Livres : Rome ville ouverte ou la leçon d’Énée et de Virgile

mardi 2 août 2011.
 

On oublie souvent que la ville qui conquit le monde est l’œuvre d’étrangers. Florence Dupont déconstruit à cette occasion la notion d’identité.

La cause est entendue  : les Romains sont les descendants des Troyens. L’épopée de Virgile, l’Énéide, en témoigne, qui raconte la fondation, à quelques générations près, de Rome, par Énée, prince troyen, fils de Vénus. Entendue, la cause le serait si l’on refusait d’écouter la petite voix qui nous dit que tout cela n’est pas si simple. D’abord parce que des récits de fondation de ville, il en existe des dizaines, qui, tous, font remonter la cité, qu’elle soit grecque, égyptienne, asiatique, italienne, thrace, à l’acte d’un héros ou d’un dieu, toujours grec. Une cité n’est digne de ce nom que fondée par un récit mythique, et donc grec. Rome ne jouit en la circonstance d’aucun privilège.

Et des récits de fondation de Rome, il en existe aussi beaucoup, faisant intervenir ou non Énée, Romulus, ou d’autres personnages dont le nom est proche de celui de la ville  : Rhomè, Romus. Quant à l’Énéide elle-même, il est vain de voir en ce poème un équivalent des épopées homériques. Œuvre savante, d’emblée écrite, elle n’a peu de rapport avec la performance de l’aède (1) récitant ses vers devant l’assemblée. Florence Dupont, dans son essai, montre que le texte virgilien est du grec transposé, refroidi, et même des passages calqués sur l’Iliade ou l’Odyssée peuvent avoir des accents presque parodiques. Ainsi une course de navires organisée par Énée pour des jeux funéraires mime à la fois des courses de char décrites dans un passage d’Homère et celles qui avaient régulièrement lieu dans la Grand Cirque du temps de Virgile. Étonnant si l’on songe que l’Énéide est considérée comme « la » version officielle de l’origine de Rome  !

L’enjeu de ces remarques, et d’autres, montrant que les peuples d’Italie rencontrés par Énée sont souvent décrits comme d’origine grecque, voire comme ancêtres lointains des Troyens, est celui-ci  : il n’y a pas d’identité romaine, et même pas d’origine romaine. Rien ne distingue dans la langue, la religion, les mœurs, Grecs, Troyens, Italiens, Romains. Quant à l’origine de Rome, c’est une réalité symbolique, éclatée entre plusieurs personnes, Romulus, Énée, les dieux qui les aiment et les aident, Vénus, Mars, et aussi répartie entre plusieurs lieux, Rome, mais aussi Lavinium, ville fondée par Énée, disparue, mais où un pèlerinage annuel conduit prêtres et magistrats pour sacrifier aux pénates de Rome. Cette ville a donc la particularité d’être en quelque sorte « hors d’elle ».

Rien d’étonnant qu’elle ait toujours assez libéralement fait bénéficier l’étranger de la citoyenneté, et inscrit cette ouverture dans les plus chers de ces mythes. Au moment où l’identité nationale fait débat, le passionnant essai de Florence Dupont nous invite à méditer la leçon de cette cité qui régna sur le monde toutes portes ouvertes.

(1) Poète récitant et parfois improvisant un récit épique en public.

Alain Nicolas, L’Humanité

Rome, la ville sans origine, de Florence Dupont. Éditions Gallimard/ Le Promeneur. 204 pages, 22 euros.


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