Les multiples visages d’Ernest Renan

mercredi 26 mai 2010.
 

Au XIXe siècle, l’aristocratisme élitaire d’Ernest Renan a joué un rôle essentiel dans la laïcisation de la culture française et européenne. Plusieurs des œuvres de ce grand écrivain, moraliste ironique et controversé, se lisent encore avec plaisir, et certaines, comme les textes que Shlomo Sand vient de rééditer sous le titre « De la nation et du “peuple juif” chez Renan », restent essentielles — sous réserve de les replacer dans le contexte de leur époque — pour le débat contemporain.

Par Henry Laurens

Ernest Renan a connu une immense gloire au XIXe siècle, principalement pour sa critique « historique » du christianisme ; mais ce sont des combats et des débats qui semblent oubliés, même si le transfert de ses cendres au Panthéon a dû régulièrement être repoussé en raison des protestations des milieux catholiques, où se lisent des condamnations définitives : « L’entrée au Panthéon qu’on veut lui décerner, à titre de renégat et de blasphémateur, ne lui sera pas d’un grand secours devant le Dieu qu’il a trahi (1). » Quant aux libres-penseurs, ils s’en sont toujours un peu méfiés car, si sa critique de la religion a bien été radicale, il n’en a pas moins toujours insisté sur son rôle social et sur les mérites de l’esprit religieux, dont il pensait être l’un des représentants. Il est alors aisé de croire que, pour citer George Sand, « Renan s’acharne à réparer d’une main ce qu’il détruit de l’autre ».

Aujourd’hui, c’est avant tout de racisme et de colonialisme que Renan se trouve accusé. C’est en accompagnant la genèse et l’interrogation de ce qu’il nommera la « religionification » qu’on peut comprendre et mesurer les enjeux de sa définition de la nation, de la race et du judaïsme (2).

Né en 1823, dans un milieu modeste, la solidarité de sa famille et son statut de boursier lui permettent de faire des études, qui le conduisent au grand séminaire de Saint-Sulpice. Destiné à la prêtrise, il connaît des tourments intérieurs qui le mènent à se détacher progressivement du catholicisme. Il préfère la vérité, telle que la science l’établit, à la religion, qui est d’abord le produit de l’affectivité humaine. Il quitte le séminaire pour l’Université, dans des conditions matérielles difficiles.

Sa réflexion le conduit à affirmer que la question religieuse doit être abordée non seulement par la philosophie, mais aussi par l’histoire, par l’étude de la « religionification », c’est-à-dire le processus de fabrication de la religion, comme il l’écrit à son ami Marcellin Berthelot le 28 août 1847 (3). Il observe ainsi chez les républicains de son temps un processus de sacralisation de la Révolution française : celui « qui la blasphème passe pour un insensé ». Il en est de même pour le socialisme, mais il a une certaine sympathie à son égard, lors de la révolution de 1848 (4) : « Organiser scientifiquement l’humanité, tel est donc le dernier mot de la science moderne, telle est son audacieuse mais légitime prétention. »

Les soubresauts de la IIe République le conduisent à se détacher de ce progressisme. Il craint bientôt une dictature cléricale soutenue par les masses ignorantes — c’est ainsi qu’il interprète l’avènement du Second Empire —, et devient un libéral qui défend la thèse du rôle indispensable d’une étroite élite intellectuelle, seule attachée à la liberté de penser et persécutée par tous les fanatismes religieux.

Dès cette époque, son système intellectuel est pratiquement achevé. Il veut faire de la philologie une science des produits de l’esprit humain : « La philologie est la science exacte des choses de l’esprit. Elle est aux sciences de l’humanité ce que la physique et la chimie sont à la science philosophique des corps. » Selon lui, toute langue est une appréhension globale de l’univers. Dès lors, un système linguistique contient virtuellement tous les développements intellectuels des peuples qui l’ont adopté. C’est ainsi que, pour lui, les peuples aryens ou indo-européens portent en eux l’esprit de la science et de la philosophie, et les peuples sémitiques l’idée d’un Dieu unique. La rencontre des deux par le biais du christianisme va permettre de fonder l’universel.

« Une nation est une âme, un principe spirituel »

Il consacrera l’essentiel de son œuvre à la description des langues sémitiques et de leurs déclinaisons intellectuelles, ce qui débouchera sur une histoire générale des origines du christianisme, puis sur l’histoire du peuple juif conduisant à l’émergence du christianisme. Quand, en 1862, lors de sa leçon inaugurale au Collège de France, il traite Jésus d’homme incomparable, il provoque un tel scandale qu’il est suspendu puis révoqué de son poste, ce qui n’empêchera pas sa Vie de Jésus, un an plus tard, de devenir un best-seller considérable.

En revanche, on note peu à l’époque sa condamnation sans appel de l’islam : « L’islam est la plus complète négation de l’Europe, l’islam est le fanatisme, comme l’Espagne de Philippe II et l’Italie de Pie V l’ont à peine connu ; l’islam est le dédain de la science, la suppression de la société civile ; c’est l’épouvantable simplicité de la pensée sémitique, rétrécissant le cerveau humain, le fermant à toute idée délicate, à tout sentiment fin, à toute recherche rationnelle, pour le mettre en face d’une éternelle tautologie : Dieu est Dieu. »

L’ethnologie « philologique » qu’il défend l’amène à fonder un système centré sur l’opposition Aryens-Sémites. Pour les autres groupes humains, il n’aura que des commentaires dépréciatifs, ce qui tient à sa quête exclusive des origines du monothéisme. Ce qui est contraire à son système ne peut qu’être rejeté... Il fait alors couramment usage de la notion de race, mais dans un sens proche de notre notion actuelle de culture. D’ailleurs, lui qui est profondément imprégné de culture allemande s’inquiète très tôt du risque de la voir adopter un racialisme agressif. Il s’en explique à Arthur de Gobineau, qui vient, en 1856, de publier le premier volume de son Essai sur l’inégalité des races humaines : « Le fait de la race est immense à l’origine ; mais il va toujours perdant de son importance, et quelquefois, comme en France, il arrive à s’effacer complètement. Est-ce là absolument parlant une décadence ? (...) La France, nation si complètement tombée en roture, joue en réalité dans le monde le rôle d’un gentilhomme. En mettant à part les races tout à fait inférieures, dont l’immixtion aux grandes races ne ferait qu’empoisonner l’espèce humaine, je conçois pour l’avenir une humanité homogène, où tous les grands ruisseaux originaires se fondront en un grand fleuve, et où tout souvenir des provenances diverses sera perdu (5). »

La guerre de 1870-1871 lui cause un terrible choc moral. Il réagit en rejetant l’évolution démocratique de la société française (comme le fera Vichy en 1940), ce qui fait de lui incontestablement l’une des grandes références de la tradition conservatrice, voire réactionnaire, l’une des sources du maurrassisme (6), avec Auguste Comte. Ses méditations annoncent un sombre XXe siècle avec « des guerres d’extermination (...) analogues à celles que les diverses espèces de rongeurs ou de carnassiers se livrent pour la vie. Ce serait la fin de ce mélange fécond, composé d’éléments nombreux et tous nécessaires, qui s’appelle l’humanité (7) ».

La question de l’Alsace-Lorraine accélère son évolution intellectuelle. Les Alsaciens sont de race germanique, mais ils veulent être français. Il conçoit dès lors la nation comme le contraire de la race, à la fois produit de l’histoire et acte volontaire de tous les jours. Le processus de civilisation détruit inexorablement les races originelles, et les peuples ne sont que des formations historiques sans aucun soubassement physiologique.

Le petit recueil de Shlomo Sand s’intéresse à ce Renan-là, celui qui nous parle encore. La célèbre conférence du 11 mars 1882 — « Qu’est-ce qu’une nation ? » — comprend un double rejet : celui de la confusion entre la race et la nation, et celui de la confusion entre les « groupes ethnographiques ou plutôt linguistiques » et les « peuples réellement existants ». Il reprend l’histoire des grandes formes de regroupement politique pour montrer que la nation moderne est un « résultat historique amené par une série de faits convergeant dans le même sens ». Plus la fusion des races s’opère, plus la nation est achevée. Il utilise presque les mêmes mots que dans sa lettre à Gobineau, trente-cinq ans plus tôt : « Le fait de la race, capital à l’origine, va donc toujours perdant de son importance. »

Il en ressort sa magnifique définition de la nation : « Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. »

Du fait de son immense popularité, c’est à Renan que l’on doit la diffusion du terme « race sémitique », qui avant lui n’était connu et utilisé que par une petite poignée de savants. Au moment où l’antisémitisme s’étend, il était de son devoir de faire de sa conférence du 27 janvier 1883 sur « Le judaïsme comme race et comme religion » un rappel à l’ordre. Il part de la distinction entre religion universelle (hindouisme-bouddhisme, christianisme et islamisme), par définition ouverte à tous, et religion locale, limitée à un groupe humain déterminé. Or le fait majeur de l’histoire est que les religions universelles ont fait disparaître les religions locales. Il est hors de doute que le judaïsme était à l’origine une religion locale, peu différente de celle des peuples voisins, mais dès le VIIIe siècle avant notre ère les prophètes ont été les premiers à concevoir une autre forme de religion, celle d’un Dieu créateur de l’univers, qui aime le bien et punit le mal : « Quand on proclame une telle religion, on n’est plus dans les limites d’une nationalité, on est en pleine conscience humaine, au sens le plus large. » C’est en ce sens que les prophètes annoncent Jésus de Nazareth et le christianisme. Le messianisme juif s’intéresse au sort de l’ensemble de l’humanité.

Dès lors, l’universalité du message du judaïsme ne peut plus en faire une religion nationale. De ce fait, le prosélytisme juif a été très actif dans les derniers siècles de l’Antiquité et, dès l’époque gréco-romaine, le judaïsme a cessé d’avoir une signification ethnographique. Si le judaïsme est une religion fermée, très réticente à la conversion, il a été pendant de longs siècles ouvert à tous. Ce qui unit les Juifs, c’est une éducation commune et l’oppression sociale qu’ils subissent. Cela n’a rien d’ethnographique, de racial. Pour Renan, le judaïsme de son temps fait partie des grandes forces libérales : « L’œuvre du XIXe siècle est d’abattre tous les ghettos, et je ne fais pas mon compliment à ceux qui ailleurs cherchent à les relever. La race israélite a rendu au monde les plus grands services. Assimilée aux différentes nations, en harmonie avec les diverses unités nationales, elle continuera à faire dans l’avenir ce qu’elle a fait dans le passé. Par sa collaboration avec toutes les forces libérales de l’Europe, elle contribuera éminemment au progrès social de l’humanité. »

Si certaines de ses affirmations abruptes peuvent scandaliser le lecteur d’aujourd’hui, il faut néanmoins distinguer ce qui dans l’œuvre relève de l’esprit du temps, et ce qui est riche de virtualités. C’est ainsi que, lorsqu’il découvre que le peuple, sous la IIIe République, est devenu anticlérical et le protège de toutes les menaces de l’Eglise, il estime que, pour la première fois, se dessine une convergence entre l’étroite élite de la liberté de penser et les masses populaires civilisées par l’instruction. Il devient républicain quand, après 1870-1871, il était plutôt réactionnaire ; son théâtre philosophique, composé au tournant des années 1880, se charge de représenter cette réalité nouvelle. Reprenant La Tempête de Shakespeare, il raconte le ralliement de Caliban (le peuple) à Prospero (la liberté de penser) (8) : « Les races inférieures, comme le nègre émancipé, montrent d’abord une monstrueuse ingratitude envers leurs civilisateurs. Quand elles réussissent à secouer leur joug, elles les traitent de tyrans, d’exploiteurs, d’imposteurs. Les conservateurs étroits rêvent de tentatives pour ressaisir le pouvoir qui leur a échappé. Les hommes éclairés acceptent le nouveau régime, sans se réserver autre chose que le droit de quelques plaisanteries sans conséquence. » Caliban n’est pas seulement le peuple-prolétariat européen, il est aussi explicitement le colonisé, de même que Prospero est le colonisateur. Aimé Césaire a su s’en rendre compte et jouer dessus.

Celui qui représentait, pour Edward Said, l’orientaliste par excellence était déjà considéré par ses pairs au moment de sa mort, en 1892, comme un homme du passé (à l’exception de ses travaux purement philologiques), et son œuvre historique est complètement périmée. Mais son évolution politique permet de comprendre le ralliement du libéralisme philosophique à la République, élément essentiel de la grande synthèse de la IIIe République.

Henry Laurens

Professeur au Collège de France, auteur, notamment, de La Question de Palestine, Fayard, Paris (trois tomes).

NOTES

(1) www.infobretagne.com

(2) Dans De la nation et du « peuple juif » chez Renan (Les liens qui libèrent, Paris, 2009), ouvrage dont est tiré cet extrait, Shlomo Sand publie une présentation de deux des grandes conférences de Renan, « Qu’est-ce qu’une nation ? » et « Le judaïsme comme race et comme religion », précédées d’une solide introduction. Ces deux conférences rejoignent l’œuvre de Sand sur la nature de la nation et sur la notion de peuple juif, notamment son Comment le peuple juif fut inventé (Fayard, Paris, 2008).

(3) Ernest Renan, Correspondance générale, tome II, Honoré Champion, Paris, 1998, p. 437.

(4) Les citations suivantes sont tirées de L’Avenir de la science, rédigé en 1848-1849 mais publié en 1890.

(5) Ernest Renan, Correspondance, tome I, Calmann-Lévy, Paris, 1926, p. 119 et suivantes.

(6) Charles Maurras : idéologue français d’extrême droite, antisémite (1868-1952).

(7) « Lettre à Strauss », dans Qu’est-ce qu’une nation ?, Presses Pocket, Paris, 1992.

(8) Caliban, dans Œuvres complètes, tome III, Calmann-Lévy, Paris, 1949, p. 413.


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