Gauche Droite Appartenance sociale et conscience politique

samedi 4 décembre 2010.
 

Le populisme et le peuple

« Ce sont tous les mêmes » dit-on de tous côtés. « Ils ne feraient pas mieux », dit-on des socialistes, en les comparant à la droite. Le vocabulaire courant reprend ce refrain qui souligne l’équivalence entre droite et gauche. La presse s’acharne à leur répéter cette vision du monde entre pareil et presque même : « la seule politique possible » fournit les couplets et « Sarkozy ou Strauss-Kahn » le refrain.

Ce n’est pas seulement du fait d’une prostitution des mots par la poignée de carriéristes de la politique et de la communication s’il en est ainsi. Certes ceux là ont inventé la transgression des frontières sémantiques comme une ruse de propagande. Ce fut la fameuse « triangulation » chère aux blairistes et leurs spin’doctors. Il y a une raison de fond à la confusion. C’est que dans l’attelage social que la gauche menait sous la direction du PS à l’issue des années quatre vingt, il s’est produit une rupture et une nouvelle organisation du champ des représentations. Les classes moyennes supérieures se sont identifiées aux valeurs du modèle libéral qui révolutionnait les rapports sociaux. Elles ont entrainé à leur suite l’étage immédiatement suivant. Ce ralliement a pris la forme d’une incorporation des normes de vie et de consommation, des valeurs et des signes de reconnaissance, bref de tous les marqueurs culturels d’une appartenance. L’histoire de la « moyennisation » promise à la société tout entière s’est achevée en réalité dans le ralliement fantasmatique des « moyens » aux puissants. Cette évolution a pu se croire autonome. Le vocabulaire en rend compte. On n’a jamais tant parlé du « décrochage des classes populaires ». On a mis en cause les retards de formation, leur inertie sociale et ainsi de suite. Jamais on n’a évoqué le décrochage, la fuite en avant, des classes moyennes supérieures ni celle de leur suite fascinée, les « moyens-moyens », dont la corruption s’est payée au prix fort social. Les stocks options n’ont pas été réservée aux seuls bénéficiaires de retraite chapeau ! Les élites payées pour leur aptitude à « produire de la valeur » ont trahi leur classe d’origine, leur usine, leur canton qui en vivait et même leur patrie, chaque fois au nom de la raison supérieure de « la contrainte extérieure », euphémisme contemporain de la capitulation sans condition.

Mais la pluie de bienfaits que les "moyens" ont cru gouter du fait de leur performance sociale se payait d’une destruction générale du lien social. Les premières victimes ont été évidemment ceux qui survivaient grâce à feu le « filet social ». La dislocation du « bloc social majoritaire » que les socialistes s’efforçaient d’accompagner est dans ce mouvement. Je ne suis pas surpris de voir dorénavant les chefs socialistes assumer un discours réduit à une doctrine compassionnelle, « le care », sorte d’invitation faite aux retraités nantis d’avoir à prendre en charge le soin de leur descendance engloutie dans la précarité. Mais, je vais trop vite dans mon exposé.

Parler de droite et de gauche, dans les conditions actuelles, ne suffit plus à latéraliser le champ politique dans l’esprit du grand nombre. Surtout après le référendum de 2005, davantage encore depuis que le gouvernement Sarkozy a compté jusqu’à 20% de membres issus du Parti Socialiste. Surtout depuis que le nombre des désorientés a grimpé jusqu’à trente pour cent de l’électorat, à moitié dilués dans l’abstention et à moitié évaporé dans le nuage d’électeurs volatils. Notre projet, s’il vise à devenir majoritaire, doit nommer son héros et son ennemi dans le vocabulaire qui correspond au ressenti du grand nombre. Quel est donc cet acteur de l’histoire qu’il faut nommer pour l’appeler au mouvement et lui faire prendre conscience de soi ? Pour nous, c’est « le peuple ». Je ne parle pas de ce « peuple de gauche » qu’invoquaient sans cesse autrefois les bonnes consciences social démocrates pour convoquer tout un chacun à l’obligation du « vote utile ». Il faut donc dire de qui il s’agit. Et surtout expliquer comment il peut se constituer en bloc majoritaire. Car le peuple, cette fois ci pas davantage que dans le passé n’est réductible à une catégorie sociologique ni a une somme de couches sociales décrites par de simples statistiques. Il n’existe qu’en devenant un acteur politique. L’acte par lequel il se constitue le définit.

Ce genre de réflexion n’est pas le propre de notre parti. Chacun la mène, chacun à sa manière. En général la méthode consiste à définir la base sociale puis à cerner quelles sont les idées ou les propositions qui peuvent l’unifier dans une dynamique commune. Penchée sur le gouffre de l’abstention cette réflexion depuis plusieurs années prend une tournure assez angoissée. Pour ma part j’y avais travaillé avant de quitter le Parti socialiste dans le cadre de l’association « Pour la république sociale » avec François Delapierre. Lui et moi buttions sur la définition du bloc sociologique majoritaire sur lequel appuyer un vrai projet de gauche. Voici pourquoi. Nous savions bien qu’une pure définition statistique ne voudrait rien dire. Le salariat est la classe hyperdominante de notre société. C’est un fait nouveau dans l’histoire longue, mais c’est un fait. 90 % de la population active est de condition salariale, active ou au chômage. L’unification des lieux de vie et les mécanismes d’interdépendance que cela suppose est également un fait nouveau, et il est de toute façon extraordinairement structurant des mentalités collectives. 85 % de la population française vit en ville ou en milieu urbain. Dans un livre que j’ai écrit au début des années quatre vingt dix, « A la conquête du Chaos », j’avais pointé que ces faits fondaient une base de masse disponible pour le projet socialiste. C’est juste. Et c’est faux.

Car c’est une chose d’appartenir à une catégorie sociale, et une autre de s’y identifier. Le mécanisme par lequel se fait cette identification est tout à fait essentiel. Le mot « mécanisme » désigne ici l’ensemble des conditions concrètes dans lesquelles se construit une conscience politique. Cela inclut au premier chef les mots mis en circulation et surtout ceux choisis pour parler de soi. Certes la situation objective de la population lui enjoint de penser un intérêt général. Et sans doute le peut-elle plus facilement, du fait de sa situation matérielle, qu’à l’époque où les prolétaires formaient un archipel dans l’océan de la paysannerie et des boutiquiers. Mais ce n’est pas cela qui se passe. Une catégorie sociale peut exister sans conscience de soi. Elle ne s’institue sur la scène qu’à partir de ses mots et projets communs.

Dans l’antiquité romaine, le peuple c’était la plèbe. Celle qui s’opposa dans la Rome antique aux patriciens. Elle se constitua en force politique en se retirant sur le mont Aventin à Rome organisant ainsi la première grève populaire de l’histoire. L’expression « se retirer sur son Aventin » vient de là. Puis, se fut la « sans culotterie » urbaine et les petits paysans de la grande révolution rassemblés par la lutte contre les féodaux d’ancien régime autour du projet d’instituer la liberté. A la suite, le peuple, dans le discours de gauche c’était les prolétaires et souvent aussi, suivant les auteurs, les petits paysans et les petites gens de la ville. Puis dans les années qui ont entouré les « trente glorieuses », le peuple, dans les discours et les programme électoraux ce sont les ouvriers et les classes moyennes urbaines. Le programme commun se proposait d’unifier ces populations différentes. Elles avaient au moins en commun d’être fortement structurées autour de statuts sociaux et culturels clairement définis. Le programme commun unifiait en proposant une ligne d’horizon politique mêlant conquêtes sociales et conquêtes faisant symbole comme l’abolition de la peine de mort. C’est ce projet commun qui unifiait. Ce n’était pas seulement la collection des changements qui faisait le sens du programme commun mais le destin commun promis. Le peuple dans ce cas, c’était l’ensemble des gens censé avoir un intérêt à faire appliquer ce programme et assumer ce destin. Je résume, bien sur. Mon propos est juste de montrer comment on se représentait la notion de "peuple" à ce moment là.

Mais une autre idée travaillait le système des représentations sociales. J’ai déjà évoqué le moment ou contre l’idée d’une hégémonie sociale des prolétaires dans le peuple se formulaient l’idée que la société se « moyennisait ». La « moyennisation » de la société, c’était l’idée qu’émergeait un grand bloc social central dans la société. C’était l’objet de toutes les discussions et théorisations. Giscard d’Estaing d’un côté, les socialistes de l’autre, vont se disputer et capter cette représentation culturelle et symbolique de l’évolution dans la vision que la société avait d’elle-même. C’est au nom de la « moyennisation » promise que les deux vont prendre le pas sur les partis qui incarnaient l’ancienne représentation des classes sociales. Le PS « moyennisé » prend l’avantage progressivement sur le PCF identifié à la classe ouvrière stricto sensu. Et l’UDF de Giscard supplante le RPR, identifié aux anciennes catégories intermédiaires : paysans, boutiquiers et agents de maitrise.

La « moyennisation » a été une construction très largement idéologique. Mais elle correspondait aussi au ressenti d’un mieux social dans la chaine des générations. Tout un appareil symbolique et une mise en scène culturelle l’a accompagné. Elle reposait néanmoins sur une base objective. L’extension du salariat à toutes les professions, l’urbanisation massive de la population et l’élévation des qualifications requises par la production étaient bien des réalités. Pour faire simple. Revenant en souvenir à cette époque, je me souviens des gens que le PS attirait alors en masse dans la nouvelle classe cultivée des villes. Ceux là créaient des associations, avaient un avis sur tout et venaient en masse aux réunions des comités de quartiers alors fort à la mode. Quoiqu’il en soit le thème de la moyennisation permit à ceux qui s’en sont saisi d’en vendre une déclinaison politique. Puisque la société était menée par son groupe central, il lui fallait ou un parti de même nature ou une coalition qui lui ressemble. Déjà il fut beaucoup question de se passer de l’alliance avec les communistes et de chercher à s’allier avec le centre. C’est-à-dire de se passer de la satisfaction des revendications ouvrières pour construire le projet de la nouvelle société qui se dessinait à partir de l’hégémonie du « bloc central moyen ».

Bien sur, la situation et le discours empruntaient, comme toujours, à la période antérieure ses symboles, ses drapeaux, ses catégories mentales et ainsi de suite. Et elle en habillait de mots la situation nouvelle. Je me souviens du rôle que jouait des mots d’ordre comme celui de « l’autogestion ». Tout le monde comprenait cela comme un partage du pouvoir entre producteurs au détriment de la monarchie patronale. D’autant que celle-ci était à l’époque encore lourdement marquée par le paternalisme. Dans cette ambiance les exigences libertaires de mai 68 entraient parfaitement en résonance avec la protestation sociale. Le mot d’ordre d’autogestion était cependant investi de façon bien différente suivant la place de chacun dans l’entreprise. Celui d’en bas l’entendait à l’ancienne, comme une libération collective. Celui d’en haut l’entendait comme un partage du pouvoir de la décision technique avec le patron, sur la base de la compétence professionnelle. J’évoque ce modeste épisode pour montrer comment un mot d’ordre peut être transversal au point d’être fédérateur politiquement en dépit de l’hétérogénéité du bloc social dans lequel il fait écho. Ici, l’ambigüité de toute cette imagerie c’est qu’elle se vivait aussi comme de la cogestion dans la bonne tradition social démocrate. Et qu’elle n’était pas du tout inclusive pour la classe ouvrière en tant que telle, effacée du tableau des futurs désirables, alors même que celle-ci restait la classe la plus nombreuse. Cet exemple permet d’illustrer l’idée que le glissement des gros bataillons de votes de gauche du PC vers le PS et sa dynamique conquérante sur les nouveaux arrivants de la société se lit comme l’extension d’une représentation culturelle se substituant à une autre. Comme la population des campagnes s’était autrefois rêvée urbaine et ouvrière, la population ouvrière urbaine se rêva classe moyenne de centre ville puis urbaine. Là encore je résume au prix d’une certaine caricature mais je veux souligner le rôle des représentations collectives comme sous bassement de l’action politique et moyen par lequel ceux qui entrent en action se définissent socialement eux-mêmes.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message