Juillet-août 1968 : les communistes tchécoslovaques discutent pour leur XIV congrès extraordinaire la "rupture de leur parti avec son passé stalinien" (par Karel Kostal)

mercredi 9 août 2023.
 

C’est l’été de 1968. Le Kremlin prépare l’intervention militaire en Tchécoslovaquie. L’ aile « progressiste » du parti communiste tchécoslovaque, surgie au grand jour en janvier 1968, prépare son XIV congrès extraordinaire, prévu pour début septembre. Le courant « révolutionnaire anti-bureaucratique » secoue le parti communiste, qui compte un demi-million de membres, globalement acquis au « Printemps de Prague », au « socialisme à visage humain, », au « socialisme démocratique ». A travers ses conférences à tous les échelons, ce parti dans le cadre de la préparation de son congrès extraordinaire, fait sans précédent depuis la stalinisation du PCT à la fin des années 20, trouve subitement des porte-parole déterminés et lucides, qui espèrent tous que c’est « un autre parti » qui sera né dans le cours de ce congrès.

De tous ces efforts, il se dégage un fait d’une importance primordiale, qui devait influer sur toute l’évolution du processus démocratique à partir de ce moment. La création, dès mars-avril 1968, de la commission préparatoire d’étude pour les statuts du parti, sous l’autorité du premier secrétaire Alexander Dubcek. C’est le politiste Frantisek Samalik, récemment disparu, professeur à l’Université Charles, ancien tourneur STO, communiste depuis l’âge de 20 ans, qui s’impose rapidement comme la tête pensante de cette commission, et comme le « principal théoricien de la lutte anti bureaucratique » du printemps 68. Il a alors 42 ans.

Interrogé par l’un des dirigeants des étudiants pragois Lubos Holecek dans l’hebdomadaire de l’Union des écrivains Literani Listy du 11 juillet 1968, Samalik estime que le XIV congrès devra se prononcer pour un « système pluri-parti avec large autogestion appuyés sur les conseils ouvriers. » « Le parti doit formuler clairement les revendications qui ne le sont pas encore dans la société. »

Pour s’insérer dans le cadre du « pluralisme politique », le parti devra « changer de nature », et il appartient au XIV congrès d’inscrire ce changement dans de nouveaux statuts dont Samalik esquisse les grandes lignes : « Dans les statuts, il faut inscrire les garanties qui permettent aux minorités de pouvoir, dans certaines conditions, s’adresser à l’ensemble du parti, et de vérifier ainsi si elles sont toujours minoritaires ou si elles ont gagné la majorité. Mais il ne suffit pas de défendre la minorité, il faut lui encore assurer à tout moment (évidemment sauf dans le cas ou c’est inutile ou nuisible) le droit de gagner et d’organiser ses partisans. Le deuxième point capital, c’est que, les organismes élus doivent dominer dans le Parti. Dans ces organismes élus, il faut faire prévaloir certains principes nouveaux, par exemple l’incompatibilité des fonctions, qui permette d’avoir le plus grand nombre d’hommes ayant une position indépendante, dont la carrière ne soit donc pas liée à leur position. Il faudra en écarter totalement les travailleurs professionnels de l’appareil du Parti et partiellement ceux de l’appareil d’Etat, parce que l’appareil est nécessairement plus conformiste que ceux qui sont à l’extérieur ».

Frantisek Samalik rejette catégoriquement le « gauchisme », qu’il juge inopérant et nuisible. « Les tendances anti-bureaucratiques, dit-il, qui attaquent l’appareil en tant que tel, sont évidemment absurdes, de même que celles qui s’opposent à la manipulation des hommes. Elles sonnent très bien, mais, en pratique, tout mouvement politique repose sur une certaine manipulation des hommes. Le mouvement qui est incapable de transmettre son programme par un système de directives et qui ne dispose pas de l’appareil administratif correspondant ne peut pas exister.

L’appareil doit être vraiment moderne et capable de transmettre les grands objectifs dans le travail quotidien. D’autre part, l’appareil est avant tout un élément exécutif et administratif devant réaliser le programme politique qui est élaboré par les organismes démocratiques. C’est d’eux que dépend la façon dont on va utiliser l’appareil. On peut très bien édifier un appareil merveilleux correspondant à tous les rêves de ’management ’, mais, si ceux qui doivent déterminer les conceptions politiques ne sont pas eux-mêmes modernes, cet appareil fonctionnera de façon destructrice vis-à-vis des tendances sociales progressives. Toute une expérience qui va de la bureaucratie à Babylone à la bureaucratie américaine nous enseigne que l’impulsion d’une modification politique de l’appareil ne peut pas provenir de l’intérieur de cet appareil. C’est pourquoi je pense qu’un changement fondamental de la structure du Parti est nécessaire. » ( Cité par Pierre Broué, « Le Printemps des peuples commence à Prague », p. 94).

La commission préparatoire d’étude pour les statuts du parti présente ses propositions le 10 août. Elle critique vigoureusement ce qu’elle appelle le « centralisme bureaucratique », et affirme « le droit de la minorité de formuler son point de vue propre », de » maintenir ses opinions », de « demander, sur la base de nouvelles données, un nouvel examen de son point de vue ». Les « groupes ayant une discipline fractionnelle particulière » sont certes interdites - pour ne pas provoquer la direction soviétique, Dubcek reçoit tous les jours des coups de fil menaçants de Brejnev – mais on peut considérer que c’est cependant un véritable droit de tendance qui est ainsi reconnu dans le Parti communiste tchécoslovaque. Chaque membre du parti se voit en outre le droit de « s’exprimer dans la presse du parti, sur toutes ses organisations et sur tous ses membres quelles que soient leurs fonctions  ». Il est prévu que les élections doivent se dérouler « à bulletin secret » et qu’il faut permettre à l’électeur « le choix entre plusieurs candidats ». Des règles stricts sont établis contre « l’abus du renouvellement plus de trois fois et ceux de quatre ans plus de deux fois ».C’est le quotidien du PC Rude Pravo qui l’annonce, le 10 août 1968. (Pierre Broué, op. cit. p. 95).

Il faut savoir que toutes ces mesures, qui apparaissent comme banales peut-être aujourd’hui, étaient appliquées seulement quinze ans après la mort de Staline, qu’en 1968 les partis communistes en Europe de l’Est étaient tous des partis de type stalinien « courroies de transmission du Kremlin », et que six mois auparavant la Tchécoslovaquie était encore considérée comme « le dernier bastion du stalinisme ».

La mesure qui consiste à élire les délégués au XIV congrès « à bulletin secret » s’avère désastreuse pour la vielle garde stalinienne. En quelques semaines, les adversaires du Printemps sont pratiquement éliminés. Partout triomphe ce que les communistes appellent « la manière de Kladno » -les méthodes des cellules du parti des mineurs et des ouvriers des aciéries de Kladno - , candidatures exprimées dans les cellules à bulletin secret, choix entre plusieurs candidats. Partout c’est la poussée des « progressistes » au détriment des « conservateurs ». Dans beaucoup d’endroits, les communistes font circuler des listes d’hommes d’appareil à éliminer du congrès et par conséquent de sa direction nationale future.

La « Tchécoslovaquie socialiste » sera-telle dirigée à l’issue du XIV congrès par un parti communiste de masse « en rupture avec son passé stalinien » ? C’est bien l’enjeu que l’aile progressiste du Parti communiste tchécoslovaque présente à ce qu’elle appelle le « mouvement communiste international ».

La direction soviétique, quant à elle, avec Brejnev en tête, a parfaitement compris. Le Kremlin n’a nullement l’intention d’assister à l’avènement d’un parti déstalinisé en septembre 1968 en Tchécoslovaquie. L’orage approche.

J’ai rédigé ce petit article contre l’oubli. Il y a quarante deux ans, les militants communistes tchécoslovaques poursuivaient leur lutte pour l’émancipation, la justice, la démocratie, le socialisme, le communisme dans l’abondante clameur des préparatifs militaires à leurs frontières.

Karel Kostal

5 janvier 21 août 1968 : Le printemps de Prague (par notre ami tchèque Karel Kostal)


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