Dire non au coup d’Etat permanent de Nicolas Sarkozy (Edwy Plenel, Mediapart)

vendredi 25 juillet 2008.
 

Les prises de conscience appellent souvent des inventions de vocabulaire. S’il ne lui a pas été fidèle, une fois installé à l’Elysée, la formule de François Mitterrand sur Le Coup d’Etat permanent, titre de son pamphlet de 1964, résume d’une image tous les dangers potentiels de la Constitution de la Cinquième République. On lui prête, au moment de quitter ce pouvoir qu’il aura occupé plus longtemps qu’aucun autre (1981-1995), cette formule : "Ces institutions étaient dangereuses avant moi, elles le resteront après." Plutôt que l’aveu d’impuissance – ces institutions auront résisté à une alternance qui, contrairement au programme sur lequel la gauche fut élue, n’a pas su les transformer en profondeur –, c’est la mise en garde qui, ici, importe et qu’auraient bien fait de méditer tous les ralliés de gauche au récent chantier constitutionnel : pour limiter ce danger intrinsèque, la pratique du pouvoir est décisive.

De ce point de vue, on ne saurait reprocher à Nicolas Sarkozy d’avoir caché son jeu. D’emblée, dès les premières heures, il a imposé son hyperprésidence. Immodestement, je dois confesser avoir lancé cette expression au soir et au lendemain de son intronisation, le 16 mai 2007, lors de l’émission de Frédéric Taddei sur France3, "Ce soir ou jamais", puis, le 17, dans le journal de la mi-journée de France Culture. Hyperprésidence, disais-je alors, de même que l’on a pu qualifier, à la suite d’Hubert Védrine, la politique américaine sous la présidence Bush d’hyperpuissance : une puissance sans contrepoids, accentuant le déséquilibre d’une époque déjà incertaine et dangereuse. L’hyperprésidence, c’est cela : un coup d’Etat à froid qui accentue les déséquilibres et, donc, les risques et les dérives.

Dans une symbolique évoquant une gestion à la fois physique et psychologique des terriroires, le nouveau président, à peine élu et pas encore intronisé, signifia à son camp sa manière de faire et son projet d’avenir : en annexant sans ménagement le pavillon de la Lanterne à Versailles, officielle résidence des premiers ministres, il disait que son pouvoir serait sans partage. Durant les mois qui précédèrent et qui suivirent l’annonce du chantier constitutionnel, en juillet 2007, on le constata à loisir : en apparence le même, le régime avait en réalité changé, sans coup férir. Quand l’article 5 de la Constitution place le président de la République en position d’"arbitrage", quand les articles 20 et 21 de la Constitution donnent au gouvernement la détermination et la conduite de "la politique de la Nation", et au premier ministre la direction de "l’action du gouvernement", Nicolas Sarkozy renversait brutalement les rôles.

Il fut trop peu souligné, à l’époque, que l’immédiate pratique sarkozyste du pouvoir appliquait fidèlement les principes d’une autre Constitution, bien peu démocratique puisque née d’un coup d’Etat bien réel. Le précédent mérite d’être médité puisqu’il s’agit de la Constitution du 14 janvier 1852 alors que, son putsch réussi, l’encore président de la République, Louis Napoléon Bonaparte, accélérait sa marche vers le second Empire. L’article 3 de cette Constitution édictée sur les ruines de la République stipule : "Le président de la République gouverne au moyen des ministres, du Conseil d’Etat, du Sénat et du Corps législatif." Gouverne au moyen… Et l’article 13 d’enfoncer le clou : "Les ministres ne dépendent que du chef de l’Etat."

2) Le renforcement de l’hyperprésidence

Le premier ministre devenu collaborateur et le gouvernement ravalé au rôle d’exécutant, désormais l’Elysée allait explicitement présider et gouverner, décider et agir, légiférer et parler, nommer et négocier, tout régenter sans filtre ni frein, hors de tout contrôle et de tout équilibre. L’Elysée ? C’est-à-dire un lieu d’exception dans la République, hors de toute culture administrative régulière, hors de toute procédure réglementaire, hors de tout contrôle extérieur. Un lieu dont le chef, une fois élu, est, institutionnellement et juridiquement, irresponsable, donc incontrôlable. Un lieu dont les résidents sont des obligés ou des courtisans, ne connaissant qu’un seul maître, ne dépendant que de son bon plaisir et n’exprimant que son bon vouloir.

On connaît l’argument démagogique qui a servi d’alibi à ce putsch institutionnel si voyant mais peu commenté, sauf peut-être dans les tourments intimes du premier ministre, François Fillon : foin d’hypocrisie, faisons tomber les masques et présidons ouvertement comme nos prédécesseurs ont, en réalité, gouverné, tout en prétendant le contraire et en protestant de leur respect de la Constitution ! Pour objecter, il suffit de repenser à la pertinente mise en garde de François Mitterrand : la dérive de ces institutions fondamentalement dangereuses n’est pas la même selon que l’on en revendique la lettre ou qu’à l’inverse, on en change l’esprit. Dans un cas, on garde la main sur l’embrayage ; dans l’autre, on lâche les freins. Du constat invoqué d’hypocrisie, on pouvait tout aussi bien déduire une inflexion inverse : non pas vers une concentration accrue des pouvoirs à l’Elysée, symbolisée par ce fait, sans précédent y compris sous de Gaulle, de voir les collaborateurs directs du président s’exprimer comme des ministres face auxquels ils revendiquent leur prééminence, mais plutôt vers une parlementarisation du système, réduisant l’autonomie d’action de la présidence.

La ruse redoutable fut évidemment de présenter le chantier ouvert avec la création du comité présidé par Edouard Balladur comme l’intention de renforcer les pouvoirs du Parlement. Chacun, s’il est de bonne foi, peut le constater aujourd’hui : de ce qui, dans les propositions de ce comité, allait vraiment et concrètement dans ce sens, d’un parlementarisme accru et d’une opposition reconnue, rien ou presque rien n’a été retenu dans la version finale de la révision constitutionnelle. Ni l’interdiction du cumul des mandats, ni le contrôle effectif du Parlement sur les nominations présidentielles, ni la création d’un statut de l’opposition parlementaire, ni la réforme du Sénat dont le mode de scrutin archaïque, éternellement favorable à la droite, est au contraire renforcé…

L’essentiel était ailleurs, dans toutes les accentuations, y compris symboliques avec le droit de parole qui lui sera accordé, de la prééminence du chef de l’Etat sur les assemblées. Les tractations, débauchages et marchandages de dernière minute, loin de toute construction sereine d’une majorité d’idées, ont bien montré de quoi il retournait : l’emporter, coûte que coûte, hors de tout débat de fond et non sans malmener, voire mépriser, ce symbole démocratique qu’est un changement de la loi fondamentale dont on oublie, au passage, qu’il devrait être l’affaire du peuple constituant.

3) Clarté de Badinter, confusion de Lang

Robert Badinter, qui n’a pas la réputation d’un opposant borné, encore moins d’un constitutionnaliste superficiel, l’a fort bien résumé, dans une tribune au Monde des 20-21 juillet qui – autre temps, autre ligne – ne s’en est guère inspiré. Constatant "l’hyperpuissance du président", "mal profond" dont souffrent nos institutions au point que "la séparation des pouvoirs n’est plus qu’apparence" et que, "de surcroît, ce pouvoir sans pareil n’est assorti d’aucune responsabilité", l’ex-garde des Sceaux et ancien président du Conseil constitutionnel conclut que ce projet de révision "ne réduit pas les pouvoirs du président" mais "les accroît en lui permettant de s’adresser directement aux parlementaires réunis en Congrès".

"Le président, poursuit-il, présentera un bilan flatteur de son action et fera acclamer par sa majorité son programme de gouvernement. Le premier ministre comme chef de la majorité parlementaire disparaît. Le renforcement des prérogatives du Parlement, premier objectif de la révision selon le président, est un leurre en termes de pouvoir réel. Tant que le président sera le chef incontesté de la majorité à l’Assemblée, le Palais-Bourbon demeurera une annexe du palais de l’Elysée. ’Cy veut le Roi, cy fait la loi’, l’axiome de l’Ancien Régime demeure la règle sous la Cinquième République."

Déjà armé du quinquennat et d’un calendrier électoral qui soumet l’élection des députés aux effets de l’élection du président, l’occupant de l’Elysée est le chef réel de la majorité parlementaire. Toutes les apparentes garanties offertes à l’opposition ne sont donc que peccadilles par rapport à ce fait, incontournable : d’autant plus assuré de sa mainmise sur le Parlement que le mode d’élection des sénateurs lui assure une majorité pérenne au Sénat, le président peut sans risque s’offrir une opposition de sa majesté, qui sera d’autant plus reconnue et respectée qu’elle sera respectueuse et consentante. C’est l’autre impensé de cette manœuvre, dont l’exécution fut parfaite : corrompre l’esprit d’opposition, comme l’on corrompt un métal pour l’éroder.

La clarté d’un Robert Badinter est évidemment éclipsée par la confusion d’un Jack Lang qui, comme c’était prévisible, confirme dans Libération du 21 juillet sa capitulation tout en se proclamant "opposant déterminé" et, mieux encore, en dénonçant "l’irresponsabilité illimitée du chef de l’Etat", irresponsabilité que son vote favorable va pourtant renforcer. Preuve que l’héritage du mitterrandisme, comme d’ailleurs celui du gaullisme, n’est pas univoque, entre principiels et opportunistes, hommes de conviction et hommes de pouvoir, cette division fut le ressort essentiel de l’offensive élyséenne. Depuis l’ouverture sans principes, à gauche comme au centre, où l’on vit des opposants déclarés à Nicolas Sarkozy pendant la campagne en devenir sans explication cohérente les plus zélés thuriféraires après son élection, c’est l’arme la plus efficace du nouveau régime.

4) Un présidentialisme sans contre-pouvoir

Dans l’immédiat, le constat ne fait pas de doute. Jamais, sous la Cinquième République, un président n’aura eu tant de pouvoirs concentrés entre ses seules mains. Le passage au quinquennat et les conséquences, désastreuses pour l’équilibre démocratique, de l’inversion du calendrier en 2002 ont déjà été évoqués, tout comme le travail systématique de corruption ou de séduction des oppositions et des résistances. A ces verrous politiques et institutionnels que l’actuelle révision va conforter et solidifier s’ajoutent d’autres garanties de puissance, autrement décisives : jamais un président de la République n’aura eu des liens si intimes, d’intérêts et de réseaux partagés, avec le monde de l’argent, celui des grandes fortunes financières et des entrepreneurs côtoyant la puissance publique.

Enfin, couronnant le tout, puisque les mêmes protagonistes s’y retrouvent – contrôle présidentiel, financiers intéressés et gauche retournée –, jamais une présidence ne se sera sentie autant chez elle dans l’univers médiatique, pourtant si divers, au point qu’une presse en difficulté, oubliant tout principe d’indépendance, se précipite dans ses bras pour quémander son sauvetage lors d’Etats généraux inventés et contrôlés par l’Elysée. Restait l’autonomie chèrement conquise du service public, et elle est remise en cause. Reste la liberté indocile d’Internet, et elle est montrée du doigt, déjà surveillée, bientôt contrôlée au prétexte de la réguler.

Il suffit d’un peu de mémoire pour savoir que ce tableau n’est pas caricatural. L’Etat fortement policier du gaullisme présidentiel n’empêchait pas ce pouvoir, bien avant 1968, de faire face à des oppositions, politiques, sociales, voire sénatoriales sous la présidence de Gaston Monnerville, et bien sûr électorales dès le ballottage de 1965. A l’époque, L’Express et Le Nouvel Observateur, pour ne prendre que ces deux titres, étaient des hebdomadaires clairement d’opposition, ce dont on peut légitimement douter aujourd’hui. Les présidences de Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing furent l’une celle de l’après-68, avec ses contestations aussi rampantes que générales, l’autre celle de l’affrontement avec l’Union de la gauche, dont la dynamique électorale épousait les attentes populaires. Quant à François Mitterrand et Jacques Chirac, par-delà leurs habiletés, ils durent présider sous la contrainte, économique pour l’un, cohabitionniste pour l’autre, cédant l’un à un monde d’argent – Bernard Tapie ministre, l’aurait-on oublié ? – qui n’était ni sa famille ni son camp, l’autre à une gauche puis à une droite qui, toutes deux, le rangeaient, selon les mots malheureux de Lionel Jospin, parmi les figures vieillies, usées et fatiguées.

Dans le paysage vers lequel s’avance Nicolas Sarkozy, il n’y a apparemment aucun de ces obstacles. L’opposition est inaudible, bien qu’elle s’exprime abondamment, et divisée, au risque du trouble et de la confusion. Les dirigeants des médias et les puissances d’argent sont, dans leur grande masse, de son côté, par nécessité ou par opportunisme. Malmenée mais enrégimentée, la droite suit, vaille que vaille. Evidemment, il y a la réalité, et ce n’est pas un mince obstacle : de la politique étrangère à la politique économique, en passant par le pouvoir d’achat, la question du nucléaire ou le moral des armées, le bilan d’un an de cette présidence est non seulement discutable, voire inquiétant si l’on s’en tient à la seule question de l’immigration, mais plus largement maigre, désordonné, incohérent ou inconscient.

Or c’est cet inévitable choc à venir avec l’impitoyable réalité que l’actuel verrouillage veut contenir, retarder ou maîtriser. C’est une raison supplémentaire de dire non. Non à l’hyperprésidence. Non au coup d’Etat permanent.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message