Iran : les pasdarans, clef de voûte d’un régime aux dérives autoritaires

mercredi 3 mars 2010.
 

En visite dans la péninsule arabique, pour s’assurer, notamment, d’un soutien saoudien à de futures sanctions contre Téhéran en raison de son programme nucléaire, la secrétaire d’Etat américaine, Hillary Clinton, a déclaré, lundi 15 février, à Doha (Qatar), qu’elle redoutait que l’Iran ne devienne "une dictature militaire".

Cette question, de nombreux analystes se la posent en voyant que, huit mois après la réélection contestée du président Mahmoud Ahmadinejad, face au mouvement pacifique de protestation, le régime fondamentaliste de Téhéran n’a répondu que par une répression accrue. Le 31e anniversaire de la révolution islamique, le 11 février, n’a été qu’une immense démonstration de force, dans laquelle les gardiens de la révolution tenaient la place d’honneur. "Ce sont les Gardiens qui, à notre avis, sont en train de supplanter le gouvernement de l’Iran", a ajouté Mme Clinton.

Au coeur de la répression, mais aussi de la survie du régime, ils contrôlent des pans entiers de l’économie, l’essentiel du programme balistique et nucléaire et ont la haute main sur les services de renseignement. Ils sont la clef de tout dénouement : bain de sang ? Scénario militariste à la pakistanaise ? Arbitrage ? Tout est possible. Mais ce corps d’élite n’est pas homogène, des lignes de fracture le traversent qui le rendent imprévisible.

Qui sont-ils, ces gardiens de la révolution ou pasdarans, créés par l’ayatollah Khomeyni en 1979, au sortir de la révolution ? Une véritable armée idéologique au service des valeurs révolutionnaires. Une armée qui a gagné ses lettres de noblesse dans les sables de la guerre Iran-Irak (1980-1988), qui a fait un million de morts.

Les héros à peine démobilisés prétendaient avoir leur mot à dire sur les affaires de cette République islamique qu’ils avaient défendue. Ils sont vite devenus encombrants dans un pays pourtant prompt à exalter le martyre nationaliste. Beaucoup étaient aussi mécontents en voyant que le clergé s’était octroyé la part du lion au sommet de la jeune République islamique.

Décidé à les réinsérer dans la vie civile, le président Hachemi Rafsandjani (1989-1997) les aiguillera tout naturellement vers l’économie : la reconstruction du pays, voilà une autre forme de lutte.

"Tout a commencé sur la base militaire du génie de Khatamolanbia, contrôlée par les pasdarans, au sud-ouest du pays. Il y avait beaucoup de matériel de construction et d’équipement. Les pasdarans ont obtenu l’autorisation d’utiliser ces équipements en temps de paix pour des chantiers de construction d’habitations et pour créer des entreprises", nous a raconté Mohsen Sazgara, aujourd’hui président de l’Institut de recherches sur l’Iran contemporain, à Washington, mais surtout l’un des fondateurs des gardiens de la révolution.

"Très vite, ajoute-t-il, comme ils avaient des armes et assuraient la sécurité intérieure, les Gardiens se sont engagés dans n’importe quelle activité. Ils pouvaient arrêter un concurrent, imposer des contrats. Voire s’engager dans des activités illégales, comme la contrebande." C’était le début d’un empire économique qui va du gaz à l’immobilier, en passant par le pétrole.

Peu courtisés du temps de Mohammad Khatami, le président réformateur (1997-2005), les pasdarans se feront même mettre au pas sur le plan politique. Après tout, dans un document qui préfigure son testament, l’ayatollah Khomeyni, voulant écarter tout risque de "militarisation" du régime, avait précisé que ni "la police, ni les miliciens bassidji, ni les gardiens de la révolution, ni l’armée ne devaient entrer dans un parti ou un groupe politique et devaient se tenir à l’écart des jeux politiques".

C’était sans compter avec les luttes du sérail. Le Guide suprême, Ali Khamenei, qui, à la mort de l’ayatollah Khomeyni, en 1989, a pris sa place, s’était incliné à contrecoeur devant l’élection de M. Khatami à la présidence de la République, en 1997. Inquiet de ce qu’il considérait comme une dangereuse politique d’ouverture, il n’aura de cesse de lui mettre des bâtons dans les roues. Manquant d’appuis religieux, M. Khamenei, pour affirmer son pouvoir, va aider l’ascension des pasdarans et de leurs satellites, les miliciens bassidji.

A la fin des années 1990, des agents des services secrets à la solde de certains ultrafondamentalistes feront assassiner une série d’intellectuels et d’opposants iraniens. L’occasion pour M. Khatami de faire le ménage dans les services. Beaucoup d’agents "indésirables" trouveront refuge au quartier général de la coordination des miliciens bassidji, à Téhéran, le centre Sarallah ("le sang de Dieu"). Un réseau de services secrets parallèles se tisse alors, avec une quarantaine de prisons secrètes. Il est protégé, depuis le cabinet même du Guide suprême, par un membre du haut commandement pasdaran, lié aux bassidji, Mohammed Hedjazi..

C’est l’époque où M. Ahmadinejad est actif chez ces miliciens. Il y fréquente des fondamentalistes venus des services secrets "purgés" qui rêvent de révolution permanente. Après s’être consacré à la poursuite des opposants en Azerbaïdjan occidental, il se rapproche de la division Qods des pasdarans, chargée d’exporter la révolution au Liban et ailleurs.

En 2004, aux élections parlementaires, les gardiens de la révolution se lancent à l’offensive politique : 125 députés sur 290 seront des pasdarans. L’élection de M. Ahmadinejad, avec leur aide et surtout celle des bassidji, à la présidence en 2005 les renforce. Les réseaux bassidji et la base Sarallah, sous contrôle de l’homme de confiance du président, Hachemi Samareh, se rapprochent du bureau du Guide, où son fils, Mojataba, fait la loi.

Aujourd’hui, avec le débat au sein du pouvoir sur la manière de réprimer les manifestations, la "guerre des services" a éclaté au grand jour. Le ministère officiel du renseignement, dirigé par Gholam Hossein Mohseni Ejei, qui désapprouvait les procès et les prétendus "aveux" obtenus des opposants en prison, a perdu la partie. Il a été limogé, ainsi que des centaines d’agents. Les réseaux de renseignements contrôlés par les gardiens de la révolution se sont imposés. Principaux "cerveaux" de la répression, ils sont sous la coupe de deux religieux venus des renseignements militaires, Hossein Taeb et Ahmad Salek, l’un des fondateurs de la division Qods, lui-même au cabinet du Guide.

Promu cheval de Troie de cette nébuleuse secrète qui veut radicaliser et purger le régime, M. Ahmadinejad n’est que la partie visible de ce mouvement en train de noyauter les organismes officiels.

Pouvoir militaire, pouvoir économique, pouvoir politique : la boucle est bouclée ? Pas tout à fait, car, déjà, dans le passé, des lignes de fracture sont apparues. Fracture "régionale" en 1994, lors des émeutes ethniques à Ghazvin, où des gradés ont refusé de tirer sur les manifestants. Fracture "tactique" en 1999 pour la révolte étudiante à Téhéran, où des pasdarans ont freiné la répression.

Fracture "religieuse" : ne dit-on pas que, mécontents du guide Khamenei comme "source d’imitation chiite" depuis qu’il est sorti de son rôle d’arbitre politique, de nombreux commandants se réclament d’autres guides religieux. Fracture "sociale" enfin, entre des chefs enrichis sans vergogne et la base de vieux guerriers aux idéaux intacts.

A cela s’ajoutent les jeux de pouvoir. Ainsi, il y a quelques semaines, M. Ahmadinejad avait étudié l’offre occidentale d’enrichir de l’uranium iranien à l’étranger. Mais un groupe de commandants a refusé, le mettant en porte à faux. "Ils pensent que s’ils montrent au monde, dit M. Sazegara, qu’ils ont la technologie balistique et assez d’uranium enrichi pour potentiellement faire une arme nucléaire, ils dissuaderont Israéliens et Américains d’attaquer."

Alors, si tout s’accélère, l’armée au service du peuple tirera-t-elle sur le peuple ? Restera-t-elle derrière le Guide ? Ce dernier, pour noyauter les pasdarans, a mis sous leur coupe depuis près de deux ans les milices bassidji. Un moyen de "professionnaliser" les miliciens et de rappeler à ces pasdarans-businessmen la culture du martyre professée, officiellement, par les bassidji.

Pour l’instant, les pasdarans tiennent tout. Les troupes d’élite de la division Mohammad Rassoul Allah (30 000 hommes), qui sont aussi la garde personnelle du Guide, sont chargées de Téhéran. Leur QG, c’est la base Sarallah. "Ils sont passés au code rouge : les Gardiens sont responsables, tous les services de sécurité doivent leur obéir, dit encore Mohsen Sazegara. C’est un code créé après les révoltes étudiantes de 1999 : code blanc, la police est responsable ; orange, ce sont les unités spéciales de la police ; rouge, le tour des Gardiens." Faut-il s’attendre à plus de violence ? "Sans doute, répond M. Sazegara, mais les pasdarans sont en mauvaise posture. Ils ont des difficultés avec 80 % de leurs membres, qui sont des gens ordinaires, mais aussi avec des commandants au passé héroïque qui sont en désaccord avec leur coup d’Etat contre la nation."

Dans l’hypothèse où des pasdarans refuseraient de tirer sur la foule - des commandants n’auraient-ils pas envoyé une lettre au Guide anticipant leur refus de le faire ? -, des "commandos de la mort" ont été créés, nous a confié l’analyste iranien Ahmad Salamatian.

Et M. Sazegara confirme : "On sait que le général Naghdi, qui dirige les bassidji, a recruté 3 000 "chemises blanches" (agents de sécurité en civil). On les a vus le jour de l’Achoura, le 27 décembre, avec des couteaux, des barres de fer, des bâtons. Certains étaient des criminels. Pourquoi font-ils cela ? Parce qu’il n’est pas si facile d’utiliser les pasdarans contre le peuple."

Et d’expliquer que le corps des pasdarans "est fondé sur les convictions de ses membres, et beaucoup n’aiment pas être contre le peuple. Ils savent aussi que certains de leurs commandants, au sommet, sont corrompus. Ils ne sont pas prêts à tuer le peuple dans la rue pour une poignée de ces commandants."

M. Khamenei est théoriquement le commandant suprême des forces armées, mais qui commande dans cet entrelacs d’intérêts ? Pour le fondateur des pasdarans, il y aurait trois factions en lutte : le président du Parlement et ancien pasdaran, Ali Larijani, et d’autres qui, comme lui, estiment que "le Guide a perdu de la crédibilité en soutenant trop M. Ahmadinejad. Ils veulent le renverser et préserver le Guide".

Ensuite, il y a le camp fondamentaliste radical : "Taeb, Mojtaba, Naghdi, qui veulent noyer la contestation dans le sang." Et enfin Khamenei lui-même et ses conseillers, qui oscilleraient, selon M. Sazegara : "Khamenei est malade et déprimé. Si les radicaux veulent arrêter MM. Moussavi et Karoubi, les meneurs de la contestation, lui, conseille une assignation à résidence. Quand on lui demande de tuer plus de manifestants, il recommande de les battre. Parfois, il change aussi d’avis. Il est dur de dire s’il donne les ordres ou s’il est manipulé."

Marie-Claude Decamps (avec Philippe Bolopion, à New York)

Les forces de répression

Les gardiens de la révolution. Appelés aussi pasdarans, ils sont en tout 125 000 : forces terrestres (105 000 hommes, 4 divisions blindées, 16 divisions mécanisées, une brigade de marines), l’aviation (5 000 hommes) et la marine (2 000 hommes, des vedettes armées de missiles antinavires et des dizaines de patrouilleurs). Créés en 1979, ils maintiennent un contrôle strict sur le programme de missiles balistiques et nucléaires. Les unités Qods (5 000 à 15 000 hommes) effectuent des missions secrètes. Elles ont aidé à la création du Hezbollah libanais et à l’entraînement des brigades chiites irakiennes Badr. Le Guide suprême est en théorie leur commandant en chef. La coordination se fait à travers le Conseil suprême national de défense.

Les bassidji. Ces miliciens islamistes seraient 12 millions, selon leurs dirigeants. On estime qu’ils ont un noyau dur de 90 000 personnes avec 2 millions de miliciens mobilisables en quelques heures. Ils sont les héritiers des très jeunes volontaires partis, ceints d’un bandeau de martyr, sur le front irano-irakien dans les années 1980. Ils sont présents dans les universités, les entreprises, les ministères. Près d’un million d’entre eux reçoivent un entraînement militaire. Ils sont peu armés. Il y a des bataillons d’hommes (Ashura) et de femmes (Zahra). Depuis des mois, ils assurent l’ordre contre les manifestants. Leurs familles reçoivent des aides, ils ont des quotas à l’université.

Les lebakharsi. Ce sont les auxiliaires de la police en civil, souvent vêtus de chemises blanches. Beaucoup viennent des services secrets. Dans les manifestations, leur réputation de brutalité n’est plus à faire.


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