LA REVOLUTION, LE SOCIALISME, LA RÉPUBLIQUE. L’INTERNATIONALISME et ... LE GENRE HUMAIN (par Jacques Bidet, universitaire)

dimanche 13 juillet 2008.
 

Le programme distribué pour ce colloque sur "Le Socialisme et la République" pose trois questions :

1- la révolution, en désarroi,

2- la république, en péril,

3- l’internationalisme, en question.

Je les prendrai une à une, et je la croiserai à une quatrième, en souffrance : celle du socialisme.

1. La première question est donc celle de la « révolution » et du « communisme ».

Nombre d’historiens pensent que la Révolution Française se termine en 1815. D’autres, prenant en compte sa dimension européenne, la tirent jusqu’aux années 48-50 et au-delà. F. Furet écrit quelque part qu’elle s’achève virtuellement en 1871, avec la naissance de la III° République. Ce qui va de pair avec l’idée que ce qui suit est une illusion sans avenir.

Et c’est peu dire qu’aujourd’hui beaucoup considèrent que toute perspective révolutionnaire d’envergure s’achève avec la dernière décennies du XX° siècle. Ne resteraient à venir que des mises à niveau. [dans l’ordre] : l’intégration de la Chine dans le capitalisme mondial, la démocratisation de l’Islam, la modernisation de l’Afrique.

Autant de rattrapages locaux, attendus comme des processus, traumatiques mais inéluctables, d’absorption dans le grand tout. Soit : tout le contraire de « révolutions ».

Des mutations vertigineuses, certes, nous attendent. Nos yeux peut-être les verront. Elles se dessinent déjà.

L’ubiquité informatique de tout un chacun, communiquant gratis avec la terre entière, avec tous les autres.

Le revenu de base assuré à chacun, lui permettant de vivre aussi vieux que les autres.

La fin non seulement de la famille, mais de toute liaison définie entre les personnes, chacun délivré de l’autre.

La révolution mensuelle des sciences, des techniques, des cultures et des croyances.

Mais plus de révolution, au sens propre du terme.

Il est ainsi diverses façons de rêver que les temps sont accomplis.

Je voudrais pourtant argumenter que la révolution ne s’est pas arrêtée, qu’elle est à l’ordre du jour.

Je le ferai en me référant à la matrice conceptuelle que j’ai proposée dans mon dernier livre, Théorie générale, qui avance que la révolution appartient à la structure même du monde moderne, qu’elle fait corps avec la modernité, et ne peut s’achever qu’avec elle. Dans une post-modernité, qui n’a d’autre nom propre que le communisme.

Je n’avance ici aucun slogan politique.

Je poursuis une réflexion qui vient de Marx, dont l’apport essentiel peut en effet se résumer dans sa démonstration selon laquelle : la forme moderne de société possède une structure révolutionnaire. Sauf que... Marx développe cette idée sous une forme partiellement contestable :

La propriété privée des moyens de production, dit-il en substance, produit sa contradiction, en ce qu’elle suscite tout à la fois et le progrès technique et l’émergence sociale massive du salariat qu’elle exploite.

Le capital se concentre au point de devenir toujours plus minoritaire face à une multitude de plus en plus compétente, de plus en plus forte, donc, de ses conquêtes sociales et politiques.

Dans le procès historique de la concentration capitaliste, la forme marché décroît devant la forme organisation, qui ouvre la voie à une planification sociale générale, publique par nature, et qui ne saurait échapper à l’emprise de son public.

Le capitalisme porte ainsi dans ses flancs l’extinction du marché, [et donc] le socialisme et la culture démocratique qui fait corps avec lui.

Cette grande utopie a montré sa part de vérité. Le XX° a vu une montée fulgurante de l’homme ordinaire associé, du salariat pesant sur l’ordre économique et social, imposant une plus large démocratie politique.

Cette utopie comporte pourtant un point obscur, autour de la question du marché, qui reste tabou pour beaucoup de ceux qui se réclament de changements révolutionnaires. Non pas dans la pratique, car tout un chacun admet qu’il faudra encore longtemps du marché, aussi loin que nous puissions penser quoi que ce soit. Mais question théoriquement refoulée, parce que non élucidée.

On voit sans voir.

Il est vrai qu’il n’est pas facile d’y voir clair. Les marxistes les plus conséquents ont parfaitement analysé les méfaits de la bureaucratie planificatrice. Ils ont cependant eu tendance à se contenter de l’idée que la raison en était le manque de démocratie politique.

Ce faisant ils s’inscrivaient dans le vieux clivage entre économie et politique. Comme si ce n’était pas la même chose.

Par là, tout comme les libéraux épargnent la forme marché, ces autres épargnent la forme organisation.

Il faut, me semble-t-il, reconnaître que l’organisation et le marché sont, au même titre, « facteurs de classe », facteurs de clivages de classe auto-reproductibles, dans le monde moderne. Au même titre, et dans ‘leur complexe inter-articulation’. Qui est tout à la fois, économique, puisque ce sont là les deux pôles de la coordination productive rationnelle, et politique, puisqu’ils appellent respectivement le moment interindividuel et le moment central de la socio-contractualité, la relation antagonique entre liberté des Anciens et liberté des Modernes, par quoi il y a modernité tout court.

La structure révolutionnaire de la société moderne tient à ce que cette fiction auto-proclamée de socio-contractualité, qui se rappelle dans toute pratique économique et sociale moderne, ne produit jamais que toujours-déjà renversée en son contraire dans les rapports de classe auxquelles donnent lieu les médiations du marché et de l’organisation, lesquels, en même temps, ne peuvent s’affirmer que comme conformes à ce qu’attendent les uns des autres des être libres, égaux et rationnels. La déclaration de liberté-égalité se rappelle dans toute procédure, même la plus cynique, entre les modernes, elle se rappelle comme dénégation de ce qui est, et donc, contradictoirement, comme promesse de la réalisation de ce qui doit être.

On ne peut rien dire des rapports de classe modernes sans commencer par l’égalité-liberté proclamée, déclarée, des interactions entre les personnes. C’est pourquoi Marx commence Le Capital, par une longue Section 1, qui traite de la fiction de l’égalité-liberté de la production marchande, structure d’échange égal entre tous. Il ne peut aborder qu’ensuite ce qui est le rapport capitaliste, qui ne se comprend en effet que comme le renversement de ce rapport.

C’est parce que le capitalisme est le renversement de ce qu’il promet, que son propre renversement est toujours à l’ordre du jour.

La révolution appartient à la structure même du monde moderne.

L’erreur de Marx est d’identifier ce renversement à la réalisation de la société démocratiquement planifiée, qu’il développe à la fin du Livre I, qui est sa vraie conclusion : « il a fallu des siècles pour exproprier les travailleurs, il faudra moins de temps aux travailleurs rassemblés dans la grande production organisée pour exproprier les capitalistes », et qu’il évoque déjà en arrière-plan tout au long de sa première section (« Représentons-nous une société d’hommes libres… » planifiant démocratiquement leur production).

Erreur, car il ne suffit pas d’exproprier les propriétaires privés, il faut aussi exproprier l’autre classe, [ou plutôt l’autre pôle de classe], qui domine à travers la hiérarchie reproductible des compétences supposées du savoir faire culturel et social.

On me dira que le danger majeur vient aujourd’hui non de la bureaucratie comme en URSS, mais du gigantesque redéploiement de la propriété privée, qui détruit les institutions publiques, qui étaient autant de conquêtes populaires et sur lesquelles le public avait quelque prise. Ce qui est vrai.

Mais on ne peut avancer sans ressaisir la chose dans son ensemble.

Car il s’agit de savoir où sont nos amis et où sont nos ennemis, où sont nos faiblesses et quelle est notre force.

Il faut partir de bases incontestables, c’est-à-dire tout à fait générales.

La domination moderne de classe repose bien, en effet, sur deux piliers, celui de la propriété et celui du management (économique, social, culturel, administratif, policier). Elle tend tout naturellement à se représenter politiquement en deux partis, celui de la droite traditionnelle, et celui, pour faire bref, de la social-démocratie. Qui sont les partis de l’alternance de la domination.

Et, il existe cependant un parti de l’alternative, qui se construit d’en bas, et qui suppose une alliance antagonique avec le pôle social et politique de l’organisation contre celui de la propriété.

Précisément parce que ces deux pôles ne sont pas rigoureusement homologues.

Le pôle de l’organisation est celui des serviteurs patentés de l’universels. Son domaine ne s’agrandit que de ce que conquiert le peuple tout entier. Son hégémonie est en principe préférable à celle de la droite, en ce qu’elle est plus précaire, du fait de la nature des concessions qu’elle doit consentir, et qui laissent un plus large champ à la subversion, à l’avancée populaire. Elle peut naturellement aussi faire les basses oeuvres de la droite, à laquelle elle tend à s’agglomérer dès qu’elle est laissée à elle-même.

La structure révolutionnaire de la modernité tient à cela que, comme affirmation de raison publique, marché et organisation forment deux pôles rationnels indissociables l’un de l’autre, tout comme la contractualité interindividuelle et la socio-contractualité. Cette matrice du rapport moderne de classes ne peut proprement se dire que dans la dénégation de ce qu’elle produit, c’est-à-dire dans la promesse de l’égalité. Elle est une incitation permanente à la révolution.

Dire que tout le reste est conjoncture serait une façon idéaliste et cavalière de prendre les choses. Cette structure se développe historiquement. Il y eut d’abord la Révolution Française, qui a expérimenté des formes politiques démocratiques, et laissé entrevoir des prolongements socialistes. Il y eut les expérimentations de 48 et de la Commune. Il y eut la grande expérimentation du communisme historique. Celle du communisme-socialisme européen, et de toutes les démocraties sociales à travers le monde.

Le ressort en est toujours le même, celui de la contradiction entre la promesse que ne peut pas ne pas faire la forme moderne de société, dans le moment où elle établit la domination sur des rapports salariés privés ou publics, c’est-à-dire marchands et organisationnels, et le fait de cette domination, dont le succès historique tient précisément à sa relative rationalité productive et politique, qui fait que partout elle supplante (ou colonise, re-mobilise) les autres.

Mais son succès même, en même temps qu’il étend la socialité à de nouveaux domaines, et qu’il donne des échelles nouvelles aux cruautés et aux destructions de la violence de classe, produit les humains grands et forts qui la contestent.

Reste à savoir qui l’emporte. Il n’y a aucune raison d’être optimiste. Il n’y aucune raison argumentable à renoncer.

2. La république et le socialisme

Je voudrais avancer cinq thèses

Thèse 1 : Il faut assurément défendre les services publics et le « statut » social

Thèse II : Cette défense relève du socialisme

Thèse III : Mais la république peut aussi être l’alibi du socialisme

Thèse IV : Il faut donc revenir à la question centrale du socialisme, celle de l’appropriation commune des moyens de production

Thèse V : Cela ouvre à une lutte sur un double front de classe, et porte vers un pôle de radicalité plutôt que vers un pôle républicain

Thèse 1 : Il faut défendre les services publics et le « statut » social

Dans la retraite du socialisme, ce qu’on appelle la gauche tend à établir son combat sur deux lignes de position, que l’on peut qualifier de « républicaines ».

D’une part, renonçant à ce qui a été la pierre de touche du socialisme : la propriété privée et le contrôle commun des moyens de production, elle entend maintenir l’idée que certains services publics au moins doivent être assurés, gratuitement ou non - selon le cas - par la collectivité : éducation, santé, recherche théorique, information, transports, environnement, sécurité, etc.

D’autre part, de façon corrélative, revient en force l’idée d’un statut garanti à toute personne. Je renvoie à ce qu’en dit R. Castel dans son livre, Les métamorphoses de la question sociale. Contre la perspective d’une autonomie et d’une sécurité fondée, comme autrefois, sur la propriété et l’épargne, on avance celle d’un statut garanti de la personne, de droits personnels (concernant l’éducation, la santé, retraite, etc.) assurés par l’Etat sur la base de prélèvements obligatoires, et supposés inaliénables, assurant la sécurité de chacun dans son indépendance vis-à-vis de tout autre.

Thèse II : Cette défense relève du socialisme

Ces revendications ont reçu, dès la fin du XIX°, l’appellation de « propriété sociale ». Et, si elles ont pu être formulées comme des alternatives au socialisme, il est clair pourtant qu’elles relèvent en elle-mêmes, j’y reviendrai tout à l’heure, de quelque chose comme l’expropriation du capital. Il s’agit là certes de revendications fondamentales des salariés comme tels, qui se profilent dès que le capitalisme se développe, telle sorte qu’aucune hégémonie n’est concevable qui n’y réponde quelque peu. Mais il est symptomatique que ce soit là où les courants se réclamant du socialisme ont été les plus forts, que ces droits ce sont le plus largement affirmés.

Thèse III : Mais la république peut aussi être l’alibi du socialisme

Il faut en effet cependant reconnaître que cette perspective du statut de la personne, telle qu’elle est prise aujourd’hui comme horizon (républicain) ultime, marque un recul, une démission par rapport aux projets qui se formulaient frontalement, à l’encontre de la propriété et de la bureaucratie, dans les termes de l’appro¬priation sociale des moyens de production et de l’autogestion.

Cette approche est en train d’occuper tout le champ, comme en témoigne la floraison des « contrats de citoyenneté », d’allocation universelle, qui croient discerner dans ces garanties matérielles de la reconnaissance mutuelle, la dernière position que nous puissions tenir ensemble dans un univers désormais indéfiniment ouvert et flexible. La doctrine habermassienne de l’ordre de droit ne dit-elle pas son dernier mot dans une proposition d’un code de citoyenneté, qui exige, outre les libertés libérales (privées) et républicaines (participatives), les conditions matérielles et culturelles assurant de façon égale ces dernières. Fort bien. Et cela est considérable. Mais tout le reste est supposé « négociable », c’est-à-dire inscrit de droit dans les limites du débat communicationnel réglé entre ceux qui possèdent (bien d’autres moyens de se faire entendre) et ceux qui n’en possèdent pas.

La république devient alors le substitut du socialisme. Si elle ne peut cependant en tenir lieu, c’est que le socialisme posait une tout autre question : à qui est le monde et tout ce qu’il contient ?

Tout ce que l’on peut en dire a priori, selon la perspective de Habermas, c’est que c’est une chose dont on peut parler. Entre personnes parlant avec la puissance (inégale) de ceux qui se le sont approprié (inégalement). Entre puissants (Machhaber) et non-puissants, [ce qui est une étrange façon de se considérer comme libres et égaux]. Avec la présupposition qu’ils le feront selon les règles de la communication argumentative, également alternée.

Thèse IV : Il faut donc revenir à la question centrale du socialisme, celle de l’appropriation commune des moyens de production

L’analyse centrale de Marx consiste à établir en termes rigoureux – ce que dit en termes concrets aujourd’hui un ouvrier de Danone ou une employée de Marks et Spencer - que la production capitaliste n’est pas production en général, c’est-à-dire de valeurs d’usage, de richesses concrètes, mais de plus-value, les valeurs d’usage n’étant jamais que les moyens de cette fin. Bien sûr, la fin et le moyen transmutent constamment entre eux, mais sous la dominance de l’horizon plus-value. Il faut donc revenir à la question de la valeur d’usage et, de l’usage, et... de la propriété privée des moyens de productions. Car qu’est-ce que la propriété en effet, sinon l’usage reconnu des choses. Et la propriété privée des moyens de production, sinon son usage reconnu au capitaliste. Mais la propriété n’est pas en elle-même une affaire de tout ou rien !? ! Elle est partitionnable et réductible à l’infini, par tout ce qui limite socialement l’usage de la chose. En conséquence, tout ce qui limite pratiquement les droits dont les capitalistes disposent sur leurs capitaux constitue un élément d’appropriation sociale des moyens de production.

Il ne s’agit pas seulement de règles juridiques. Il s’agit de la portée des luttes séculaires et des luttes quotidiennes concernant ce qui doit être produit et comment cela doit être produit.

Les valeurs d’usage que produit effectivement une société relèvent de l’impact de la multitude, qui demande, pousse à ce que, exige que telles sortes de choses soient produites : des biens de consommation commune ou des produits de luxe, des écoles, des hôpitaux, tel habitat, tel environnement ou... C’est tout le contexte social, politique, culturel, dans son affrontement aux manipulations du consumérisme, qui crée cette demande et cette capacité d’exiger.

La propriété capitaliste est, de la même façon, limitée par tout ce qui porte la marque de la puissance du salariat sur les conditions de travail, d’éducation, de formation, d’emploi, qui font que la force de travail n’est pas appropriable comme une marchandise, ou encore qu’elle est, plus ou moins selon le rapport des forces, autre chose qu’une marchandise.

Enfin, l’usage du monde produit par le capital reste largement ouvert : le capital produit le téléphone et le train, il n’est pas maître de leur usage. Les produits du capital sont largement interprétables.

La ville est un enjeu des forces sociales. Mais, une fois faite, elle reste imprévisible, le lieu de la rencontre, de la fête, de la manifestation, du temps libre, des communautés. Voir Henri Lefebvre. Et ce dont il s’agit aujourd’hui, ce n’est plus seulement de l’appropriation des moyens de production et d’échange, mais de l’appropriation de la planète elle-même, ou plutôt de sa non-appropriation par les mains invisibles de la rationalité marchande et organisatrice, ces facteurs modernes de pouvoir de classe, c’est-à-dire de puissance aveugle.

J’ai bien conscience de dire là des choses en un sens banales. Mais en un autre sens non, pourtant. Car, au moment où nous devons reconnaître comme insuffisante et pour une part illusoire cette forme de socialisme utopique qui avait été, sur plus d’un siècle, un puissant principe d’action commune universelle, il est essentiel que nous puissions repenser l’unité. Une unité dont nous mesurons aujourd’hui le caractère fragmenté, selon des temps, des soucis, des horizons décalés et discordants. Mais unité effective, donnée dans le fait que toutes les luttes syndicales, féministes, urbaines, éducationnelles, culturelles, écologiques, convergent en ce qu’elles mettent en cause le pouvoir du capital, qui se manifeste en effet très précisément dans sa capacité de diriger la production et la consommation vers le seul profit, c’est-à-dire vers la pure accumulation de pouvoir sur la société, quelles qu’en soient les conséquences sur les humains et la nature. La lutte de classe a d’immenses potentialités sur tous les terrains de la vie sociale concrète. Et c’est en ce sens qu’elle se développe aujourd’hui, et qu’elle doit se reconnaître. Les marxistes sont passés maîtres dans l’art de démasquer partout l’action du capital.

Ils doivent aussi aider à penser là où est notre force, et comment elle se multiplie.

Ces considérations ne sont pas là pour marginaliser la question classique de l’appropriation privée ou publique des moyens de production, mais pour l’inscrire dans le contexte plus général des rapports de force et de sens qui en conditionnent l’issue.

- Thèse V : Cela ouvre à une lutte sur un double front, et porte vers un pôle de radicalité, plutôt que vers un pôle républicain

La raison principale est que cette lutte concerne les deux fronts de classe, l’affrontement des deux fractions de classe dominante, même assortie de l’alliance avec celle dont la base constitutive n’est pas dans la propriété, mais dans la « compétence » sociale, monopolisée et structurellement reproduite. Car c’est une alliance conflictuelle, dont les termes doivent être explicités et thématisés.

3. L’internationalisme

La nouvelle révolution des « forces productives » a sonné l’heure d’un bouleversement de l’ordre géo-politique, que je désigne sous le concept d’ultimodernité *. Le concept d’impérialisme en effet, ne suffit plus à définir la « phase ultime » du capitalisme. Celui d’ultimodernité ne vise cependant pas à le remplacer. Il ne désigne pas une quelconque fin de notre histoire, mais proprement ‘le terme’ de la « modernité », ‘son achèvement’. Il porte critique à la notion de post-modernité, fin supposée des identités projetées dans des projets communs, en même temps qu’il en propose une interprétation. L’ultimodernité est le temps long, le processus, de l’émer¬gence d’une étaticité, et donc d’une juridicité, mondiale. Il donne à l’impérialisme, qui est le développement du capitalisme sur l’ensemble du globe, un enjeu nouveau. Le terme d’impéria¬lisme est équivoque au sens où, précisément, il ne s’agit pas là d’un empire, du moins au sens des grands ensembles pré-capitalistes, mais d’un système spécifique.

Le capitalisme, en effet, n’est pas seulement une structure de classes articulée autour de la relation salariale, il n’est pas seulement la forme propre aux diverses sociétés modernes. Car il est en même temps, et dès son commencement, système unique concret du monde, il est totalité, pluralité de proto-Etats, puis d’Etats-nations, toujours constitué selon un ordre centres-périphéries.

mais coextensible à son histoire, comme l’a bien montré I. Wallerstein, suivant la voie ouverte par Braudel.

En ce sens, l’impérialisme n’est pas la phase ultime du capitalisme, comme l’ont cru les marxistes du début du XXième siècle, mais coextensible à son histoire, comme l’a bien montré I. Wallerstein, suivant la voie ouverte par Braudel.

L’ultimodernité advient quand la dynamique de la production capitaliste s’est à ce point développée qu’elle commence à annuler les frontières, et que pointent, sous forme d’institutions internationales, des appareils d’Etat tendanciellement supranationaux.

L’étaticité mondiale se profile à mesure qu’émergent les conditions classiquement exigées d’un Etat : un territoire, qui est le monde, une communauté, qui est l’humanité, un pouvoir unifié, qui s’exerce sous la forme de la loi qui y prévaut, celle du marché capitaliste, laquelle laisse aux plus puissants la faculté de moduler la règle à leur avantage, mais qui s’impose comme telle.

Cette étaticité mondiale, loin d’amollir l’impérialisme, lui donne, en même temps que de nouvelles contraintes, de nouvelles ambitions et de nouveaux moyens.

Le néolibéralisme, dans son refus officiel de toute limite à la loi du marché (naguère contrecarrée par l’organisation nationale), c’est le libéralisme à l’heure de l’ultimodernité sous impérialisme. Il se donne comme doctrine cohérente à mesure que les frontières s’abaissent. Et cet effondrement des frontières, qui affaiblit les plus faibles, favorise les stratégies des puissants du centre, et nourrit plus que jamais leurs pratiques protectionnistes et prédatrices.

La thèse de l’ultimodernité s’oppose à celle de Michael Hardt et de Toni Negri, selon laquelle nous serions entrés dans l’ère de « l’empire » déterritorialisé, succédant à celle de l’impérialisme.

Elle s’oppose aussi spécifiquement à celle selon laquelle aurait enfin triomphé la « société civile internationale », ordre marchand universel sans Etat qui lui corresponde.

Elle montre en même temps pourquoi les prérogatives actuelles du capital financier, qui tiennent au déclin temporaire de la forme Etat (et à l’inégalité de ce déclin, qui ouvre des zônes franches aux multinationales), sont historiquement transitoires.

Mais elle fait aussi apparaître que les prétentions du néo-libéralisme ne sont pas nouvelles. Ce sont les prétentions libérales.

Ce qui est nouveau, c’est qu’elles n’ont plus face à elles la puissance critique d’une volonté générale s’exprimant dans les formes de la communauté étatique. Elles peuvent ainsi se radicaliser, se faire valoir comme argument absolu.

La preuve de l’étaticité mondiale, c’est qu’il y a désormais des « citoyens du monde ». Proposition hyperbolique. Car il est bien vrai qu’il n’y a pas de citoyen sans Etat, c’est-à-dire sans instance de pouvoir effectif. Mais il est clair qu’un nouveau jeu de pouvoir a commencé, qui consiste à se mobiliser pour mettre devant ses responsabilités l’humanité entière, et à l’appeler indistinctement à l’action, face à des défis écologiques, anthropologiques (concernant le destin de l’espèce comme telle), mais tout autant économiques et politiques pour lesquels l’échelle nationale et la forme inter-nationale - laquelle suppose qu’il s’agirait seulement de problèmes particuliers à régler par des compromis - sont devenues pour une part obsolètes.

Et nous entrons ainsi dans une nouvelle ère de l’internationalisme : l’international à l’heure du mondial.

Car c’est bien, dans le procès de la « globalisation », un pouvoir mondial qui se constitue et que nous affrontons : un pouvoir potentiellement supranational. Contre lequel, et par lequel [seulement du reste, dans la mesure où... la multitude des peuples et des gens ordinaires pèsera de son poids] pourront être défendues les nations, les cultures, en même temps que le droit de chacun de se porter là où il peut être fait usage de la nature, là où l’on peut vivre tout simplement.

Je voulais simplement dire qu’il y a eu certes des épisodes terrifiants, et le siècle qui vient de s’écouler en est une suite presque interrompue. Mais le grand récit continue.

Et nous n’y pouvons rien.

Il se poursuivra jusqu’à ce que l’humanité devienne un village - ou bien... se désintègre. Ce dont nous ne pouvons assurément rien dire. Mais il nous implique.

Nous sommes impliqués dans ce futur, car il poursuit la même histoire dans laquelle nous sommes nés.

Jacques Bidet Le communisme, la république et le genre humain

Colloque "Le Socialisme et la République", Sorbonne 31 mars 2001 Texte paru dans Utopie critique, n°18, Paris, 2001


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