L’agonie de l’enseignement philosophique à l’époque néolibérale

vendredi 21 août 2009.
 

Un assassinat invisible et sans violence

Par Guillaume Pigeard de Gurbert, professeur de philosophie en terminale et en première supérieure au lycée de Bellevue à Fort-de-France (*)

I. La stratégie du laissez-faire

La stratégie propre à la gouvernementalité néolibérale consiste à obtenir d’une population le comportement désiré, non pas en lui interdisant de faire, mais en lui faisant faire, tout en maintenant, au niveau de la propagande, l’ancienne idéologie libérale du laissez-faire. Tel est bien le ressort de la réforme actuelle qui semble se préparer concernant la place de la philosophie au lycée. C’est déjà le même mécanisme qui permet à un élève de première de passer en terminale contre l’avis du conseil de classe et sans avoir à passer devant une commission d’appel : d’un côté, suppression manifeste de l’interdiction de passer en terminale et démantèlement subreptice du droit de redoubler (dont le gain pédagogique est considérable mais le coût économique important) et, de l’autre, création d’une nouvelle liberté qui se présente comme un laissez-faire, en l’occurrence comme un laissez-passer. Dans la réalité, ce sont des populations entières que l’administration scolaire fait passer en terminale dans l’intention de gérer les flux d’élèves de façon à éviter tout encombrement onéreux en classe de première. Au niveau individuel de l’élève et de sa famille, cette possibilité est vécue comme une nouvelle liberté de faire alors que dans les faits elle fonctionne comme un dispositif très efficace de gestion à bas coût des flux d’élèves : par ici la sortie ! Du reste, les seuls et rares élèves de première à accepter encore le redoublement prononcé par le conseil de classe viennent de milieux favorisés et au fait du système scolaire, conscients de l’utilité pédagogique et de la légitimité du droit de redoubler. Le cursus scolaire de tous les autres élèves est géré de façon exclusivement administrative selon un impératif économique et non plus pédagogique. De même, la réforme en cours des lycées revendique haut et fort une nouvelle liberté pour les élèves, celle de choisir de suivre ou non un enseignement philosophique lourd, en faisant d’une partie de celui-ci une option, alors qu’on cherche de cette façon à faire renoncer les élèves littéraires à la philosophie, avec ici aussi quelques économies à la clé. Sans parler des économies substantielles que permettrait le passage à un module de trois heures pour les élèves qui en ont actuellement quatre ou huit, économies qui ne seraient aucunement compromises par l’éventuel passage des séries technologiques de deux à trois heures, du fait du dédoublement ordinairement de rigueur dans ces séries. Cette stratégie du faire-faire s’inscrit directement et explicitement dans la logique néolibérale de la lettre-programme adressée par Nicolas Sarkozy « aux éducateurs » à la rentrée 2007, qui entend réconcilier l’école avec « le monde de l’entreprise » (p. 21) en l’adaptant « aux attentes de la société » (p. 24) et en la soumettant à un « objectif économique » (p. 30). Il s’agit bel et bien de dissoudre l’exigence scolaire dans l’impératif économique. Telle est désormais la mission de l’administration des populations scolaires : veiller à ce que « l’économie dispose d’une main-d’oeuvre bien formée » (p. 30). Dans ces conditions, laisser la liberté de choisir l’option philosophie ou pas permet effectivement de faire faire le choix conforme aux attentes de l’économie sans avoir besoin d’interdire de faire de la philosophie autant qu’à l’heure actuelle. Ce droit à la liberté de choisir s’impose comme une évidence imparable, pétrie de bon sens : on ne va tout de même pas forcer les jeunes à faire de la philosophie, qui, soit dit entre nous, ne sert pas à grand-chose. Déjà que la Princesse de Clèves, c’est prise de tête, forcer les jeunes à se farcir du Kant, c’est carrément n’importe quoi.

Rien d’étonnant dans ces conditions à ce que la formation continue des professeurs eux-mêmes soit visée et revue à la baisse : non seulement il y a là encore des économies à faire, mais la représentation du savoir ou de la pensée comme une marchandise qui se possède rend aveugle au processus continu d’approfondissement, voire de mutation de la pensée. Tout professeurs que nous soyons, nous faisons l’expérience quotidienne de la nécessaire poursuite de notre formation, et notamment dans le travail en commun comme lieu privilégié du partage réciproque de nos lumières et de nos doutes respectifs : « Penserions-nous beaucoup, et penserions-nous bien, si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d’autres, qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres ? » (Kant). La formation continue des professeurs n’est rien de moins que cet espace public où ne cesse de se faire et de se refaire l’enseignement philosophique. En d’autres termes, c’est le garant de sa vitalité. En diminuant la formation continue, c’est bien à la vie de l’enseignement philosophique que l’on attente.

II. Les paralogismes de la raison néolibérale

Deux dangers immédiats menacent la philosophie au lycée. Il y a d’une part cet assassinat invisible et sans violence de l’enseignement philosophique par la réduction du volume horaire des cours et de la formation. Terminé, les huit heures en série littéraire : qui serait assez fou pour choisir un tel horaire avec un coefficient en conséquence à l’examen pour une matière dont la rentabilité économique échappe ? Si les élèves n’en veulent pas davantage, on ne va quand même pas les gaver de force ! On doit respecter la volonté des élèves. Mais, au-delà du cas symbolique de la série littéraire, le passage à trois heures de base pour tous les modules opérerait de fait une diminution globale de l’enseignement philosophique, tout en ayant l’air de l’étendre.

À ce compte-là d’ailleurs, pourquoi ne pas laisser les élèves de grande section de maternelle choisir s’ils veulent apprendre à lire et à écrire en CP ou passer en garderie équipée de jeux vidéo formidables ? Il serait pourtant intéressant de demander aux élèves de terminale L à la fin de l’année, une fois le baccalauréat passé, s’ils choisiraient de faire autant de philosophie si c’était à refaire, maintenant qu’ils sont à même d’en juger. Il y a d’autre part une dénaturation annoncée du peu de philosophie qui va rester. À la passion des problèmes on va substituer un contrôle des savoirs. On voudrait se débarrasser de ce qu’il y a d’obscur dans l’existence, de ce qui fait que vivre et agir sont des sauts continus dans l’incertain, et que penser, dans ces conditions, c’est improviser. Vouloir éliminer la nécessaire dimension d’improvisation de l’épreuve de philosophie du baccalauréat, c’est vouloir supprimer la philosophie en n’en gardant que le nom. On cherche aveuglément à sécuriser les parcours. Sécurité ! Sécurité ! Même pour Wittgenstein, qu’on ne saurait certes taxer d’obscurantisme, « dans tout problème un peu sérieux l’insécurité descend jusqu’aux racines. » Ici la propagande mobilisée est celle de l’objectivité du contenu évalué contre la subjectivité du « penseur » privé. Quant au contenu, on commence par poser séparément les consonnes (les notions) et les voyelles (les textes) et on se récrie : comment, on veut exiger d’enfants de six ans qu’ils lisent des mots ? Avez-vous idée de ce que c’est qu’un mot ? Si déjà ils connaissaient par coeur les consonnes et les voyelles, ce serait déjà bien pour eux.

Eh bien, c’est à ce pur B.A. déchargé de la corvée du « BA » qu’on veut réduire l’enseignement philosophique en posant dans une extériorité réciproque aussi abstraite qu’inopérante texte et concept, problème et argument, toutes choses qui n’en sont en réalité qu’une et que le programme appelle tout simplement « notions ». Impossible en effet de lire un texte sans définir ses concepts, impossible de concevoir un argument sans saisir le problème qu’il pose. Mais on nous dit : Ah ! pour vous ça semble peut-être simple, mais les élèves, y avez-vous pensé ? À croire que nous ne passons pas notre temps dans nos classes et qu’on prétend, depuis l’observatoire de la rue de Grenelle, nous apprendre à connaître nos propres élèves ! S’il y a quelque chose de cartésien dans notre enseignement philosophique, c’est bien cette idée que Polyandre (à la lettre « Monsieur Tout-le-Monde ») est plus à même de faire de la philosophie qu’Epistémon (« Monsieur Je-Sais-Tout »). La virginité de l’un a valeur de disponibilité cependant que l’érudition de l’autre fonctionne comme un obstacle. Mais c’est tout autant la dimension kantienne de l’enseignement philosophique qui ne se propose aucunement de former, pour reprendre le bon mot de Kant, ces « géants de l’érudition, qui en sont aussi les cyclopes, car il leur manque un oeil : celui de la vraie philosophie qui permet à la raison d’utiliser opportunément cette masse de savoir historique qui pourrait charger cent chameaux ». Ce qui a bel et bien commencé et qui produit d’ores et déjà ses effets désastreux, c’est la diminution drastique des postes aux concours de recrutement de professeurs. Quel meilleur moyen de réduire la place de la philosophie au lycée et dans les universités que d’en tarir la source même ? Plus largement et au-delà de l’enseignement philosophique, c’est le sens de l’école qui est la cible du néolibéralisme actuel, puisqu’en fait, c’est une bonne partie du cursus - tout ce qui n’entrerait pas dans le minimal tronc commun - qui relève de cette « liberté » de choisir : faire ceci ou cela pendant un temps, changer, picorer. Pour mesurer l’écart entre ce démantèlement de la culture dans le cadre économique et idéologique actuel et le rôle de la culture dans le libéralisme, on peut par exemple lire ce texte de De Gaulle de 1934 cité par Philonenko dans ses Essais sur la philosophie de la guerre : « La véritable école du commandement est donc la culture générale. Par elle la pensée est mise à même de s’exercer avec ordre, de discerner dans les choses l’essentiel de l’accessoire, d’apercevoir les prolongements et les interférences, bref de s’élever à ce degré où les ensembles apparaissent sans préjudice des nuances. Pas un illustre capitaine qui n’eût le goût et le sentiment du patrimoine de l’esprit humain. Au fond des victoires d’Alexandre, on retrouve toujours Aristote. »

(*) Docteur en philosophie de l’université de Paris-I, auteur de 7 Leçons philosophiques pour préparer le baccalauréat (Éditions Ellipses, 2008), le Mouchoir de Desdémone (Éditions Actes Sud, 2001), Si la philosophie m’était contée (Éditions Librio, 2000).


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