26 au 30 août 1938 Colloque Lippmann aux origines du néo-libéralisme

dimanche 5 octobre 2008.
 

B) Le néolibéralisme naît à Paris

Par Bertrand Rothé

Source : https://www.marianne.net/economie/l...

C’est lors d’un colloque près du Palais-Royal, à Paris, que la doctrine qualifiée alors de "néolibérale" voit le jour, avec l’Américain Walter Lippmann en théoricien fondateur. Toute la question consistera, par la suite, à déterminer le rôle de l’Etat dans un marché censé s’autoréguler.

L’auriez-vous deviné ? Le néolibéralisme n’est pas apparu à Chicago sur les bords du lac Illinois, bien que Milton Friedman enseignât longtemps dans la célèbre université de la ville, jusqu’à fonder une école d’où sortiront les « Chicago boys », synonymes de « talibans de l’économie de marché ». Non, le néolibéralisme naquit, assez discrètement il est vrai, au bord de la Seine, près du Palais-Royal, à Paris, lors d’un colloque organisé en 1938 autour d’un journaliste américain, Walter Lippmann. Quoi d’étonnant, en fait, puisque la France avait été l’une des terres d’élection du libéralisme classique. N’est-ce pas à Vincent de Gournay que Turgot attribue la formule « Laisser faire, laisser passer » ? Jean-Baptiste Say n’était-il pas l’inventeur de la loi des débouchés, une des plus citées en économie, qui proclame : « L’offre crée sa propre demande » ? Frédéric Bastiat ne fut-il pas un des auteurs de chevet de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan ? Et Léon Walras, né à Evreux en 1834 - qui, c’est vrai, a enseigné en Suisse -, ne prétendait-il pas démontrer « l’équilibre général de concurrence pure et parfaite » ? La France, et particulièrement la République, avait appliqué avec zèle leurs théories, au moins jusqu’en 1914.

Car, si la Première Guerre mondiale a laissé bien des ruines derrière elle, ce sont aussi celles de la doctrine libérale classique. Jusque-là, l’économie était vraiment libérale, l’Etat n’y intervenait pas ou très peu. Il n’y avait pas, par exemple, de ministère de l’Economie, ni de politique économique.

Pendant le conflit, l’Etat intervient dans l’économie. Il l’a organisée, planifiée, pour permettre l’approvisionnement des troupes en armes, munitions et autres, et il a montré son efficacité. Dans l’après-guerre, avec l’espoir d’un retour à la Belle Epoque, les gouvernements tentent de revenir aux pratiques du XIXe siècle, mais la Grande Dépression de 1929 porte le coup de grâce au libéralisme « manchestérien » (1). En trois ans, en Allemagne, le PNB a perdu 20 points ; aux Etats-Unis, plus du quart de la population active est au chômage.

De nouvelles théories économiques

Chacun alors cherche une autre voie. Certains regardent du côté du fascisme et du communisme, d’autres réfléchissent à des solutions compatibles avec la démocratie. Les « planistes » pensent que la raison couplée à l’autorité doit remédier aux effets pervers et à la myopie du marché. Une partie des syndicats et de la SFIO est séduite. Les catholiques lui préfèrent le corporatisme. Ils veulent développer une société organisée par métiers et regrouper dans de mêmes syndicats patrons et salariés. Cette idéologie agrège des composantes très disparates. Les chrétiens-sociaux y voient une forme de socialisme non marxiste, l’Action française, la possibilité d’un retour vers la société de l’Ancien Régime.

La politique économique est la panacée. Le Front populaire crée le premier ministère de l’Economie, dirigé par Charles Spinasse, un planiste (2). Les défenseurs du libéralisme se font rares.

« La Cité libre »

Walter Lippmann en est un. Après des études de sociologie à Harvard, il choisit le métier de journaliste avec un succès certain : il sera deux fois lauréat du prix Pulitzer. Il participe à l’élaboration du programme en 14 points du président américain Wilson pour l’après-guerre. S’il a longtemps été un homme de gauche, il s’est converti sur le tard au libéralisme. En 1937, il publie la Cité libre, un livre qui va jouer un grand rôle dans le développement du néolibéralisme. Lippmann ne fait pas dans la nuance : le Welfare State - l’Etat-providence - va détruire l’économie. Il estime que l’idéologie de cette « nouvelle divinité » et le New Deal se rapprochent dangereusement des régimes totalitaires, nazisme et communisme, ces « despotismes collectivistes ». Mais il s’attaque aussi, avec virulence, au libéralisme, un régime dépassé. S’il ne reprend pas l’idée que le libéralisme exacerbe la lutte des classes, il affirme que le marché est à l’origine de la paupérisation de certaines couches de la société. Il lui reproche aussi d’avoir muté en « une collection de formules geignardes invoquées par les propriétaires pour résister aux attaques lancées contre leurs intérêts établis ». Il constate donc l’impossibilité de restaurer l’économie mondiale sur la base des principes d’avant-guerre, mais sa critique ne s’arrête pas là, il remet aussi en cause les fondements mêmes du « laisser passer, laisser faire » et fustige les « illusions dogmatiques » qui ignorent que cette idéologie génère sa propre destruction. La concurrence libre développe cartels, concentrations, trusts et monopoles, et le régime dégénère. Lippmann est donc d’accord avec les collectivistes sur les conséquences désastreuses de cette idéologie ; en revanche, cela ne le conduit pas à rejeter le libéralisme, il veut au contraire le réformer pour le renouveler.

Le marché plus une intervention de l’Etat

La Cité libre est un « agenda du néolibéralisme », au sens de « libéralisme renouvelé » que Lippmann utilise comme synonyme. Du libéralisme, il garde le cœur du réacteur : la liberté des prix, le principe de concurrence, les budgets publics à l’équilibre, mais il souhaite que l’Etat intervienne dans l’économie, par l’intermédiaire de la loi, pour garantir la concurrence, voire pour l’imposer quand les trusts et les oligopoles essaient de profiter du marché. Et il clôt son livre par un chapitre sur « le gouvernement d’un Etat libéral », un concept paradoxal pour les libéraux orthodoxes.

Dès sa parution, le livre est un succès. L’auteur vient le présenter en Europe. Il séjourne quelque temps en France.

Le colloque fondateur

Le colloque est l’initiative personnelle de Louis Rougier. Un drôle de bonhomme, philosophe antichrétien, qui se fera défenseur de Vichy puis finira sa vie en idéologue de la nouvelle droite (2). Dans les années 30, en France on est à couteaux tirés, les bourgeois ont peur d’une insurrection communiste et les socialistes craignent les provocations. De retour du Caire, Rougier débarque à Paris juste après la victoire du Front populaire et prétend apporter « à [ses] concitoyens le concours de [sa] bonne volonté et l’appoint de [sa] lucidité d’esprit ». En 1938, l’occasion se présente, Lippmann est à Paris et Rougier décide d’organiser un colloque autour de la Cité libre.

Le colloque se tient du 26 au 30 août 1938 dans les locaux de l’Institut international de coopération intellectuelle (un organisme né de la Société des Nations) dans la capitale. Dans sa lettre d’invitation, Louis Rougier précise son objectif : conduire « une croisade internationale en faveur du libéralisme constructif ».

Les 26 intervenants viennent de tous les horizons ; certains sont des industriels, il y a aussi des intellectuels, des économistes et quelques philosophes. Toutes les obédiences de droite sont représentées. En revanche, socialistes et marxistes ont été éconduits poliment. Mais c’est la conjoncture internationale qui va faire du colloque un événement marquant.

En cette année 1938, beaucoup d’intellectuels étrangers sont en exil. Ils sont allemands, autrichiens ou italiens. Les régimes dictatoriaux les ont chassés de leurs pays. C’est le cas des deux ultralibéraux autrichiens Friedrich von Hayek et Ludwig von Mises, présents à Paris à l’occasion du colloque.

Si certains des débatteurs sont connus, d’autres accéderont plus tard à la gloire, comme Raymond Aron, René Courtin, qui fut un des fondateurs du journal le Monde, ou encore Jacques Rueff, qui deviendra un des proches conseillers du général de Gaulle après 1958.

S’il y a bien un accord sur l’objectif d’une reconstruction libérale et sur la nécessité d’une politique économique pour sauver le libéralisme, les échanges sont vifs dès qu’on aborde la protection sociale ou encore les concentrations industrielles. Ils sont encore plus tranchés lorsque le débat porte sur la monnaie ou le statut juridique des entreprises. Il n’y a pas même de consensus sur le nom de cette nouvelle doctrine. Certains soutiennent l’« individualisme », d’autres, le « libéralisme positif », le « libéralisme de gauche » est évoqué. Le « néolibéralisme » l’emporte, car il demande moins d’implication. Les participants au colloque se séparent en décidant la création du Centre national d’études pour la rénovation du libéralisme.

L’Europe néolibérale

Le Centre national d’études pour la rénovation du libéralisme se réunira plusieurs fois à Paris, mais la défaite de 1940 signera sa disparition. La croisade reprendra une fois le conflit mondial terminé, dans une petite station d’altitude au-dessus de Vevey, en Suisse, sur le mont Pèlerin, où se déroule un nouveau colloque en 1947. Seize des conférenciers étaient présents en 1938 à Paris, mais on assiste à l’arrivée en masse des Américains, dont Milton Friedman, qui va faire évoluer le néolibéralisme vers l’ultralibéralisme. Un brillant jeune économiste français du nom de Maurice Allais, futur prix Nobel (1988), refuse de signer le communiqué créant la Société du mont Pèlerin que lui présente Hayek parce qu’il fait trop de place à la propriété privée.

La cible du néolibéralisme change. Hier, c’était le planisme et certains invités étaient proches des thèses de Keynes. Dans l’après-guerre, le keynésianisme, qui triomphe aux Etats-Unis et en Europe occidentale, devient la bête noire de cette nouvelle Internationale.

Les trajectoires des principaux acteurs du colloque ne sont pas homogènes. L’Allemand Wilhelm Röpke, qui succède à Hayek à la présidence de la Société du mont Pèlerin est aussi le fondateur, avec Walter Eucken, de l’ordo- libéralisme, un courant de pensée très proche de la philosophie originelle du libéralisme, qui repose sur l’équilibre budgétaire, le marché ouvert et organisé non par l’intervention de l’Etat mais grâce à un cadre légal et institutionnel fort, maintenant une concurrence « libre et non faussée », une expression que l’on retrouvera dans le traité de Rome en 1957 et qui gouverne encore les instances européennes. Beaucoup d’opportunistes comme Hayek vont prendre progressivement leurs distances avec la nécessité d’une intervention de l’Etat, ils vont glisser du néolibéralisme au libéralisme, pour finir par verser, aux côtés de Gary Becker, dans l’ultralibéralisme. Seul von Mises ne changera jamais. « Liberal old school » il était parmi les invités du colloque Lippmann.

Deux essais pour réfléchir

Nous devons beaucoup à deux livres : au Néolibéralisme, version française, de François Denord, édité par Demopolis, et Aux origines du « néolibéralisme » : le colloque Lippmann, de Serge Audier, aux éditions Le Bord de l’eau. Ils sont tous les deux d’accord pour écrire que, avant-guerre, le néolibéralisme était l’exact contraire de ce qu’il est devenu. Le sociologue François Denord construit une suite logique entre la Cité libre et l’école de Chicago, entre Lippmann et Reagan. En revanche, le philosophe Serge Audier est plus circonspect. Il insiste sur la complexité du parcours de Lippmann, par exemple sur sa proximité avec Keynes, auquel il rend hommage dans la Cité libre, cet homme qui « a tant fait pour démontrer aux peuples libres que l’économie moderne peut être régulée sans dictature ». Les invités n’étaient pas tous des libéraux, ainsi, pendant le colloque, Raymond Aron se définit-il comme « socialiste keynésien ». Il nuance aussi la thèse de la filiation entre le colloque et l’idéologie de la construction européenne. Pour lui, si l’ordolibéralisme allemand joue un rôle important dans la construction européenne, certains de ses fondateurs, parmi les plus importants, étaient au moins des eurosceptiques.

A) Le colloque Lippmann. Aux origines du néolibéralisme

par Serge Audier éd. Le bord de l’eau, 2008, 355 p., 18 euros.

Source : http://www.alternatives-economiques...

Un drôle de colloque s’est tenu à Paris entre le 26 et le 30 août 1938. Des participants, les noms de Friedrich von Hayek, Ludwig von Mises, Jaques Rueff ou Raymond Aron sont les plus connus aujourd’hui. Autant dire que cette réunion est souvent considérée comme le moment fondateur, en pleine période keynésienne, d’une reconquête libérale qui s’achèvera par la domination du néolibéralisme sur la scène intellectuelle et politique des années 80-90. Totalement faux, rétorque le philosophe Serge Audier dans un livre passionnant et remarquable d’érudition - même s’il n’échappe pas à quelques longueurs et répétitions.

Deux libéralismes. A lire l’ouvrage (introuvable, réédité pour l’occasion et inclus) présentant les contributions au colloque et, surtout, ceux de tous les participants, on s’aperçoit qu’il existait alors deux libéralismes. Disons, pour aller vite, un libéralisme de droite et un libéralisme de gauche, et que Hayek a volé l’ensemble de l’héritage, confinant le libéralisme à la droite de l’échiquier politique. La gauche française, en mal de projet, devrait retrouver le libéralisme de gauche pour se rebâtir, suggère Serge Audier. Un libéralisme qui n’a rien à voir avec ses faux continuateurs adeptes de la troisième voie et autre social-libéralisme. Il " ne se réduit pas à l’apologie de l’omniprésence du marché et d’un individualisme asocial " ; il offre des outils pour " mettre en cause ou critiquer les groupes et les individus qui prospèrent sur des situations de domination et d’inégalités ", argumente Audier.

Le libéralisme de gauche pourrait lui aussi revendiquer le colloque de 1938 comme moment fondateur. Car il est organisé en l’honneur du journaliste Walter Lippmann, dont l’ouvrage La cité libre a fait alors grand bruit des deux côtés de l’Atlantique. Lippmann est sans aucun doute un libéral au sens européen du terme, comme le sont tous les participants au colloque qui se réunit autour de ses idées. Mais pour une bonne partie d’entre eux (Wilhelm Röpke, Alexander Rüstow, etc., et même Aron, qui se démarquera fortement de Hayek), il s’agit d’abord de faire une autocritique du libéralisme historique, tel qu’il s’est développé en Angleterre au XIXe siècle. Un libéralisme qu’ils condamnent, car il a érigé le laisser-faire en principe politique absolu, en particulier sous l’influence néfaste des économistes. Il a oublié que l’économie de marché n’était qu’une petite partie de la vie en société. Et il est devenu un défenseur conformiste des classes dirigeantes, indifférent aux dégâts sociaux qu’il crée. On est bien loin de l’image du néolibéralisme actuel !

La mainmise de Hayek. On en est d’autant plus loin que, lorsqu’ils passent aux propositions, ces libéraux défendent la nécessité d’un Etat grand producteur de services publics en matière de santé, d’éducation, d’infrastructures, etc., une intervention qu’il pourra financer en taxant fortement les hauts revenus. L’Etat devra également se préoccuper d’agir pour réduire les inégalités sociales et lutter contre les monopoles. Bref, politiquement, certains de ces auteurs n’hésitent pas à flirter avec les socialistes modérés, ce que Hayek ne leur pardonnera jamais.

Observateur avisé de l’époque, l’économiste Gaëtan Pirou décrypte bien ces deux ailes du libéralisme. Il prédit que l’aile réformiste est à même de gagner un soutien populaire, mais qu’elle perdra son identité à être trop sociale, et que l’aile dure, droitière et " marché-iste " l’emportera. Judicieux pronostic qui se révélera exact, mais seulement trente ans plus tard, à la fin des années 60. Hayek dépense d’ailleurs une partie de son énergie à effacer des mémoires le colloque Lippmann et cette autre version du libéralisme. Pour apparaître comme le seul leader historique de la pensée libérale et pour gommer les dissensions.

Sa victoire tient à ce que ses partisans ont réussi à faire croire qu’il existe un lien indissociable entre libéralisme économique et libéralisme politique. Or, expliquait déjà Pirou en 1939, défendre la démocratie demande de surveiller la liberté économique dès lors qu’elle menace les autres formes de liberté, et ajouterait-on aujourd’hui, l’existence même de la planète. Soixante-dix ans plus tard, il est temps de rebâtir sur cette conclusion oubliée. Christian Chavagneux


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