Les républicains révolutionnaires de 1793 n’ont pas eu droit à commémoration, en 1989 comme en 1993. Le bicentenaire officiel a choisi d’honorer l’Abbé Grégoire ou Condorcet, mais pas Saint Just, Marat, Robespierre, Couthon, Billaud Varenne, Lindet, Jacques Roux, Babeuf ou Buonarotti. Comme si les Montagnards n’avaient représenté qu’un dérapage regrettable, à oublier bien vite. Erreur ! Ce sont leurs orientations et leurs actes qu’il est utile de discuter en ce début du 21ème siècle.
Placée au début du texte de la Constitution de l’An 1, la Déclaration de 1793 reprend des droits politiques et garanties juridiques de l’homme déjà présents dans la Déclaration de 1789 mais en leur donnant un contenu démocratique et social plus précis, plus complet, plus cohérent. Il faut dire qu’en quatre ans, la France a connu des bouleversements politiques considérables dont il est logique que le droit constitutionnel tienne compte :
* le 21 septembre 1792 la Convention nationale a décrété que « la royauté est abolie en France » et que « l’An I de la République française » partira du 22 septembre 1792 ;
* Le mouvement populaire, (en particulier la Commune de Paris) a joué un rôle décisif dans le processus révolutionnaire ; aussi la nouvelle déclaration et la nouvelle constitution font confiance aux citoyens comme aucune autre constitution dans l’histoire humaine.
Si la déclaration de 1789 assoit la liberté comme principal droit de l’homme, celle de 1793 met sur le même plan la liberté et l’égalité. Dès l’article 2, c’est même l’égalité qui est placée en tête des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. " Ces droits sont l’égalité, la liberté, la sûreté, la propriété".
Plus importants qu’une simple déclaration abstraite, les droits de l’homme de 1793 font apparaître les droits positifs qui concrétisent les droits naturels : droits sociaux avec des prestations assurées par l’Etat notamment droit à l’éducation, aux subsistances, manger à sa faim, droit au travail, à la santé…
Elle reconnaît ainsi pour la première fois dans l’histoire de l’humanité une série de droits économiques et sociaux comme le droit au travail, à l’instruction, aux secours publics (il n’y a ni retraite, ni sécurité sociale à l’époque).
Les premières organisations politiques ouvrières (Société républicaine des droits de l’homme, octobre 1833) prennent cette Déclaration de 1793 comme base d’adhésion, comme référence théorique. Celle de Lyon fait précéder son règlement d’un serment dans lequel nous lisons " La Société adopte pour point de départ l’immortelle Déclaration des droits présentée à la Convention en 1793... Là est le germe de toutes les saines doctrines que le progrès du temps doit faire éclore ; là se trouvent les principes dont l’application peut seule mettre fin aux malheurs de l’humanité."
Je partage entièrement l’analyse de Daniel Bensaïd quant à l’importance historique de cette déclaration "La grande leçon donnée au monde abasourdi par la Constitution de l’An I est toujours actuelle : le droit à l’existence constitue un droit de l’homme (et de la femme) aussi imprescriptible que les droits civiques et que ce droit prime le droit de propriété. Le droit à l’existence, c’est-à-dire le droit à un emploi, à un revenu, à un toit. Deux siècles plus tard, ce principe demeure éminemment subversif" (Renouer le fil des principes, retrouver les repères, mai 1993).
Autre innovation historiquement fondamentale : l’idée de "souveraineté nationale" est précisée sous la forme concrète de la souveraineté populaire (en 1792/1793 les étrangers ont le droit de vote). Le peuple est souverain, il doit prendre lui même son destin en main. Il s’agit d’un système de démocratie semi directe : en partie directe par les Assemblées de base et le référendum, en partie indirecte par l’assemblée élue.
Prenons les 3 premières phrases de la Déclaration ci-dessous :
"Le but de la société est le bonheur commun". Depuis des siècles et même des millénaires, la valeur principale proposée au peuple, c’était le sacrifice. La Révolution affirme pour la République un but d’émancipation humaine intégrale, identifié au bonheur, d’actualité pour longtemps.
"Le gouvernement est institué pour garantir à l’homme la jouissance de ses droits naturels et imprescriptibles". Cette définition du rôle du politique par la garantie des droits de l’homme juridiques, sociaux et démocratiques ne manque pas d’intérêt. Elle représente la transcroissance concrète, par la Révolution, de la philosophie politique des Lumières dont tout le monde prétend se réclamer aujourd’hui.
"Ces droits sont l’égalité..." En plaçant l’égalité comme premier "droit de l’homme", les Montagnards prouvent que beaucoup d’entre eux ont compris le caractère central de ce droit concret dans la société bourgeoise :
Marat (1791) : "Qu’avons-nous gagné à détruire l’autorité des nobles si elle est remplacée par l’aristocratie des riches ?"
Robespierre (avril 1791) :"Une excessive inégalité économique est la source de l’inégalité politique et de la destruction de la liberté. Vous n’avez rien fait pour la liberté si nos lois ne tendent pas à réduire graduellement l’extrême inégalité des fortunes".
Jacques Roux (25 juin 1793) : "La liberté est une illusion, si une classe d’hommes peut impunément en affamer une autre ; l’égalité est un leurre aussi longtemps que les riches... exercent le droit de vie et de mort sur leurs concitoyens. La République est un fantôme si... les trois quarts des citoyens ne peuvent payer les denrées sans verser des larmes".
Cette insistance sur l’égalité va ici de pair avec la liberté, la sûreté et la propriété individuelle présentées comme complémentaires (nous y reviendrons).
Si les Montagnards sont si décriés par les historiens libéraux et malheureusement aussi par nos livres scolaires
* c’est sans doute parce que leur message est trop d’actualité.
* c’est sans doute aussi parce que la déclaration de 1793 justifie les révolutions populaires lorsque le pouvoir politique viole les droits du peuple "La résistance à l’oppression est la conséquence des autres droits de l’homme. Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs".
Si cette déclaration devait retrouver un rôle au 21ème siècle, il faudrait reconnaître la nécessité de modifier plusieurs points ; ceci dit, ce serait pour aller plus loin que la déclaration dans le sens des droits des citoyens et non en deçà.
... Article premier (le but de la société)
Le but de la société est le bonheur commun. Le gouvernement est institué pour garantir à l’homme la jouissance de ses droits naturels et imprescriptibles.
Article 2 (énumération des droits)
Ces droits sont l’égalité, la liberté, la sûreté, la propriété.
Article 3 (égalité)
Tous les hommes sont égaux par nature et devant la loi.
Article 4 (la loi)
La loi est l’expression libre et solennelle de la volonté générale ; elle est la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse ; elle ne peut ordonner que ce qui est juste et utile à la société ; elle ne peut défendre que ce qui lui est nuisible.
Article 5 (attribution des emplois)
Tous les citoyens sont également admissibles aux emplois publics. Les peuples libres ne connaissent d’autres motifs de préférence, dans leurs élections, que les vertus et les talents.
Article 6 (la liberté)
La liberté est le pouvoir qui appartient à l’homme de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d’autrui ; elle a pour principe la nature ; pour règle la justice ; pour sauvegarde la loi ; sa limite morale est dans cette maxime : Ne fais pas à un autre ce que tu ne veux pas qu’il te soit fait.
Article 7 (droit d’expression)
Le droit de manifester sa pensée et ses opinions, soit par la voie de la presse, soit de toute autre manière, le droit de s’assembler paisiblement, le libre exercice des cultes, ne peuvent être interdits. La nécessité d’énoncer ces droits suppose ou la présence ou le souvenir récent du despotisme.
Article 8 (sûreté)
La sûreté consiste dans la protection accordée par la société à chacun de ses membres pour la conservation de sa personne, de ses droits et de ses propriétés.
Article 9 (loi)
La loi doit protéger la liberté publique et individuelle contre l’oppression de ceux qui gouvernent.
Article 10 (détention)
Nul ne doit être accusé, arrêté ni détenu, que dans les cas déterminés par la loi et selon les formes qu’elle a prescrites. Tout citoyen, appelé ou saisi par l’autorité de la loi, doit obéir à l’instant ; il se rend coupable par la résistance.
Article 11 (voies de fait et résistance légitime)
Tout acte exercé contre un homme hors des cas et sans les formes que la loi détermine, est arbitraire et tyrannique ; celui contre lequel on voudrait l’exécuter par la violence a le droit de le repousser par la force.
Article 12 (l’arbitraire)
Ceux qui solliciteraient, expédieraient, exécuteraient ou feraient exécuter des actes arbitraires, sont coupables et doivent être punis.
Article 13 (présomption d’innocence)
Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi.
Article 14 (non-rétroactivité)
Nul ne doit être jugé et puni qu’après avoir été entendu ou légalement appelé, et qu’en vertu d’une loi promulguée antérieurement au délit. La loi qui punirait des délits commis avant qu’elle existât serait une tyrannie ; l’effet rétroactif donné à la loi serait un crime.
Article 15 (proportion des peines)
La loi ne doit décerner que des peines strictement et évidemment nécessaires ; les peines doivent être proportionnées au délit et utiles à la société.
Article 16 (droit de propriété)
Le droit de propriété est celui qui appartient à tout citoyen de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie.
Article 17 (pas d’emplois réservés)
Nul genre de travail, de culture, de commerce, ne peut être interdit à l’industrie des citoyens.
Article 18 (achat des services et non des individus)
Tout homme peut engager ses services, son temps ; mais il ne peut se vendre ni être vendu ; sa personne n’est pas une propriété aliénable. La loi ne reconnaît point de domesticité ; il ne peut exister qu’un engagement de soins et de reconnaissance, entre l’homme qui travaille et celui qui l’emploie.
Article 19 (expropriation)
Nul ne peut être privé de la moindre portion de sa propriété sans son consentement si ce n’est lorsque la nécessité publique légalement constatée l’exige, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité.
Article 20 (de l’impôt)
Nulle contribution ne peut être établie que pour l’utilité générale. Tous les citoyens ont le droit de concourir à l’établissement des contributions, d’en surveiller l’emploi, et de s’en faire rendre compte.
Article 21 (des secours publics)
Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler.
Article 22 (de l’instruction)
L’instruction est le besoin de tous. La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique, et mettre l’instruction à la portée de tous les citoyens.
Article 23 (droits sociaux et souveraineté nationale)
La garantie sociale consiste dans l’action de tous pour assurer à chacun la jouissance et la conservation de ses droits ; cette garantie repose sur la souveraineté nationale.
Article 24 (responsabilité des fonctionnaires)
Elle ne peut exister, si les limites des fonctions publiques ne sont pas clairement déterminées par la loi, et si la responsabilité de tous les fonctionnaires n’est pas assurée.
Article 25 (souveraineté du peuple)
La souveraineté réside dans le peuple ; elle est une et indivisible, imprescriptible et inaliénable.
Article 26
Aucune portion du peuple ne peut exercer la puissance du peuple entier ; mais chaque section du souverain assemblée doit jouir du droit d’exprimer sa volonté avec une entière liberté.
Article 27
Que tout individu qui usurperait la souveraineté soit à l’instant mis à mort par les hommes libres.
Article 28 (chaque génération ne décide que pour elle)
Un peuple a toujours le droit de revoir, de réformer et de changer sa Constitution. Une génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures.
Article 29
Chaque citoyen a un droit égal de concourir à la formation de la loi et à la nomination de ses mandataires ou de ses agents.
Article 30
Les fonctions publiques sont essentiellement temporaires ; elles ne peuvent être considérées comme des distinctions ni comme des récompenses, mais comme des devoirs.
Article 31
Les délits des mandataires du peuple et de ses agents ne doivent jamais être impunis. Nul n’a le droit de se prétendre plus inviolable que les autres citoyens.
Article 32
Le droit de présenter des pétitions aux dépositaires de l’autorité publique ne peut, en aucun cas, être interdit, suspendu ni limité.
Article 33
La résistance à l’oppression est la conséquence des autres droits de l’homme.
Article 34
Il y a oppression contre le corps social, lorsqu’un seul de ses membres est opprimé. Il y a oppression contre chaque membre lorsque le corps social est opprimé.
Article 35
Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs.
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