriculture et à un chômage de masse parmi les jeunes tel qu’il fait craindre pour l’avenir du pays.

Aujourd’hui encore, le Kirghizstan passe pour la société la plus ouverte de l’Asie centrale en dépit des politiques autoritaires qui y règnent depuis quelques années. Car le pluralisme kirghize tient davantage à l’incapacité du président Askar Akaev à consolider son règne autoritaire qu’au développement de véritables institutions politiques permettant aux citoyens d’exercer leurs droits. Avec les années de privatisations, un système qui tourne autour de la « famille » du président a vu le jour. Il en va de même dans les pays voisins, au Kazakhstan et en Ouzbékistan, où des proches parents des chefs d’Etat possèdent tout ou partie des secteurs économiques très lucratifs – les entreprises dont le chiffre d’affaires dépasse le million de dollars, selon nos sources : transports aériens, importation de biens de consommation courante, BTP, etc.

Des élections législatives ont eu lieu le 27 février 2005 au Kirghizstan et la présidentielle est prévue pour octobre. Le président sortant ne brigue pas sa réélection, ce qui devrait conduire, pour la première fois depuis l’accession du pays à l’indépendance, à un renouvellement des élites, mais ce sera au prix d’une féroce lutte pour le pouvoir. « Le président et sa famille se battront avec tous les moyens à leur disposition, estime Alexander Kulinsky, un journaliste basé à Bichkek. Ici, il n’y a pas – ou peu – de partis démocratiques. La plupart font semblant pour s’attirer les faveurs de l’Occident. »

Au début des années 1990, on voyait dans le Kirghizstan le modèle des réformes à mettre en œuvre dans toute l’ex-Union soviétique. Le président Akaev était un scientifique, et non un ancien apparatchik : il avait imposé la libéralisation politique, développé une presse libre et privatisé l’économie grâce aux dotations généreuses d’organisations internationales. Hélas, ces investissements ne représentaient qu’une fraction des subventions naguère versées par l’Etat soviétique – d’où la fermeture de mines et d’usines, et l’exode massif des ouvriers qualifiés russes. Si la chute de l’économie a été – tout juste – enrayée depuis, le nombre de naissances baisse chaque année de 55 000 par rapport à l’année précédente, ce déclin démographique « naturel » s’ajoutant à l’émigration d’un demi-million de travailleurs kirghizes en Russie ou au Kazakhstan.

Dans ces conditions, « les efforts entrepris par l’Etat pour susciter une nouvelle identité nationale ont largement échoué, analyse Emil Juraev, professeur de sciences politiques. En revanche, le sentiment d’identité ethnique se renforce, tout comme les sentiments tribaux et régionaux. Le pouvoir de l’Etat repose essentiellement sur une bureaucratie centrée à Bichkek, la capitale, et sur le système clanique ». Pays montagneux, le Kirghizstan manque d’axes de communication susceptibles de l’unifier. La lutte pour le pouvoir risque ainsi, selon nombre d’observateurs, d’aboutir à une scission entre la vallée de Chui, au nord, où se trouve la capitale, et la vallée de Ferghana, au sud, avec Osh, deuxième grande ville du pays.

Le Kazakhstan est le seul de tous ces pays dont la productivité économique augmente, grâce à de lucratives exportations de pétrole. Son produit national brut a crû de 9 % en 2003, les investissements étrangers dépassant pour cette même année les 2 milliards d’euros (10). Aux élections législatives d’octobre 2004, deux partis arrivèrent largement en tête : Oton (« Mère patrie »), dirigé par le président Nursultan Nazarbaev, et Asar (« Ensemble »), dirigé par la fille du président, Dariga. La principale coalition d’opposants, composée du Parti communiste et du Choix démocratique pour le Kazakhstan, ne dispose d’aucun siège au Parlement. L’opération Asar importe moins par ses résultats – le parti n’a obtenu que 4 sièges sur 77 – que par sa portée politique : certains y voient la volonté du président Nazarbaev, après avoir mis au pas les médias et imposé sa présence active dans l’économie, de s’assurer, avec sa fille Dariga, une succession dynastique, comme Gueïdar Aliev avec son fils Ilham en Azerbaïdjan (11).

Si les cinq Etats qui composent l’Asie centrale soviétique devinrent indépendants en 1991, ce ne fut pas grâce à la mobilisation des masses, mais plutôt contre elles. A la différence des pays baltes ou du Caucase, l’immense majorité des peuples comme leurs dirigeants soutinrent la préservation de l’Union soviétique, et ce jusqu’au dernier moment. Les cinq présidents qui règnent encore en Asie centrale et en façonnent l’avenir arrivèrent tous au pouvoir au cours des années 1980, à l’époque instable de la perestroïka. Certes, chacun de ces pays a cherché à réaffirmer sa légitimité à sa manière : le Kazakhstan et le Kirghizstan en se lançant dans les privatisations et les réformes, l’Ouzbékistan et le Turkménistan en conservant l’Etat autoritaire et l’économie dirigée, et le Tadjikistan en parvenant à une surprenante réconciliation nationale après s’être désintégré sous l’effet d’une violente guerre civile. Pourtant, tous connaissent de plus en plus une même tendance à la concentration d’un pouvoir absolu entre les mains du chef de l’Etat.

L’idée d’indépendance nationale n’a pas convaincu la majorité de la population, la détérioration des conditions de vie rendant politiquement illégitimes les projets de nouvel Etat-nation. Et, de fait, actuellement, ce sont des réseaux fondés sur la solidarité régionale qui s’imposent, et qui s’opposent aux groupes d’idéalistes qui prônaient, il y a dix ans, l’unification régionale sous la bannière turque – et continuent d’en faire autant, mais sous celle de l’islam. Les élites politiques issues des écoles soviétiques ne voient dans l’islam qu’« extrémisme » et « terrorisme ». Elles ne lui ont jamais accordé d’autre statut que folklorique, alors même que l’effondrement de l’idéologie et de la répression communistes rendait indispensable une réévaluation du passé et du présent de l’islam dans les sociétés de l’Asie centrale. Désormais, la répression des groupes politiques islamiques et de diverses sectes s’accompagne d’une islamisation croissante de ces sociétés, y compris au Kazakhstan et au Kirghizstan, où l’islam politique ne cesse de se radicaliser.

Vicken Cheterian


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