Elections indiennes. Calcutta n’est plus rouge...

lundi 23 mai 2011.
 

Vous revenez du Bengale- Occidental, comment 
analysez-vous la défaite 
du Font de gauche (2)  ?

Raphaël Gutmann. Le Front de gauche ne totalise que 62 sièges sur 294. Le grand gagnant est un parti récent, le Trinamoul Congrès, créé par Mamata Banerjee. C’est une grosse défaite qui était prévisible et que j’impute à trois raisons. Depuis 1977, le Front de gauche a emporté toutes les élections. Il s’est heurté à une certaine usure du pouvoir. Les électeurs qui ont voté contre le Front n’ont pas pour autant plébiscité son adversaire. Une deuxième raison de l’échec est ce que j’appelle le passage raté d’une économie régulée à une économie inspirée par la Chine. Le gouvernement du Bengale a voulu ouvrir les portes de l’État aux investisseurs indiens et étrangers. Les principales tensions de ces dernières années sont apparues sur ce point. Pour implanter des usines, il fallait des terres. Ce qui signifie expropriation. Cette stratégie n’a pas été comprise puisqu’elle touchait des paysans qui, jusque-là, avaient bénéficié de la réforme agraire au Bengale. C’était la grande réussite du Front de gauche, comme l’a soulignée, lorsque je l’ai rencontrée, l’ancienne députée Subhashini Ali, du PCI-M. Les campagnes assuraient l’essentiel de l’électorat communiste. Le mécontentement s’est cristallisé là-dessus autour de deux grandes affaires, celles de Nandigram et de Singur, où Tata projetait d’implanter une usine pour la construction de sa Nano. Face à la contestation, Tata est parti s’installer au Gujerat. Mais le mécontentement est resté. Ces deux causes de l’échec se conjuguent à une troisième d’une dimension nationale  : la fin d’une certaine exception indienne. Portée par le Parti du Congrès, l’Inde est entrée dans l’ère du consumérisme. Ce qui séduit les couches urbaines favorisées. La fracture avec les villes est accentuée par une polarisation sociale croissante. D’une certaine manière, les communistes ont manqué le train du changement social en ne prenant pas suffisamment en compte, d’une part, les effets de l’urbanisation, et d’autre part, la montée du castéisme, c’est-à-dire l’apparition de partis non plus idéologiques mais reposant sur la défense des intérêts d’une caste.

À quand remonte cette évolution  ?

Raphaël Gutmann. Les premiers reculs des communistes, qui ont toujours joué un rôle important dans la vie politique indienne, concordent avec cette émergence des partis de castes. Leur influence s’est d’abord amoindrie dans le nord de l’Inde, là où se sont créés et implantés des mouvements castéistes comme le BSP rassemblant le vote des dalits (intouchables) ou des basses castes. Les paysans les plus démunis comme le prolétariat le plus pauvre appartiennent à ces communautés. Ils se sont tournés peu à peu vers ces nouvelles formations. Les partis communistes n’ont pas tout de suite pris en compte ce virage identitaire. Quand ils en ont pris pleinement conscience, ils ont intégré dans les textes les revendications sociales propres aux basses castes mais se sont heurtés à des difficultés pour y répondre telle la promotion de cadres issus des castes inférieures au sein de leurs organisations.

Mamata Banerjee, bien qu’elle se soit présentée comme telle, n’est pas 
le porte-parole des plus discriminés. Que va-t-elle faire de sa victoire  ?

Raphaël Gutmann. Mamata Banerjee est un exemple type d’opportunisme politique. Elle a créé son parti en dissidence du Parti du Congrès mais elle s’est de nouveau alliée à lui contre le Front de gauche pour emporter les élections. Elle est actuellement ministre dans le gouvernement de Manmohan Singh mais elle le fut aussi dans une coalition dirigée par le BJP (droite nationaliste– NDLR). Elle n’a pas de programme et a axé sa campagne sur la rupture avec les communistes. Lors des mouvements de protestation contre les projets à Nandigram et Singur, elle a partagé la tribune avec l’extrême gauche et même avec des naxalistes. Elle y a gagné cette image de chantre des pauvres. On sait, par les notes de WikiLeaks, publiées par le journal Hindu, que le consulat américain à Calcutta (capitale du Bengale) voyait d’un bon œil sa victoire au Bengale parce qu’elle donnait des gages de bonne volonté au monde industriel. Je ne pas pense qu’elle remette en cause la réforme agraire mais elle va lancer l’industrialisation de l’État et favoriser les investissements. Ce que voulait le Front de gauche. Mais, contrairement à lui, cette politique libérale ne la renvoie pas, elle, à une crise d’identité.

Au Kerala, la coalition de gauche 
a aussi été défaite au profit du Congrès. Comment vont se redistribuer 
les cartes sur le plan national  ?

Raphaël Gutmann. Le Kerala est habitué à cette alternance. La perte de cet État du Sud est moins inquiétante, d’autant plus que les résultats sont serrés  : 68 sièges pour la gauche, 72 pour le Congrès. Donc rien n’est impossible aux prochaines élections. Mais la double défaite des communistes ne fait que confirmer un affaiblissement enregistré aux élections législatives de 2009. Ce recul a suivi le retrait du soutien parlementaire de la gauche à la coalition dirigée par le Congrès (issue du scrutin de 2004 où les communistes avaient enregistré des gains historiques– NDLR).

Aujourd’hui, sur le plan des structures et de l’organisation, les communistes restent néanmoins présents. Surtout l’idée du marxisme demeure puissante, portée par une intelligentsia qui pousse les partis communistes à adapter leurs discours et leurs programmes aux mutations de la société indienne.

(1) Raphaël Gutmann est l’auteur du livre 
Entre castes et classes, les communistes indiens face à la politisation des basses castes, aux Éditions L’Harmattan.

Le chercheur Raphaël Gutmann est consultant sur les pays émergents à Terra Cognita (1), et professeur à l’ESG- management School à Paris. Il analyse ici les raisons et conséquences de la défaite des communistes indiens lors des élections législatives qui viennent d’avoir lieu 
au Bengale-Occidental.

(2) Le Front de gauche mené par le Parti communiste indien-marxiste (PCI-M) 
et le Parti communiste.

Entretien réalisé par Dominique Bari, L’Humanité


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