Croqué par un historien britannique, le destin d’un père fondateur du marxisme en rupture complexe avec les dominantes culturelles et idéologiques de l’époque victorienne
Engels : le gentleman révolutionnaire, de Tristram Hunt, traduction Marie-Blanche et Damien-Guillaume Audollent. Éditions Flammarion 2009, 588 pages, 28 euros.
La biographie de Friedrich Engels par le jeune universitaire britannique, Tristam Hunt, et récemment parue en français chez Flammarion, mérite le plus vif intérêt pour plusieurs raisons. Tout d’abord, en tant que travail de grande envergure, publié en anglais dans une collection grand public, elle participe d’un regain d’intérêt assez net ces dernières années quant aux choses marxiennes. A ce titre, d’ailleurs, elle propose un utile pendant à la biographie de Marx qu’avait fait paraître Francis Wheen en 1999. Sa belle traduction française par M-B et D-G Audollent (dont on appréciera l’important et très utile travail d’annotation) inscrit en outre cette biographie dans le mouvement éditorial de reconnaissance tardif mais bien réel des écrits en langue anglaise sur le marxisme en général (on pense aux récentes traductions de F. Jameson, A. Callinicos, D. Harvey, R. Williams, entre autres).
Si les diverses fonctions que remplit couramment le genre biographique (canonisation ou démystification et nouvelle mise à mort, privatisation des existences alors ramenées à un pointillisme psycho-anecdotique, et à la simple vente de papier, vue la popularité du genre) doivent éveiller la méfiance la plus grande, ce tableau de la vie de Engels semble en tout point à la hauteur de son objet. Tristram Hunt mobilise en genre accessible pour reconstruire une histoire personnelle qui est en même temps une histoire politique et intellectuelle ; les idées, les concepts, les thématiques, se taillent au gré des contraintes professionnelles et matérielles, des conjonctures historiques, bien sûr, mais aussi, des héritages philosophiques et des anticipations politiques. On découvre un révolutionnaire engagé dans des processus de ruptures complexes et permanents avec les dominantes culturelles et idéologiques qui ne parviennent jamais à en faire ce que l’on appelle banalement « un homme de son temps ». C’est d’ailleurs là que l’on peut exprimer une critique mineure ; Hunt fait parfois apparaître à gros traits, dans un premier temps, comme des simples paradoxes, des incohérences et des limites chez Engels. Or, ces limites s’avèrent être, un peu plus tard dans le récit et l’analyse, des étapes distinctes d’une maturation critique conduisant à nombre de déplacements et remises en cause des préjugés ordinaires de l’époque victorienne (concernant les irlandais, les femmes ou les peuples ‘sans histoire’, par exemple). Sans doute faut-il reconnaître là un souci de se tenir à l’écart de toute dérive hagiographique tout en retraçant fidèlement l’ extraordinaire chemin allant du provincialisme piétiste allemand à la révolution prolétarienne et qui ne pouvait, à l’évidence, se parcourir sans rompre un certains nombre d’amarres.
Ce livre compte pour une troisième raison, peut-être la plus importante. La figure d’Engels est au centre de deux débats mêlés qui traversent l’histoire du marxisme . Ces débats portent sur le rapport du marxisme à la philosophie et sur l’éventuelle responsabilité théorique originelle des pères fondateurs quant au mouvement de ‘scientisation’ et de dogmatisation stalinienne du marxisme au 20e siècle (*). Tristam Hunt propose une intervention aussi explicite qu’ambitieuse sur ce terrain, intervention signalée d’emblée par le choix fort suggestif d’une introduction et d’un épilogue situés au 20e siècle, sur les bords de la Volga, dans la ville de Russie post-communiste nommée… Engels. Si, pour toute une tradition marxiste, l’acolyte de Marx est l’élément corrupteur et la condition d’un marxisme désoviétisé exige alors l’éviction théorique du coupable , Hunt, dans son très bel épilogue, estime qu’Engels ne saurait en aucune façon être à l’origine de la constitution du marxisme officiel connu sous le nom de ‘marxisme-léninisme’ ou de ‘Diamat’ (‘matérialisme dialectique’). Et le biographe de proposer une autre interprétation pointant utilement les divers branchements ultérieurs du marxisme sur la vogue bientôt envahissante d’un évolutionnisme darwinien. Derrière cette clarification, il y a le souhait clairement formulé de restituer un Engels ‘authentique’ non seulement à la critique du capitalisme comme système, de la crise financière, des rébellions de la faim et de l’exploitation mondialisée, mais aussi à la conviction révolutionnaire, joviale et (« lentement ») impatiente qu’il peut, et doit, en être tout autrement.
Thierry Labica universitaire
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