15 février 1966 Mort de Camilo Torres, prêtre guerrillero colombien

lundi 19 février 2024.
 

Ordonné prêtre en 1954, Camilo Torres a toujours voulu résoudre l’équation "fils de Dieu et membre de la société". Inflexible dans ses combats sociaux en faveur des pauvres et des opprimés, il a toujours refusé le jeu d’un clergé cramponné à ses privilèges et celui, douteux, des partis politiques. Cette intransigeance l’a finalement conduit à prendre le maquis et à lutter avec les armes.

"Camilo Torres vit dans la théologie de la libération. Liberación o muerte !" Tracée sur le mur d’un immeuble de l’avenue des Tilleuls (quartier de Saint-Jean, Genève), cette inscription rappelle au passant des souvenirs historiques ou, ce qui est plus probable, l’interpelle sur sa signification. Ce graffiti écrit au cours de l’hiver 2006 n’est en tout cas pas innocent, car voici quarante ans, Camilo Torres Restrepo mourait à San Vincente de Chucuri, en Colombie... Né à Bogota le 3 février 1929 dans un milieu aisé, Camillo est issu d’un mariage recomposé. De 1931 à 1934, il habite à Barcelone et à Bruxelles - la Belgique fut essentielle dans sa formation intellectuelle.

Ses parents séparés, il vit avec sa mère, une femme de tempérament, et suit le collège allemand de Bogota puis le lycée Cervantès, deux institutions de renom. Son adolescence est insouciante malgré son intérêt pour la religion au cours de retraites organisées par les Jésuites. Il fréquente les enfants de la haute société et même la fille d’un ancien président. Mais, peu à peu, le jeune étudiant s’interroge sur son environnement doré et sur le sens de sa vie.

En 1947, il quitte l’université après un semestre de droit. Il se lance dans le journalisme mais finit par entrer au séminaire. Avril 1948 : l’assassinat du leader libéral Jorge Eliecer Gaitán enflamme Bogota. Les campagnes, exaspérées par la situation politico-sociale, suivent le Bogotazo. L’armée du gouvernement conservateur affronte les bandoleros libéraux. Dans un pays déjà marqué par l’instabilité et la violence (voir la guerre des Mille jours, 1899-1902), cette guerre civile impitoyable (la Violencia) se termine au prix de 300 000 morts en 1953.

Alors que la Colombie signe un Pacte national boiteux entre libéraux et conservateurs, Torres est ordonné prêtre en 1954. Puis, il étudie à l’Université catholique de Louvain (Belgique), où des générations d’étudiants protestataires latino-américains se formeront. Au sein d’une université fameuse pour abriter les divers courants libéraux catholiques romains, il connaît l’émulsion. Pétri de sociologie, sa matière préférée, et frotté de syndicalisme chrétien, il fonde avec des étudiants colombiens un groupe de réflexion et aiguise son regard critique.

Sa mémoire de licence en poche en 1959 (publié en 1987 sous le titre explicite de « La prolétarisation de Bogota »), Torres est nommé chapelain de l’Université nationale. Créatif, il engage de nombreux projets de recherche, notamment en matière de sociologie urbaine, dont il est précurseur en Colombie, et fonde la faculté de sociologie avec Orlando Fals Borda en 1960. Au gré d’investigations dans les quartiers miséreux de Bogota, il sent l’urgence du changement tandis que la révolution cubaine bouleverse la donne politique en Amérique latine et que le Concile Vatican II lance l’aggiornamento de l’Eglise catholique romaine.

En effet, le Concile Vatican II (1962-65), commencé sous les auspices du bon pape Jean XXIII et terminé avec l’intellectuel Paul VI, ouvre le Vatican sur le monde moderne en marquant une inflexion sur sa gauche. Les encycliques sur la paix, l’injustice, la pauvreté et le partage s’enchaînent durant toute la décennie (notamment « Pacem in terris », « Mater et Magistra » et « Populorum progressio »). Cette ouverture historique permet aux catholiques éclairés, réformateurs ou progressistes de se faire entendre.

Dans ce contexte ecclésial favorable, l’engagement de Camilo Torres trouve un élan supplémentaire. Mais le haut clergé colombien, très conservateur, ne voit pas d’un bon oeil ce prêtre trop écouté des étudiants universitaires. Son sens critique dérange. Sa dénonciation des inégalités incommode. Après moult polémiques, le cardinal Luis Concha Córdoba obtient sa destitution de son poste de chapelain. Muté dans la petite paroisse de Veracruz, Torres continue cependant son intense activité en milieu paysan. En 1963, il préside le premier congrès de sociologie de Colombie et parle de « la violence et des changements socioculturels dans les régions rurales colombiennes ». Il met le doigt là où ça fait mal, veut résoudre l’équation « fils de Dieu et membre de la société », comme il disait, et appelle à une révolution pacifique des structures économico-sociales. Celui qui se définit comme un « sociologue, prêtre et colombien » est de moins en moins en odeur de sainteté auprès de l’oligarchie, des politiques traditionnels et, surtout, de ses supérieurs.

En 1964, ce contestataire retourne cependant à l’université comme professeur associé à la faculté de sociologie et à l’Ecole supérieure d’administration publique. Occupant de nombreuses fonctions, ce travailleur infatigable met sur pied une coopérative de développement rural et incorpore le très modeste Institut colombien pour la réforme agraire. Mais ses positions exaspèrent. Il doit quitter son poste de Veracruz. Jugé radical, il est constamment l’objet de pressions d’une cléricature engoncée dans ses privilèges. L’Eglise n’est d’ailleurs pas seule à le honnir : de retour d’un congrès au Pérou, il est provisoirement détenu par la police à l’aéroport...

Le 27 juillet 1965, Camilo Torres célèbre sa dernière messe. Sans quitter la prêtrise, il retourne à l’état laïc. N’écoutant même pas Rome, qui réclame le dialogue, l’Eglise colombienne se débarrasse avec soulagement d’un gêneur - mais un révolté émerge de son sein. Torres prend langue avec la guérilla émergente de l’ELN (Armée de libération nationale, sympathisante castriste). Parallèlement, cet activiste désormais populaire donne des conférences fiévreuses, dirige des manifestations antigouvernementales d’ampleur nationale, et met sur pied la plate-forme du Front uni (un mouvement de divers groupes progressistes dont le but est de solutionner les problèmes nationaux). Mais l’agitation sociale est étouffée et des paysans indociles bombardés ; de petites républiques indépendantes récusent le pouvoir établi (expérience de Marquetalia) ; la campagne présidentielle de 1966 est électrique... La Colombie, fébrile.

Camilo Torres signe alors éditoriaux et articles dans le journal du Frente Unido. Inscrit dans le sillage du renouveau du Vatican, il pousse l’ouverture annoncée dans ses retranchements et choisit une criante option révolutionnaire dans la défense des pauvres et des opprimés. Refusant le jeu inefficient et douteux des deux grands partis politiques libéral et conservateur, il prône l’abstention électorale. Mais ses positions le renvoient encore dans une impasse, aussi rapidement que sa fulgurante trajectoire dans le ciel troublé de la Colombie des années soixante.

Durant les six derniers mois de 1965, il écrit de longs messages qui sonnent comme des épîtres adressées aux secteurs les plus variés de la société colombienne. A ses coreligionnaires, il écrit : « La révolution n’est pas seulement permise mais obligatoire pour les chrétiens qui voient en elle l’unique manière efficace et large de réaliser l’amour pour tous. » Aux communistes, ce partisan du non-alignement tend la main. Il objurgue l’armée de ne pas être aux ordres de la bourgeoisie, mais de servir le peuple. Il appelle paysans, syndicalistes et étudiants à s’unir dans un vaste projet révolutionnaire et pluriel dans lequel il veut inclure les femmes, dont il parle avec tendresse.

Mais ses contacts sont connus de l’armée. Etiqueté subversif, il sait que les tribunaux peuvent le poursuivre - ou qu’il peut simplement être abattu... Marginalisé par sa hiérarchie, irritant les partis dominants, il estime que le devoir d’un chrétien passe désormais par les armes. Il franchit le Rubicon fin 1965 et gagne le maquis de l’Armée de libération nationale (ELN). Ses dernières recommandations sont : « Pas un pas en arrière ! La Libération ou la mort ! ». Camilo Torres meurt lors de son premier accrochage avec l’armée.

Important et populaire de son vivant en Colombie, sa renommée dépasse alors les frontières de son pays, qui s’enfonce dans la tourmente. Sa mère résuma bien sa fortune héroïque : « Camilo est né quand ils l’ont tué. » La légende du prêtre rouge, guérillero révolutionnaire et chrétien, à vrai dire plus homme d’action que théologien, se répand avec la nouvelle de son martyr, même s’il sera souvent éclipsé par Ernesto Guevara, son contemporain, bientôt mort en 1967. La photo de Camilo a en effet souvent orné les murs de chambres d’étudiants latino-américains au côté de celle du « Che »

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L’Eglise catholique d’Amérique du Sud

Entre oppression et libération

Surgie en Amérique latine avec les Conquistadors, l’Eglise catholique romaine fut d’abord associée à l’envahisseur espagnol. Mais ce pilier de l’ordre royal s’est aussi répandu grâce à la prédication franciscaine, dominicaine et jésuite. En effet, la colonisation de l’imaginaire des indiens interroge les missionnaires sur l’idolâtrie qu’ils veulent extirper, alors que des éléments de spiritualité païenne innervent le christianisme, notamment par le biais des saints (la Vierge de Guadalupe, par exemple). De plus, une partie des clercs dénoncent les excès et la violence de la présence ibérique, plus rarement sa validité, car le distinguo demeure entre colonisation (mise en valeur territoriale et évangélisation pacifique) et colonialisme (exploitation des ressources et asservissement des autochtones).

Ainsi, le Sévillan Las Casas (1474-1566) défend avec ardeur ses ouailles mayas. Plus polémiste qu’objectif, le fameux évêque du Chiapas lutte contre la théorie de l’esclavage naturel et les spéculations sur l’existence de l’âme des indiens lors de la Controverse de Valladolid (1550-51). D’autres prêtres frottés aux réalités écrivent des oeuvres remarquables, voire géniales. Au XVIe siècle, Sahagún et Durán, notamment, lancent sur le monde aztèque des recherches linguistiques et ethnologiques avant la lettre en s’interrogeant sur le fascinant métissage - biologique et culturel - à l’oeuvre. Si certains écrits diffusent l’image du bon sauvage, d’autres sont de passionnants reflets d’un quotidien colonial bariolé d’influences indigènes. La défense des miséreux et des nouveaux chrétiens connaît une expérience admirable. De 1604 à 1764, les Jésuites chapeautent les réductions du Paraguay, où les Indiens guaranis sont protégés des exactions espagnoles et des esclavagistes portugais. Prodigieusement développée socialement et économiquement, cette sorte de république autonome semi-théocratique (Paracuaria) est néanmoins détruite par la jalousie des couronnes ibériques et du Vatican...

Avec les indépendances, des prêtres participent, voire mènent l’émancipation (Hidalgo lance la lutte mexicaine avec « le cri de Dolores »). Puis, les clergés nationaux s’affirment en participant à la vie des jeunes républiques avec la tendance de s’allier aux oligarchies - une tare ancienne... Une situation qui perdure au XXe siècle, par anticommunisme autant que par conservatisme.

La traditionnelle distinction entre haut et bas clergé va cependant détoner. L’effet Vatican II et la Conférence des évêques latino-américains de Medellin (1968) permettent l’éclosion de théologies spécifiques, connues sous le terme générique de « théologie de la libération » (Gutierrez, les frères Boff, Helder Camara, Cardenal, Segundo, etc.).

Riches et variées, ces expressions religieuses de gauche sont en prise avec la réalité sociale dont elles émanent. Présentes dans la société civile et la politique, elles proclament « l’option prioritaire pour les pauvres » et les humbles, ce qui ne manque pas d’agacer des clergés locaux conservateurs qui crient au marxisme. Le Vatican les critique aussi (polémiques des années 1980). L’Eglise se divise et hésite dans son attitude face aux régimes autoritaires et aux dictatures, tandis que le sang de martyrs contemporains coule, qu’il s’agisse du modéré Mgr Romero au Salavdor ou de certains prêtres maquisards... Aujourd’hui moins active mais présente dans la contestation antilibérale et le développement durable, cette théologie protéiforme rappelle ses devoirs à une Eglise qui se veut conciliante.

de Thibaut Kaeser


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