L’hôpital public, grand corps malade (excellent entretien avec le Professeur Grimaldi)

mercredi 9 mai 2012.
 

L’hôpital public est en danger. Qui n’en a pas fait l’expérience ? Des urgences débordées. Des délais d’attente à n’en plus finir. Des médecins et des personnels soignants qui travaillent à flux tendu : en novembre dernier, les infirmiers en grève de Tenon, dans le 20e arrondissement de Paris, ont voulu ainsi braquer les projecteurs, de façon salutaire, sur les sous-effectifs, la désorganisation et, au final, le manque de sécurité pour les patients. Para-doxe de cet hôpital public à la française : il peut réunir en son sein les meilleurs spécialistes mondiaux d’une disci-pline et fonctionner parfois avec des bouts de ficelle. Personne ne doute qu’il doit mieux s’organiser, s’adapter à la médecine du XXIe siècle, qui a remplacé les mandarins par le travail en équipe. Sauf qu’à tous les étages une même logique de rentabilité le transforme en hôpital-entreprise. L’hôpital public est-il en voie de privatisation ? Les cliniques privées vont-elles continuer de s’emparer de la médecine « rentable » ? Et quid des assureurs privés qui piaffent d’impatience pour croquer cet énorme gâteau de la santé publique ? Leur plan est clair : une médecine de confort, pour ceux qui en ont les moyens. Aux pauvres, le minimum légal. A l’américaine.

Pour André Grimaldi, auteur de “L’Hôpital malade de la rentabilité” et professeur à la Pitié-Salpêtrière (Paris), la fin du service public hospitalier est proche. En cause : les réformes successives dont les logiques mercantiles font de l’hôpital une entreprise.

Le Pr André Grimaldi est l’un des fers de lance du Mouvement de défense de l’hôpital public (MDHP) qui a ras-semblé médecins et professionnels de la santé contre la loi HPST (Hôpital, patients, santé, territoires), dernière grande réforme de l’hôpital en 2009. Franc-tireur et solidaire dans ce milieu des professeurs de médecine où l’indi-vidualisme l’emporte, ce diabétologue de la Pitié-Salpêtrière a tiré la sonnette d’alarme dans un livre qui décrit avec force les dérives du service public : « L’Hôpital malade de la rentabilité » (éd.Fayard, 2009).

Nous sommes entrés dans l’ère de l’hôpital-entreprise, écrivez-vous dans votre livre L’Hôpital malade de la rentabilité. De quand datez-vous cette transformation ?

Le processus date d’une dizaine d’années, mais le vrai basculement correspond à l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy. Qui influençait jusque-là les décideurs politiques ? Surtout le secteur médical, où de grands noms, tels les Debré – le premier d’entre eux, le professeur Robert Debré, était le père du Premier ministre du général de Gaulle –, ont joué un rôle décisif en tant que conseillers politiques. Désormais, c’est le monde des assureurs et les grands gestionnaires de compagnies de cliniques privées (Médéric, Axa, la Générale de santé, Korian...) qui ont l’oreille de l’Elysée. Ce secteur financier, industriel et commercial de la santé est un lobby très influent aux plus hauts sommets de l’Etat.

Comment se manifeste cette dérive du service public vers l’hôpital-entreprise ?

Grâce à un outil essentiel : la tarification à l’activité, dans notre jargon, la T2A. Les recettes d’un hôpital sont dé-sormais directement liées au nombre d’actes et de consultations enregistrés par l’établissement, donc à son vo-lume d’activité. Ce mode de financement a été mis en place avant l’arrivée de Sarkozy, vers 2005, mais il est de-venu aujourd’hui l’alpha et l’oméga du système, et s’est révélé d’une grande perversité.

Pourquoi ?

Il a fait entrer l’hôpital public dans une logique purement gestionnaire. Ainsi, une consultation, pour être rentable, devrait durer douze minutes ! En effet, si vous calculez le ratio entre ce que l’assurance maladie rembourse à l’hôpital et le coût des médecins, infirmiers..., vous arrivez à douze minutes. Une stupidité, car tout dépend du patient et de la pathologie.

Autre exemple : tous les services de cancérologie de France se sont mis à faire sortir les malades et à leur demander de revenir pour comptabiliser deux séjours au lieu d’un, un premier pour faire un bilan et un second pour mettre en place le cathéter qui permettra de faire la chimiothérapie. L’assurance maladie paie ainsi deux fois l’hôpital. Avec la tarification à l’activité, les médecins se retrouvent face à un dilemme : ils sont déchirés entre donner le juste soin pour le patient au moindre coût pour la Sécu ou défendre leur structure en augmentant des soins inutiles. Un vrai conflit éthique.

L’Institut Montsouris à Paris [un hôpital privé à but non lucratif, NDLR] possède un logiciel pour « optimiser le codage ». C’est-à-dire pour augmenter la facture à la Sécu ! On imagine bien que le but de la réforme n’était pas celui-là...

Non, et au moment de la mise en place progressive de la T2A, en 2005, nous avons tous cru naïvement que plus d’activité dans nos services signifierait plus de moyens pour l’hôpital. En fait, le Parlement vote chaque année une enveloppe globale, l’Objectif national des dépenses d’assurance maladie (Ondam), qui contient les crédits alloués à la santé, secteurs public et privé confondus. Cette enveloppe n’est pas extensible. En 2010, les hôpitaux publics ont ainsi augmenté leur activité de 3 %, davantage que prévu. Or, pour 2011, leurs tarifs – et donc leurs recettes – seront quand même abaissés de 0,7 %. C’est un jeu de dupes.

La T2A est un moyen pour mettre sous pression les hôpitaux. Le pouvoir exige qu’ils reviennent à l’équilibre en 2012 – le déficit de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (APHP), en 2009, était de 96 millions d’euros, ce qui n’est tout de même pas énorme pour un budget de 6,4 milliards. Alors on supprime du personnel, en commençant par les CDD, puis on ne remplace pas les gens qui partent en retraite. C’est dans cette spirale qu’est entrée l’AP-HP, qui envisage de supprimer 1 300 emplois cette année.

On oppose très souvent à votre raisonnement que tous les pays développés ont adopté, peu ou prou, la T2A.

Ils sont tous entrés dans la logique libérale marchande, eux aussi, mais ils n’ont pas appliqué ce système à 100 %, et c’est ce qu’il faudrait faire : une tarification à l’activité mais pour des activités techniques, standardisées. Et une dotation globale pour les autres activités. Bref, adapter le financement à l’activité et non l’inverse.

La tarification à l’activité n’est pas qu’un outil, c’est une politique, si on vous comprend bien. Au service de qui ?

De la clinique privée. La T2A est un cheval de Troie. Avec elle, les fermetures d’hôpitaux publics se feront « naturellement », c’est machiavélique : l’hôpital public est en déficit, il va supprimer de l’emploi, des activités. On dira que la clinique privée d’en face fait le travail et qu’elle est moins chère pour la Sécu.

La Fédération de l’hospitalisation privée (FHP), qui regroupe quelque 1 250 établissements de santé privés en France, prétend, effectivement, que le privé coûte un tiers moins cher à la Sécurité sociale que le public.

Comment est-ce possible ?

Elle annonçait même 40 % moins cher dans ses campagnes de communication, il y a neuf mois. C’est devenu 27 % aujourd’hui, ça vous donne une idée du sérieux. Ces chiffres sont frauduleux : ils ne prennent pas en compte les honoraires (ni bien sûr les dépassements d’honoraires) facturés par leurs médecins libéraux. Moins cher pour la Sécurité sociale, peut être, mais trois fois plus cher pour le malade. Et puis les cliniques commerciales ont des tarifs souvent plus faibles parce qu’elles choisissent les pathologies les plus rentables.

Qui assure les urgences vingt-quatre heures sur vingt-quatre ? L’hôpital public, bien sûr, car cela ne serait d’aucune rentabilité pour le secteur privé ou alors il ferait le tri, garderait les fractures et les appendicites et renverrait les polytraumatisés. Quand on pense que des cliniques privées font payer leurs chambres individuelles jusqu’à 150 euros par jour... Mais le secteur public y vient : à la suite d’autres hôpitaux en régions, cinq établissements de l’AP-HP (Bichat, Bre-tonneau, la Pitié-Salpêtrière à Paris, Beaujon à Clichy et Avicenne à Bobigny) font désormais payer leurs cham-bres individuelles 45 euros la nuit.

C’est scandaleux et, en plus, inapplicable. Qu’on paie pour avoir la télé dans sa chambre, je comprends. Mais l’humanisation des hôpitaux passe aussi par des chambres individuelles. C’est un devoir, pas un luxe. En plus, cette logique marchande va entraîner la société dans une logique judiciaire de client-consommateur : les patients auront raison de demander un dédommagement parce que les fenêtres de nos vieux hôpitaux publics laissent passer les courants d’air ou que le chauffage est mal réglé ou que la peinture s’écaille ! On nous dit que cette dis-position ne s’applique pas aux patients nécessitant une chambre seule pour raisons médicales, mais qui va assurer cette comptabilité : les cadres infirmiers ? “Quand tout va bien, c’est rentable : parfait pour le privé.

Quand ça se complique et que le patient nécessite des soins spécialisés prolongés : on passe au public.”

Quel avenir voyez-vous pour l’hôpital public ?

On va lui réserver tout ce qui n’est pas rentable. A Paris et l’Ile-de-France, il y a trente-sept hôpitaux. Dans un scé-nario noir, on peut imaginer n’avoir à terme que quatre ou cinq établissements publics de grand renom – des insti-tuts de pointe, à l’américaine –, tout le reste étant privatisé.

On se dirige aussi vers plus de partenariat public/privé : M. Jean-Loup Durousset, le président de la Fédération de l’hospitalisation privée (FHP), a osé proposer que s’installe une maternité privée à l’hôpital public de la Pitié-Salpêtrière, sa propre maternité, la clinique Bien naître, dans le 11e arrondissement de Paris, étant d’ailleurs en liquidation judiciaire.

Heureusement, aucun responsable n’a répondu à sa proposition. On devine la logique de ces partenariats public/privé. Quand tout va bien, c’est rentable : parfait pour le privé. Quand ça se complique et que le patient nécessite des soins spécialisés prolongés : on passe au public.

Il y a aussi les partenariats public/privé pour faire construire gratuitement un hôpital par une banque en échange d’un loyer mensuel. Pour l’immense hôpital Sud Francilien d’Evry-Corbeil-Essonnes, qui vient d’être terminé, le loyer sera de 30 millions d’euros par an pendant quarante ans. Soit 1,2 milliard d’euros, au bout du compte. Près du double de ce qu’aurait coûté le recours au marché public !

Bien sûr, le système actuel peut et doit être amélioré : la médecine évolue, on aura sans doute besoin de moins de lits car on soignera davantage sans hospitaliser les patients. Des restructurations sont nécessaires, mais sur d’au-tres critères que ceux de la rentabilité.

Que devient, dans ce contexte, l’égalité des soins pour tous, sur laquelle reposait notre système ?

Elle va régresser. Mais le débat est pervers car personne, en France, ne sera assez bête pour se prononcer pour l’inégalité des soins. L’habileté consiste à dire qu’on est pour « l’équité ». Décodons. On va vous dire : mais à quoi ça sert de rembourser Mme Bettencourt pour ses soins ? Franchement, elle peut se payer un assureur privé. Une fois que vous êtes entrés dans cette logique, vous aboutissez à une assurance pour les pauvres (Medicaid, l’assu-rance maladie des pauvres aux Etats-Unis, est en train de refuser de financer les greffes d’organes pour les plus défavorisés) et, pour les autres, des assureurs privés. Et voilà comment l’idée de solidarité peut exploser.

Vous pointez du doigt les pouvoirs publics et les patients-consommateurs que nous sommes. Mais les médecins n’ont-ils pas aussi une responsabilité dans cette affaire ?

Bien sûr que si : il y a des abus du côté de la médecine libérale. Il est indéfendable qu’un médecin s’installe là où il veut, quand il veut, comme il veut. Encore faut-il prévenir les étudiants avant qu’ils s’engagent dans des études longues et difficiles et donner aux jeunes médecins des conditions de vie et de travail acceptables ; ça suppose d’envoyer des équipes pluridisciplinaires dans des structures publiques (centres de santé rénovés ou nouvelles maisons médicales), permettant d’exercer une médecine de proximité moderne non soumise à la tyrannie du paiement exclusif à l’acte, avec des conditions de travail correctes et sans dépassement pour les patients. Autre-ment, on continuera à entretenir l’embouteillage des urgences hospitalières passées en dix ans de 9 à 18 millions par an. Quant à nous, médecins hospitaliers, nous sommes venus à bout du système mandarinal. Mais il n’a pas été rem-placé par une communauté médicale régie par des règles de fonctionnement transparentes : chacun fait jouer ses influences pour défendre son service, ses élèves, sa spécialité, son hôpital contre les autres...

Où en est notre système de santé par rapport à nos voisins ?

Dans un rapport paru en 2000, l’Organisation mondiale de la santé avait placé le système de santé français au premier rang de ses 191 membres, en se fondant sur la qualité des soins dispensés. Ce classement avait d’ailleurs provoqué quelques doutes chez les experts.

Dix ans plus tard, nous sommes probablement encore dans le peloton de tête, mais notre système a régressé : la qualité des soins n’est pas bonne dans certains endroits, les délais pour obtenir un rendez-vous s’allongent et, surtout, les dépassements d’honoraires renforcent les injustices de notre système. Car c’est sans doute sur ce point, l’inégalité d’accès aux soins, que nous reculons le plus, avec 23 % des Français qui renoncent à des soins pour des raisons financières. Avec le spectre d’une médecine non à deux mais à dix vitesses, en fonction des revenus.

Propos recueillis par Thierry Leclère


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