1968 à aujourd’hui Notre utopie contre la leur (Serge Halimi)

samedi 12 août 2023.
 

L’actuelle entreprise de restauration néolibérale ne cesse d’invoquer son caractère « naturel ». C’est oublier que le capitalisme constitue l’expérimentation sociale d’une idéologie intraitable.

Le poète surréaliste « rêve d’un long rêve où chacun rêverait ». Et le romancier rappelle : « Combien de jeunes velléités qui se croyaient pleines de vaillance et qu’a dégonflées tout à coup ce seul mot d’“utopie” et la crainte de passer pour chimériques aux yeux des gens sensés. Comme si tout grand progrès de l’humanité n’était pas dû à de l’Utopie réalisée (1). » Mais, pour changer le monde, l’anthropologue, l’économiste, l’historien, le militant ne gagnent rien à se laisser enfermer dans le rôle de Pierrot lunaire, sympathique et vain, trop disposé à abandonner à ses adversaires la posture avantageuse de charpentier du réel. Car le néolibéralisme est aussi la réalisation d’une utopie. Et ses illuminations d’autrefois, les plans d’architecte de nos gouvernants.

En 1944, à partir d’une analyse se situant aux frontières de l’histoire économique et de l’anthropologie sociale, Karl Polanyi espérait que, puisque était conclue « la grande transformation » qui avait débarrassé le monde de l’« utopie du marché autorégulateur », on pouvait enfin entrevoir « le début d’une ère de liberté sans précédent », le « face-à-face avec la réalité de la société (2) ».

Plus d’un demi-siècle s’est écoulé. Ce que Polanyi assimilait à un passé dépassé est redevenu notre quotidien ; la grande transformation a cédé la place à la grande restauration. Et cette dernière, présentée à nouveau comme l’« état naturel de la société (3) », veut s’imposer, toujours au nom de la liberté, toujours en interdisant qu’on la discute. Le « cercle de la raison » capitaliste laisse peu de place aux dissidents, c’est-à-dire aux « utopistes » et aux fous. Aux origines de l’« économie »

A ceci près que la folie est ailleurs. C’est dès 1776 qu’Adam Smith théorisa l’éternité philosophique du capitalisme. Au nom d’une « certaine propension de la nature humaine à troquer et échanger une chose contre une autre », il postula une loi universelle assimilant optimum collectif et rencontre des égoïsmes économiques : « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais du souci qu’ils ont de leur propre intérêt. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur amour-propre, et nous ne parlons jamais de nos propres besoins, mais de leurs avantages (4). » L’auteur avait commis une erreur prophétique. Il se voulait l’anthropologue d’une liberté universelle et permanente, il serait le prospectiviste de la meule industrielle et marchande. Polanyi l’a relevé : « Aucune interprétation erronée du passé ne se révéla aussi annonciatrice de l’avenir. »

D’autres ont souligné l’« ethnocentrisme extraordinaire [d’Adam Smith] qui consiste à penser que le moine, le seigneur, le prêtre inca et l’habitant des îles Trobriand sont mus dans leurs vies par les mêmes règles de marché qui déterminent le comportement du courtier de Londres ou du céréalier de l’Iowa (5). » Une telle utopie utilitariste faisant de l’homme un animal économique éternellement calculateur ouvrirait néanmoins le chemin à la société de marché et à sa mondialisation.

Il y a cent cinquante ans, Karl Marx et Friedrich Engels résumaient déjà le caractère peu « naturel » de la nouvelle foi et de la nouvelle loi : « Tous les liens complexes et variés qui unissent l’homme féodal à ses supérieurs naturels, elle [la bourgeoisie] les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autre lien […] que le froid intérêt, les dures exigences du paiement au comptant. Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise, dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange. […] Les hommes sont forcés enfin d’envisager leurs conditions d’existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés. Poussée par le besoin de débouchés toujours nouveaux, la bourgeoisie envahit le globe entier. Il lui faut s’implanter partout, exploiter partout, établir partout des relations (6). »

Des marchés ont assurément précédé l’économie de marché. Mais ils restaient isolés les uns des autres, à la fois périphériques et encastrés dans la complexité des relations sociales existantes, où « la motivation du gain reste aussi spécifique au marchand que celle du courage l’est au chevalier, celle de la piété au prêtre et celle du savoir-faire à l’artisan (7) ». Auparavant, la vie s’écoulait au rythme d’une triple obligation : donner, recevoir et rendre. Une fois cette « logique du don » anéantie au nom de la science nouvelle, le contrat se substitue au statut et « le bien remplace le lien (8) ». Karl Polanyi insiste sur « la nature absolument sans précédent de cette aventure dans l’histoire de la race humaine ». Seules désormais la peur de la faim des uns et la soif de profit des autres pousseront l’homme à participer à la vie économique. On ne veut plus « permettre que les revenus se forment autrement que par la vente. De même l’ajustement des prix aux changements de la condition du marché ne doit faire l’objet d’aucune intervention ».

C’est d’abord au Royaume-Uni que se déchaîne une telle « utopie libérale », « fabrique du diable qui écrasa les hommes et les transforma en masses », « attaque d’une férocité intraitable », « acte de vivisection pratiqué sur le corps de la société par ceux qui se sont endurcis à la tâche grâce à l’assurance que seule la science peut donner ». Pas de revenu minimum : l’homme trouvera son juste prix sur le marché. Parfois ce sera celui de la famine. Elle ravage l’Irlande en 1847 : près d’un habitant sur cinq y meurt rien que cette année-là (9).

Précisant que « les lois de la gravitation ne sont pas plus certaines », David Ricardo, le théoricien du libre-échange, avait expliqué que la protection sociale transformait « la richesse et la puissance en misère et en faiblesse ». Or, justement, instruit par des expériences pratiquées sur les chèvres et les chiens d’une île du Pacifique, William Townsend prouve l’efficacité d’un aiguillon particulier : « La faim apprivoisera les animaux les plus féroces, elle apprendra la décence et la civilité, l’obéissance et la sujétion aux plus pervers. » Cette science libérale est appliquée sur-le-champ à la loi anglaise de 1834 sur les pauvres : ils ne seront plus secourus. Après les avoir comparés à des rats, n’a-t-on pas démontré qu’une fois rendus misérables, leur nombre diminuerait ? Depuis, le vocabulaire a changé, mais de récentes décisions américaines et britanniques (suppression de certaines aides sociales, durcissement de la surveillance des « classes dangereuses ») ne paraissent pas inspirées d’un esprit très différent (10).

Pour naturelle et scientifique qu’elle se proclame, l’utopie néolibérale n’aurait jamais survécu sans les brassières de l’intervention publique. L’Etat déréglemente le travail et la terre, crée ou étend les marchés financiers, fait régner l’ordre. Polanyi a souligné le paradoxe : « C’est une affaire très compliquée que de rendre la “liberté simple et naturelle” d’Adam Smith compatible avec les besoins d’une société humaine. […] Des citadelles de l’ingérence gouvernementale ont été érigées dans l’intention d’aménager quelque liberté simple, comme celle de la terre, du travail ou de l’administration municipale. […] C’est ainsi que même ceux dont la philosophie tout entière exigeait la restriction des activités de l’Etat n’ont pu qu’investir ce même Etat des pouvoirs, organes et instruments nouveaux nécessaires à l’établissement du laissez-faire. »

Aujourd’hui encore, la machine administrative et gouvernementale européenne doit tourner à plein régime pour fabriquer de la monnaie unique et du marché ; l’accord de libre-échange nord- américain est un texte de 2 000 pages foisonnant de réglementations ; pour paralyser les Etats-nations, détruire les Etats-« providence » et garantir le droit sacré des investisseurs, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) déploie des trésors d’imagination et de ruse. La « nature » néolibérale est décidément bien étrange : elle a toujours besoin qu’on l’assiste.

Au moment où la crise économique de 1873 et l’extension du suffrage universel provoquent enfin le réancrage de l’économie dans la société, « l’Europe se trouvait dans les beaux jours du libre-échange. Les nations et les peuples n’étaient que de simples marionnettes dans un spectacle dont ils n’étaient plus du tout les maîtres. Ils se protégeaient du chômage et de l’instabilité à l’aide de banques centrales et de droits de douane, complétés par des lois sur l’immigration ». Et c’est alors qu’intervient le second paradoxe : « Tandis que l’économie du laissez- faire fut produite par l’action délibérée de l’Etat, les restrictions ultérieures ont débuté spontanément. Le laissez-faire était planifié, la planification ne l’a pas été. » Car l’échec de l’« utopie du marché », le risque de chaos né de la désocialisation de l’économie vont contraindre tous les pays industriels à réagir, quelles que soient leur mentalité et leur histoire.

Conservateurs et libéraux en Angleterre, catholiques romains et sociaux-démocrates en Allemagne, ennemis de l’Eglise et cléricaux en France : « La défense de la société contre la dislocation générale a été aussi large que le front de l’attaque. » Et ce sera la « grande transformation ». Elle réglementera et socialisera le contrat de travail, instaurera des lois de protection de l’enfance, imposera des règles sanitaires, contrôlera le prix des denrées de base, orientera les investissements, élargira la sphère de l’économie redistributive, soustraira au marché la maîtrise de la monnaie. La « modernité » de notre fin de siècle trahit donc ainsi la volonté obstinée de revenir sur ces acquis-là. Et de réhabiliter une utopie néoclassique qui s’est déjà fracassée après avoir provoqué la démolition de la société (11). Des victoires, il y en eut

Suffirait-il alors d’attendre qu’une nouvelle fois l’implosion du dogme rouvre les espaces démocratiques qui, depuis vingt ans, s’obturent l’un après l’autre ? Le danger d’une telle expectative fait apparaître l’urgence d’une nouvelle utopie. Les deux dernières désintégrations du marché autorégulateur (1873-1896 et 1929-1935) ont en effet suscité plusieurs types de réponse (12). Et l’un d’eux, autoritaire puis fasciste, a d’abord consolidé le pouvoir menacé des féodaux qui, face au chaos, surent se faire « les avocats des vertus de la nature et de ceux qui la cultivent ». Plus tard, « l’impasse où s’était mis le capitalisme libéral » a débouché — en Italie et en Allemagne — sur « une réforme de l’économie de marché réalisée au prix de l’extirpation de toutes les institutions démocratiques ».

Mais il y eut aussi — il y a heureusement — l’autre utopie. Celle qui rêva d’un système d’entraide renouant le lien social sans réhabiliter le régime de domination traditionnel. Celle qui, oubliant un instant les pauvres réalités des veilleurs, cesse de glorifier le travail, la production, et revoit les utopies d’Icarie autrefois surgies dans la nuit des prolétaires (13). Celle qui refuse la permanence de ce qui est et démonte les mécanismes d’une fatalité condamnant toujours les mêmes à écouter et à subir.

Dans l’histoire, cette utopie-là a permis à des millions d’hommes et de femmes de tenir pour être encore debout un jour de juin 1936, d’août 1944 ou de mai 1968. Car des victoires, il y en eut : un patronat qui cessa de se croire de droit divin, un Etat à qui il arriva d’être moins asservi par le « mur d’argent », des conquêtes sociales qui n’étaient pas inéluctables — la volonté actuelle de les anéantir le montre assez. Cette utopie-là vaut bien l’autre. Et c’est aussi grâce à elle que nous avons appris ceci : à une période où les gens sont si nombreux à se retrouver ensemble et à se croire seuls, nous ne sommes pas condamnés à vivre dans le monde où nous vivons.

Serge Halimi

(1) Respectivement, Louis Aragon en 1924 et André Gide en 1935.

(2) Karl Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Gallimard, Paris, 1984. Ce grand classique des sciences sociales a été traduit en France quarante ans après sa publication. Sauf indication contraire, les citations qui suivent sont tirées de cet ouvrage. Lire aussi J.-M. Servet, J. Maucourant et M. Servet (sous la direction de), La Modernité de Karl Polanyi, L’Harmattan, Paris, 1998, 419 pages, 210 F.

(3) Selon la formule d’Alain Minc, qui a assimilé la dictature des spéculateurs aux lois de la gravitation et qui, oubliant qu’il se prétend intellectuel en même temps qu’il est homme d’affaires, a affirmé qu’« on ne peut pas penser contre les marchés ».

(4) Adam Smith, Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations, Presses universitaires de France, 1995, Livre I-II, pp. 15-16.

(5) George Dalton edit., Primitive, Archaic, and Modern Economies : Essays of Karl Polanyi, Beacon Press, Boston, 1971, p. XXVIII.

(6) Marx et Engels, Manifeste du Parti communiste, Editions sociales, Paris, 1970, pp. 34-35.

(7) Karl Polanyi, « Our Obsolete Market Mentality », in George Dalton, op. cit., p. 67.

(8) Formule du sociologue Marcel Mauss.

(9) Lire Ibrahim Warde, « Quand le libre- échange affamait l’Irlande », Le Monde diplomatique, juin 1996.

(10) Cf. le dossier « Démanteler le New Deal, faire payer les pauvres » et Loïc Wacquant, « Quand le président Clinton “réforme” la pauvreté », Le Monde diplomatique, mai 1995 et septembre 1996, respectivement.

(11) Lire Pierre Bourdieu, « Le néolibéralisme, utopie (en voie de réalisation) d’une exploitation sans limites », in Contre-feux, Liber-Raisons d’agir, Paris, 1998. Lire aussi Serge Halimi, « La Nouvelle-Zélande, éprouvette du capitalisme total », Le Monde diplomatique, avril 1997.

(12) Cf. le très éclairant livre de Peter Gourevitch, Politics in Hard Times : Comparative Responses to International Economic Crises, Cornell University Press, Ithaca, 1986.

(13) Jacques Rancière, La Nuit des prolétaires : archives du rêve ouvrier, Fayard, Paris, 1981.


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