Georges Clemenceau : « La Révolution est un bloc » (29 janvier 1891)

lundi 30 janvier 2023.
 

En janvier 1891, une pièce de Victorien Sardou, « Thermidor », représentée à la Comédie Française, est frappée d’interdiction (la censure des théâtres ne sera abolie qu’en 1907). Pour les radicaux, dominants dans le gouvernement Freycinet, Sardou n’y défend Danton que pour mieux attaquer la Convention et l’ensemble de la Révolution française.

Clemenceau refuse de faire le tri entre « bons » et « mauvais » révolutionnaires. La Révolution française est un « bloc », qu’il faut accepter ou rejeter dans son intégralité, car le combat révolutionnaire continue. Le discours de Clemenceau marque l’entrée du terme bloc dans le discours politique : on parlera plus tard sous le gouvernement Waldeck-Rousseau (1899-1902) du « bloc des gauches » - la droite parlera des « blocards », mais le mot sera repris à droite (« le bloc national ») aux élections de 1919. Quant à la formule d’une Révolution « unie et indivisible », la plupart des républicains à l’époque auraient pu la faire leur.

Dix ans plus tard, Waldeck-Rousseau, républicain modéré, s’exprimait presque dans les mêmes termes, le 15 janvier 1901, à l’ouverture du débat sur l’autorisation des congrégations : « Il faut choisir : être avec la Révolution et son esprit ou avec la contre-révolution contre l’ordre public ».

M. Clemenceau. À l’heure où nous sommes arrivés, j’estime qu’il faut parler net et court.

Je viens à cette tribune pour expliquer mon vote. Je demande la permission de le faire aussi brièvement que possible, mais sans réticences et avec une franchise absolue.

Messieurs, ce serait une erreur de croire, comme quelques-uns de nos collègues paraissent le penser, que le résultat de cette discussion, c’est de nous faire voter « pour » ou « contre » Danton ou Robespierre. (Très bien ! très bien ! à gauche.)

Il s’agit, à mon avis, de tout autre chose. Et c’est pour expliquer quel est, suivant moi, le sens du vote qui va être rendu et dire pourquoi je vais voter la confiance au Gouvernement que j’ai demandé la parole. (Très bien ! très bien ! sur divers bancs à gauche.)

M. Millerrand. Je demande la parole.

M. Clemenceau. Messieurs, il a été joué à la Comédie Française une pièce évidemment dirigée contre la Révolution française. (Très bien ! très bien ! sur les mêmes bancs à gauche. - Dénégations au centre.) Il est temps d’écarter toutes les tartuferies auxquelles on a eu recours pour dissimuler la réalité. (Vifs applaudissements à gauche.) Assurément, on n’a pas osé faire ouvertement l’apologie de la monarchie contre la République. On ne pouvait pas le faire à la Comédie Française. On a pris un détour, on s’est caché derrière Danton. Depuis trois jours, tous nos monarchistes revendiquent à l’envi la succession de Danton. (Rires et applaudissements à gauche. - Interruptions à droite.)

J’admire, quant à moi, combien de dantonistes inattendus ont surgi tout à coup de ce côté (la droite) de la Chambre : (Applaudissements à gauche et au centre.)

Toute cette comédie n’eût pas dû revivre ici. Il est temps d’en finir avec ces tartuferies indignes de cette Assemblée. (Interruptions et bruit.)

Je dis et je répète, puisqu’on m’interrompt, que la pièce est tout entière dirigée contre la Révolution française. Voyez plutôt qui l’applaudit, et dites-moi qui pourrait s’y tromper.

Mais voici venir M. Joseph Reinach qui monte à cette tribune entreprendre le grand oeuvre d’éplucher, à sa façon, la Révolution française. Il épluche en conscience et, sa besogne faite, nous dit sérieusement : J’accepte ceci, et je rejette cela ! (Vifs applaudissements à gauche.)

M. Joseph Reinach. Mais vous-même, vous n’acceptez pas Thermidor !

M. Clemenceau. Ne m’interrompez pas, monsieur Reinach ! Je ne vous ai pas interrompu.

J’admire tant d’ingénuité. Messieurs, que nous le voulions ou non, que cela nous plaise ou que cela nous choque, la Révolution française est un bloc. (Exclamations à droite. Nouveaux applaudissements à gauche.)

M. Montaut. Indivisible !

M. Clemenceau.... un bloc dont on ne peut rien distraire. (Réclamations à droite. - Applaudissements prolongés à gauche), parce que la vérité historique ne le permet pas.

Je ne pouvais m’empêcher, en entendant M. Reinach, de faire un rapprochement bizarre. Ah ! vous n’êtes pas pour le tribunal révolutionnaire, monsieur Reinach ! mais vous avez la mémoire courte. Il n’y a pas longtemps, nous en avons fait un ensemble, un tribunal révolutionnaire... (Applaudissements répétés à gauche et sur divers bancs à droite.)

M. Joseph Reinach. Vous identifiez la Haute Cour de justice établie par la Constitution de la République avec le tribunal révolutionnaire établi par la loi de prairial !

M. Clemenceau. Mais laissez-moi donc parler ! Je ne vous ai pas interrompu !

Nous en avons fait un ensemble, un tribunal révolutionnaire, et le pire de tous. Nous avons livré des hommes politiques à des hommes politiques, leurs ennemis, et la condamnation était assurée d’avance.

Voilà ce que nous avons fait. Dans cet acte réfléchi, voulu, je revendique ma part de responsabilité et je ne regrette rien de ce que j’ai fait.

Vous souvenez-vous de l’état d’esprit de beaucoup de nos collègues à cette époque ? Oui, un jour néfaste est venu où nous avons eu peur pour la République et pour la patrie - nous pouvons le dire, c’est notre excuse.

M. Clemenceau. Souvenez-vous, messieurs, de ce passé récent ; souvenez-vous qu’en ce jour où les dangers, assurément, n’étaient en rien comparables à ceux de l’époque révolutionnaire, nous avons entendu dans cette enceinte une voix partir de ces bancs, qui s’est écriée : « En politique, il n’y a pas de justice. » (Mouvements divers.)

M. Ernest Desjardins. Celui qui l’avait dit a été condamné par les électeurs, monsieur Clemenceau.

M. Joseph Reinach. Les actes de la Haute Cour ont été des actes de justice ! C’est aux lois seules, aux justes lois, que nous avons fait appel !

M. Clemenceau. Voilà ce qui est d’hier, et devant un danger réel, mais combien moindre, nous avons pris des mesures révolutionnaires.

Et aujourd’hui, après cent ans écoulés, vous arrivez gaillardement à cette tribune pour rajeunir cette vieille thèse d’école, de fixer souverainement ce qu’on peut accepter de la Révolution française et ce qu’on en doit retrancher.

Est-ce que vous croyez que le vote de la Chambre y peut faire quelque chose ?

Est-ce que vous croyez qu’il dépend de la Chambre de diminuer ou d’augmenter le patrimoine de la Révolution française ? (Applaudissements à gauche.)

Ah ! vous ne voulez pas du tribunal révolutionnaire ? Vous savez cependant dans quelles circonstances il a été fait. Est-ce que vous ne savez pas où étaient les ancêtres de ces messieurs de la droite ? (Double salve d’applaudissements à gauche et sur plusieurs bancs au centre. - Protestations à droite.)

Un membre à droite. Ils ont fait la nuit du 4 août !

M. le comte de Bernis. Je comprends que leur place ne vous fasse pas envie.

M. Cuneo d’Ornano. Ils étaient à la frontière pour combattre les ennemis de la France. Mon grand-père commandait une demi-brigade de l’armée républicaine.

M. Clemenceau. Vous entendez ce qu’on me dit. On me dit : Ils étaient à la frontière. Oui, mais du mauvais côté de la frontière. (Vifs applaudissements à gauche) Ils étaient avec les Prussiens, avec les Autrichiens et ils marchaient contre la France. (Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs. - Vives protestations à droite.)

M. le comte de Bernis. Vous vous ménagez des succès faciles.

M. Clemenceau. Ils marchaient contre la patrie, la main dans la main de l’ennemi et ceux qui n’étaient pas avec les armées étrangères, ceux qui n’étaient pas avec Brunswick, où étaient-ils ? Ils étaient dans l’insurrection vendéenne... (Interruptions à droite.)

M. le comte de Maillé. C’est leur gloire ! Ils se battaient contre des assassins !

M. Clemenceau. ... et, suivant le mot de Michelet, « à l’heure où la France était aux frontières faisant face à l’ennemi, ils lui plantaient un poignard dans le dos. » (Vifs applaudissements à l’extrême gauche.) Monsieur Reinach, c’est une besogne facile que de venir dire aujourd’hui à ces hommes qui ont fait la patrie, qui l’ont défendue, sauvée, agrandie : « Sur tel point, à telle heure, vous avez été trop loin ! ». Oui ! il y a eu des victimes, des victimes innocentes de la Révolution, et je les pleure avec vous. (Rires ironiques à droite.)

M. Camille Pelletan. C’était le comité d’alors qui voulait leur mort. C’était là la majorité de Robespierre. M. Clemenceau. Vous avez tort de rire, quand vos ancêtres massacraient les prisonniers républicains à Machecoul, quand Joubert, le président du district, avait les poings sciés, est-ce que ce n’étaient pas là des victimes innocentes ? Est-ce que vous n’avez pas du sang sur vous ? (Vives protestations à droite.)

Vous savez bien que la Terreur blanche a fait plus de victimes que l’autre. (Triple salve d’applaudissements à gauche.)

M. le comte de Maillé. C’est intolérable.

M. le comte de Bernis. Ce n’est plus de la discussion ; ce sont des provocations véritables.

M. Clemenceau. Et maintenant, si vous voulez savoir pourquoi, à la suite de cet événement sans importance d’un mauvais drame à la Comédie Française, il y a eu tant d’émotion dans Paris, et pourquoi il y a à l’heure présente tant d’émotion dans la Chambre, je vais vous le dire.

C’est que cette admirable Révolution par qui nous sommes n’est pas finie, c’est qu’elle dure encore, c’est que nous en sommes encore les acteurs, c’est que ce sont toujours les mêmes hommes qui se trouvent aux prises avec les mêmes ennemis.

Oui, ce que nos aïeux ont voulu, nous le voulons encore. (Applaudissements à gauche.).

Nous rencontrons les mêmes résistances. Vous êtes demeurés les mêmes ; nous n’avons pas changé. Il faut donc que la lutte dure jusqu’à ce que la victoire soit définitive.

En attendant, je vous le dis bien haut, nous ne laisserons pas salir la Révolution française par quelque spéculation que ce soit, nous ne le tolérerons pas ; et, si le Gouvernement n’avait pas fait son devoir, les citoyens auraient fait le leur. (Applaudissements répétés à gauche. L’orateur regagnant son banc est félicité par un grand nombre de ses collègues.)


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