1943 2013 Les valeurs de la Résistance sont aujourd’hui menacées

dimanche 28 juillet 2013.
 

1) Robert Chambeiron (compagnon de Jean Moulin et secrétaire général adjoint du CNR) Les valeurs de la Résistance sont aujourd’hui menacées

Nous célébrons le 70e anniversaire de la première réunion du Conseil national de la Résistance. Que retenez-vous principalement de cet événement  ?

Robert Chambeiron. Le CNR fut le point de rassemblement 
de tous les Français patriotes, qui se retrouvaient dans les valeurs permanentes de la République – la liberté, 
la justice sociale, la solidarité, le rejet de l’intolérance – 
et dans le même attachement à la souveraineté du pays.

Les idéaux de la justice sociale, d’égalité et de liberté 
qu’il fixait sont-ils atteints  ?

Robert Chambeiron. Il y a eu la création de la Sécurité sociale, fondée sur la solidarité de tous. Mais 
la justice sociale va au-delà. Elle a progressé jusqu’au moment de la crise mondiale, ou plutôt des crises 
à répétition – financière, économique, sociale 
– qui ont frappé notre pays, sur fond de démission vis-à-vis de l’Europe libérale.

Quel message adresseriez-vous aux générations futures pour perpétuer ce combat  ?

Robert Chambeiron. Aujourd’hui, les valeurs de 
la Résistance sont menacées. On voit resurgir de plus 
en plus de campagnes de dénigrement, l’apologie 
de Vichy, le racisme est quotidien. Cela signifie que les valeurs humanistes ne sont pas acquises pour toujours. Nous devons nous unir, lutter avec fermeté et sans concession contre les résurgences du nazisme et du racisme.

Autrement dit, au volontariat qui fut le nôtre, 
il y a soixante-dix ans, doit succéder un nouveau volontariat au service des valeurs de la Résistance. 
Une société est en péril lorsque le tissu social se déchire, quand la fracture s’élargit entre «  le peu  » qui ont trop et le «  reste  » qui a peu, quand la désespérance frappe une large fraction de la population.

Sans justice, sans égalité, sans solidarité, la démocratie devient un mot vide de sens. La remise en cause de ce qu’on appelle les acquis de la Résistance, notamment sur le plan social, constitue un recul historique qui tend à priver de son sens véritable le combat du peuple français pour sa libération.

Entretien réalisé par Grégory Marin

2) Toujours une idée neuve

Au siège du Medef, rue Pierre-1er-de-Serbie, 
à Paris, cette date est un cauchemar. Depuis des années, Denis Kessler, l’éminence 
noire du patronat, a fait 
du démantèlement systématique des acquis engendrés par 
le programme du Conseil national de la Résistance l’obsession de l’organisation. C’est encore dans ce but qu’il 
cornaque la candidature de Pierre Gattaz en remplacement de Laurence Parisot. 
À cette marche arrière sociale, 
les oligarques du CAC 40 consacrent tous leurs efforts, 
leurs réseaux, leurs propagandistes.

À l’inverse, les progressistes et ceux 
qui restent attachés à l’élan initial du gaullisme cultivent précieusement un germe fécond, à l’origine des nationalisations et de la Sécurité sociale, 
de conquêtes démocratiques 
et de constructions industrielles. Aujourd’hui, certains 
vont célébrer la date avec, 
au coin des lèvres, le goût amer du remords, celui de trop sacrifier la liberté, l’égalité 
et la fraternité, aux pressantes exigences de la finance. D’autres trouvent dans cette ambition 
de construire une société 
plus juste dans une France 
en ruines des motifs d’espérer, des ferments de courage, 
un fortifiant contre les sirènes du renoncement. Le réalisme fut alors l’utopie, l’efficacité siégea dans les bouleversements, 
le développement puisa 
sa source dans le progrès social.

«  Le mot résister doit aujourd’hui se conjuguer 
au présent  », affirmait Lucie Aubrac. C’est indispensable pour ne pas céder 
à l’ensommeillement 
qui autorise les conservatismes obtus et les régressions les plus sinistres. Raviver l’esprit 
du CNR, c’est aussi proclamer que la conquête des «  Jours heureux  » est toujours une idée neuve en Europe. C’est la nôtre.

Patrick Apel-Muller

3) Nés sous l’Occupation, « les Jours heureux » hantent le patronat

Le 27 mai 1943, sous l’égide de Jean Moulin, les représentants des mouvements de résistance se regroupent sous l’autorité du Conseil national de la Résistance. Dix mois plus tard, paraît son programme  : «  les Jours heureux  ». Un programme toujours combattu par le patronat.

« L’enseignement à retenir de la création du CNR, le 27 mai 1943, c’est le formidable espoir qu’elle allait susciter dans les rangs de la Résistance et au-delà pour tous les révoltés des luttes du futur  ! En effet, comment ces jeunes réunis en pleine clandestinité pouvaient-ils imaginer que le programme d’invention sociale qu’ils allaient forger deviendrait réalité deux ans plus tard dans une France qu’ils allaient libérer  ?  » Ces mots de Stéphane Hessel soulignent la portée du 27 mai 1943  : une éclaircie de dignité dans la désespérance de la guerre. Une éclaircie que le patronat français n’aura de cesse jusqu’à aujourd’hui d’éteindre. «  Nous ne pouvons nous contenter des vieilles recettes d’autrefois, assure Laurence Parisot, parlant de la protection sociale. Nous avons besoin d’imaginer un nouveau modèle… Réformons vite nos systèmes qui sont archaïques.  »

Ce jour-là, 48, rue du Four, à Paris, dans l’appartement de René Corbin, s’unifie, sous l’autorité de Jean Moulin, l’ensemble des mouvements de résistance français. Ce jour-là, les résistances devinrent «  la Résistance  ». Posons le décor. Hiver 1942-1943. À l’Est, la guerre bascule. Embourbées à Stalingrad, les armées nazies plient devant l’Armée rouge. La nouvelle court les maquis et accrédite l’idée que le IIIe Reich n’est pas invincible. Constant Paisant, un des FTPF qui s’illustrera en 1944 aux Glières, se souvient  : «  Ce coup fatal à l’Allemagne, c’était le vent de l’espérance. Il nous porta au long de nos combats, particulièrement dans la tragédie du plateau où allaient mourir plus de 150 camarades.  »

De Gaulle missionne un préfet de quarante-deux ans, Jean Moulin

Autre bouleversement, le débarquement anglo-américain en Algérie, le 8 novembre 1942. La guerre se déplace vers le sud et engage une bataille entre les Alliés et le général de Gaulle, à Londres, pour le contrôle d’Alger et, par voie de conséquence, le leadership de la France libre. Les Américains, relativement bienveillants à l’égard de Vichy, parient sur le général Henri Giraud pour diriger la France sous future autorité américaine. De Gaulle souffre d’une vraie légitimité tant vis-à-vis de la résistance intérieure que des Alliés qui lui dénient la qualité de seul représentant de la France libre. Il lui faut gagner le soutien de la résistance française. C’est dans ce contexte qu’il missionne un préfet de quarante-deux ans, Jean Moulin, pour coordonner les différents mouvements de résistance.

L’homme, révoqué par Vichy, a entrepris ce travail d’unification dès son entrée dans l’armée de l’ombre. Dès 1941, il lie contact avec les mouvements de résistance, unifie peu à peu la Zone Sud par la création de l’Armée secrète et des MUR, tandis que s’organise le rassemblement de la Zone Nord. Au terme de laborieuses négociations, alors que la Gestapo emprisonne et déporte en masse, Jean Moulin parachève la coordination des actions sur tout le territoire et assure un socle solide au futur gouvernement provisoire. Mais ce «  nœud de résistance  » qui unit les forces de toute appartenance politique, des communistes à la droite non collaboratrice, cache aussi un «  nœud de méfiances  ». Méfiance à l’égard du Parti communiste, force vive, implantée et fortement organisée, dont il s’agit de museler les prétentions, suspicion des mouvements de résistance à l’égard de Londres et de De Gaulle, dont ils redoutent l’hégémonie, méfiance extrême des mêmes mouvements à l’égard des partis politiques suspectés d’avoir précipité la faillite de la République en 1940.

Un âpre débat s’engage. Les contacts noués à Londres entre le Parti communiste et de Gaulle par l’entremise de 
Fernand Grenier ainsi que la reconnaissance par les Alliés d’un Comité français de libération nationale à Alger vont lever les derniers obstacles. Ils sont 19 (8 représentants des mouvements de résistance, 6, des partis politiques et 2, des syndicats de la CGT, réunifiée aux accords du Perreux en 1942, et CFTC) à se retrouver, le 27 mai 1943, sous la direction de Jean Moulin, assisté de deux secrétaires, Pierre Meunier et Robert Chambeiron, qui raconta plus tard  : «  La réunion, difficile à organiser, fut brève. Sécurité oblige. Jean Moulin rappela les buts de la France combattante… On a écrit beaucoup de choses sur l’âpreté des négociations  ; en fait, tout se déroula dans une atmosphère d’unité patriotique.  »

L’atmosphère sera moins paisible quand le CNR se penchera sur l’élaboration d’un programme. On imagine les oppositions violentes de la droite à un ensemble de mesures qui vont conjuguer invention sociale et audace révolutionnaire. Le texte final est le fruit de neuf mois de discussions, de multiples moutures proposées par les différentes parties, débattues à Alger et au sein du CNR, dirigé par Georges Bidault à la suite de l’arrestation de Jean Moulin, le 21 juin 1943, puis par Louis Saillant (CGT), qui impulsera fortement la réflexion vers l’innovation sociale. Paru le 15 mars 1944, sous le titre les Jours heureux, le programme développe, en une première partie, «  un plan d’action immédiate  », qui lie appel à l’insurrection et développement de la lutte pour hâter la Libération. La seconde partie, plus politique, décline, au futur, liberté, démocratie économique et sociale et solidarité.

Au fil des articles s’affine le visage d’une démocratie nouvelle où l’homme est la pierre angulaire de l’avenir. «  Mettre définitivement l’homme à l’abri du besoin, en finir avec les angoisses du lendemain  ». Les mots esquissent les grandes réformes à venir qui fondent une République de citoyens où l’homme est à la fois acteur et gestionnaire de sa propre vie. Dans ce programme, s’affiche la volonté de rompre avec l’ancien monde et d’ouvrir la fin du siècle sur l’invention sociale  : «  Instaurer une véritable démocratie sociale impliquant l’éviction des féodalités économiques et financières de la direction de l’économie… Droit d’accès aux fonctions de direction et d’administration pour les ouvriers… Retour à la nation des grands moyens de production monopolisés… Droit au travail… Presse libre et indépendante…  »

Soixante-dix ans après, ce programme est toujours d’une actualité brûlante

L’audace au service d’un peuple avide de justice. La France de 1793, revisitée par ceux qui ont lutté, souffert, espéré. Le programme va inspirer toutes les grandes réformes des gouvernements de la Libération  : nationalisations, fonction publique, Sécurité sociale, comités d’entreprise, retraites, statut des mineurs, des électriciens et des gaziers… Un visage de dignité rendu possible par le rapport de forces de l’époque  : 5 millions d’adhérents à la CGT, 29 % des voix au PCF (et des ministres ouvriers tels Ambroise Croizat ou Marcel Paul…), une classe ouvrière grandie par sa résistance héroïque, un patronat sali par sa collaboration.

Soixante-dix ans après, ce programme est toujours d’une actualité brûlante à l’image de la haine qu’il suscite chez le patronat. En témoigne Denis Kessler, un dirigeant du Medef qui, en 2007, incitait le gouvernement à se défaire au plus vite «  d’un système ringard, hérité du CNR, de la CGT et des communistes  ».

Michel Etiévent

4) Georges Séguy L’œuvre du CNR est un projet de nouvelle République

Georges Séguy, 
le programme du Conseil national de la Résistance (CNR), soixante-dix ans après sa rédaction, 
est-il encore d’actualité  ?

Georges Séguy. Beaucoup 
de choses ont évolué, mais il faut continuer de s’y référer, car le programme du CNR n’était pas simplement un programme économique et social, c’était un projet de nouvelle République  ! En ce sens, le programme reste plus que jamais d’actualité. Ne serait-ce que pour la retraite complémentaire, pour la santé, la Sécurité sociale, les droits syndicaux, la démocratie sociale… tout ce qui est attaqué aujourd’hui.

Cet esprit d’union qui caractérisait le CNR, 
pourquoi a-t-on tant de mal à le faire ressurgir dans une période de crise pourtant très destructrice socialement parlant  ?

Georges Séguy. Ce qui manque, 
c’est la perspective et la lucidité politique susceptibles de faire comprendre 
que l’union est possible et nécessaire. 
Ce qui implique non seulement la lucidité, mais aussi l’engagement pour que cette lucidité se concrétise. C’est-à-dire qu’il 
ne faut pas seulement s’indigner. J’avais dit à Stéphane Hessel, quand il a publié son livre Indignez-vous  !  : “Heureusement que toi et moi n’étions pas seulement indignés pendant la guerre  !” C’est l’engagement qui compte  ! De nos jours, il y a déjà de la bonne volonté, de l’indignation, suffisamment de forces disparates qui vont dans ce sens, mais il leur manque la lucidité politique pour savoir comment s’y prendre pour réunir autour 
de cette perspective d’union toutes 
les énergies nécessaires qui aboutiraient 
à un rapport de forces suffisant.

Quel est l’ennemi commun aujourd’hui d’après vous  ?

Georges Séguy. Le capitalisme… 
la domination du grand capital. 
Les multinationales qui en sont à vouloir remettre en question le modèle social français directement issu du CNR. 
Il s’agissait d’un des modèles sociaux 
les meilleurs du monde, devançant même celui des pays socialistes qu’on a admiré abusivement… et ce modèle social français, ils sont en train de le détricoter comme 
le disait le patronat dès 1945, et comme 
la droite le redit aujourd’hui. Nous sommes donc dans une situation où le capitalisme n’est plus comme l’affirmaient autrefois 
les économistes du capital “l’évolution suprême du genre humain”, ils ne le disent plus d’ailleurs, mais ils veulent le maintenir en vie en exploitant plus durement encore 
le monde du travail et pas seulement dans 
les pays industrialisés mais à l’échelle 
de la planète. Ce sont des données nouvelles qui prouvent que l’intérêt commun 
des travailleurs d’un pays développé, 
comme celui d’une ex-colonie d’Afrique 
ou d’Asie, converge contre un ennemi commun. Il reste donc beaucoup d’efforts à faire pour que ceux qui sont pour une évolution sociale s’engagent par rapport à ça.

Vous allez souvent dans les lycées et les collèges à la rencontre d’étudiants qui ont l’âge que vous aviez quand vous êtes entré dans la Résistance. Que leur dites-vous  ?

Georges Séguy. Je leur dis que de nos jours 
il faut être sensible aux enseignements 
de la Résistance. Y être sensible pour faire face aux dangers qui les menacent. Le 28 avril
dernier, pour la Journée de la déportation, 
j’ai eu le plaisir de lire un texte qui a été publié par des déportés de toute sensibilité. Ce texte dit, je cite  : “Nous devons dire 
aux générations nouvelles que c’est surtout dans les moments de crise que surgissent 
les discours anti-démocratiques xénophobes, racistes et antisémites, dans lesquels elles doivent discerner les thèses de ceux qui ont exterminé les juifs d’Europe, massacré 
les Tziganes, déporté et fusillé les résistants. Aujourd’hui, il est essentiel qu’elles reconnaissent dans d’autres discours 
les vociférations de Hitler et la voix soumise de Pétain. Ainsi averties, elles pourront combattre le danger s’il se présente.” 
Ce texte-là transmet les enseignements par essence des problèmes auxquels les jeunes sont confrontés en France aujourd’hui et que nous autres, jeunes résistants d’une autre époque, avons réussi à combattre et à vaincre.

Vous avez été secrétaire général de la CGT de 1968 à 1982, le syndicalisme reste-t-il aujourd’hui un instrument de lutte et de résistance efficace  ?

Georges Séguy. Je suis un syndicaliste humaniste et républicain. Et je suis de ceux qui pensent que la liberté, l’égalité et la fraternité ne peuvent 
donner leur pleine valeur sans progrès social. Cela signifie que tout ce qui va contre 
le progrès social, tout ce qui tend à revenir 
en arrière par rapport à ce que le syndicalisme a obtenu en matière de progrès social, est contraire à la liberté, l’égalité et la fraternité, et donc contraire à l’esprit républicain. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à une expérience du syndicalisme qui ne manque pas de similitude avec les préoccupations du syndicalisme de mon époque. La réunification de la CGT en 1943 avait donné un coup 
de fouet à la Résistance. Il faut s’inspirer 
de cela et se battre dans les entreprises. Contre l’ANI (accord national interprofessionnel), 
par exemple, c’est un retour en arrière, 
c’est un recul, c’est une régression… l’austérité est une régression  ; les syndicalistes ont leur rôle à jouer pas seulement sur les revendications les plus évidentes, mais aussi sur la transformation de la société. Dès l’origine, le syndicalisme 
il y a plus de cent ans, s’est prononcé pour la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme. C’est-à-dire contre le capitalisme. Cependant, je pense qu’aujourd’hui un changement 
de société ne pourra s’accompagner sans 
la voie politique. Les forces sociales ne suffiront pas. Aussi, le Front de gauche, qui reste 
une idée, doit-il continuer à se renforcer 
et surtout à s’unifier. La division, voilà l’ennemi intérieur de tout temps.

Entretien réalisé par 
Stéphane Aubouard


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