Oligarchie, marchés financiers et politique

dimanche 18 mars 2012.
 

Auteur de la Finance imaginaire, anatomie du capitalisme  : des « marchés financiers » à l’oligarchie (éditions Aden), l’universitaire belge Geoffrey Geuens décortique les rouages d’un discours politique qui, en construisant des oppositions confortables mais factices, occulte en vérité les liens structurels entre la finance et l’État.

Dans votre ouvrage, vous démolissez une série de lieux communs 
qui saturent aujourd’hui le débat public  : la finance serait insaisissable, hors de portée du pouvoir, 
elle serait, comme l’a dit François Hollande dans un passage fameux de son discours 
du Bourget, « sans visage » car elle 
« ne se présente pas aux élections »… 
Que pensez-vous de ce type de déclarations politiques  ?

Geoffrey Geuens. Ce discours de François 
Hollande est en effet extraordinaire car il synthétise l’idéologie dominante, la doxa, de manière éclatante. La difficulté, c’est de prendre de la distance avec des concepts rabâchés par la science politique la plus sclérosée, des grilles de lecture aussi répandues dans le débat public que les oppositions entre l’État et les marchés, le public et le privé, la politique et l’économie… Quand on en reste au niveau des généralités, ces oppositions tiennent la route, mais en se rapprochant du terrain, ces concepts académiques finissent par faire obstacle à la réflexion. À ce niveau-là, les frontières étanches deviennent bien plus poreuses  : quand on regarde dans une perspective sociologique comment fonctionnent l’État et le marché, on se rend compte que les trajectoires biographiques voient les dominants passer d’un espace professionnel à l’autre. Les hommes d’État deviennent des hommes d’affaires, les hommes d’affaires deviennent hommes d’État. Dès lors, ce qui est en jeu, c’est la consolidation de la classe dominante. Derrière les oppositions entre les « marchés financiers » et les États, je vois l’unité d’une classe dont les membres passent allègrement d’un espace à l’autre…

Qu’est-ce qui vous conduit à décrire comme une fiction les marchés financiers que vous désignez entre guillemets  ?

Geoffrey Geuens. Le « marché », je ne sais pas ce que c’est, en réalité… Je connais des entreprises, des grandes familles, des fonds d’investissement, des actionnaires, des groupes de pression, etc. Cela, ça existe  ! Mais des marchés qui gouverneraient le monde, comme on l’entend chez les altermondialistes, je ne vois pas bien ce que cela signifie concrètement… Face à ces « marchés », on nous explique qu’il s’agirait de permettre à l’État de « reprendre la main ». Mais il en va de même pour l’État  : je ne sais pas trop ce que c’est, je connais des institutions, des banques centrales, des Parlements, des exécutifs, des hommes politiques… Derrière ces deux entités abstraites, à la fois désincarnées et distantes, ce que l’on constate quand on va y voir de plus près, c’est qu’il y a des liens très étroits entre les uns et les autres.

Depuis une bonne dizaine d’années, le discours critique du capitalisme se limite, pour l’essentiel, à une dénonciation des « marchés financiers » ou du « néolibéralisme ». Ces termes tombent, à mon sens, à côté de la plaque. En dehors du discours d’accompagnement qu’il constitue, le « néolibéralisme » n’existe pas. Il supposerait une extériorité réciproque du marché et de l’État, avec la concurrence effrénée comme paradigme absolu dans un univers totalement dérégulé. Or, en réalité, le système ne fonctionne pas du tout ainsi  : le capitalisme reste très centré sur les États, avec beaucoup de cartels et d’interpénétrations… La confusion entretenue entre des termes comme « capitalisme » et « néolibéralisme » me paraît très néfaste au moment où, dans une période de crise comme celle que nous connaissons, il s’agit de construire les groupes sociaux, de renforcer les consciences politiques, d’identifier des adversaires et de mener le combat.

« La finance, mon adversaire, n’a pas de visage, et elle ne se présente pas aux élections », a dit le candidat socialiste à l’élection présidentielle. Il est plus confortable de dénoncer la finance que de s’en prendre aux acteurs réels de la banque et de la grande industrie. Un tel projet obligerait François Hollande, il est vrai, à s’attaquer aux privilèges de certains de ses propres conseillers et de ses ex-collègues européens reconvertis dans le monde des affaires.

Selon vous, concentrer la lumière 
sur ces « marchés » sert à occulter 
l’adversaire qui est l’oligarchie…

Geoffrey Geuens. En principe, dans une démocratie, la politique, c’est le conflit, le choc des confrontations, mais à partir du moment où l’adversaire désigné est aussi éloigné que les « marchés financiers », comment fait-on  ? Je m’inscris dans le paradigme d’une sociologie critique, à la fois bourdieusienne et marxiste  ; et je me reconnais entièrement dans les travaux de Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon en parlant, comme eux, d’oligarchie, ce qui permet de désigner la fraction hégémonique des classes dominantes.

Allez convaincre l’ouvrier d’ArcelorMittal à Liège ou à Florange qu’il doit lutter contre la finance  ! Ce discours sur les « marchés financiers » peut s’avérer très démobilisateur parce qu’il efface les groupes sociaux qui dominent les classes populaires et une bonne partie des couches moyennes… Cela peut paraître ringard, mais si l’on veut s’adresser à ceux qui ont conquis toutes les avancées sociales dans nos pays, il faut repartir des réalités incarnées, ne pas se laisser entraîner dans l’éther de la mondialisation financière, établir les combats chez nous dans les limites, d’abord, de l’État-nation parce que c’est à ce niveau-là que le capitalisme continue prioritairement de se structurer, et pas à l’échelle globale  !

Vous évoquez les Pinçon-Charlot… Qu’apportent les outils d’une sociologie des dominants dans le monde opaque des fonds d’investissement, par exemple  ?

Geoffrey Geuens. Les fonds d’investissement et les hedge funds constituent une espèce de terra incognita  : c’est présenté comme de l’argent électronique qui circule dans l’opacité totale sur toute la planète, mais ce sont en fait des entreprises qui ont des gestionnaires. Et, dans ce monde-là aussi, les dirigeants passent d’un espace à l’autre… Il n’y a pas d’un côté un capitalisme agressif – celui des hedge funds – et un autre qui serait civilisé, c’est le même  ! Aux États-Unis, le plus grand gestionnaire de hedge funds, c’est JPMorgan, le trust américain par excellence. En Europe, ce sont les mêmes logiques  : ici aussi, on a des familles, des liens entre les dirigeants. On trouve un bon exemple de vieilles familles industrielles qui changent pour que rien ne change avec les Wendel, passés des forges au capital-investissement. Dans le monde du capitalisme financier, tout est très politique, très proche de l’État, et il n’est ni plus ni moins sauvage que le capitalisme traditionnel, pas moins lié au pouvoir… Dans un secteur qui apparaît, de l’extérieur, comme très anglo-saxon, on retrouve aussi en réalité la reproduction la plus classique de l’oligarchie française.

Autre exemple flamboyant 
de ces interpénétrations entre État 
et marchés, les agences de notation…

Geoffrey Geuens. Quand on étudie de près l’actionnariat et le profil des dirigeants de ces agences, on retrouve un maillage d’hommes politiques, d’hommes d’affaires, de gauche comme de droite… Les agences ne sont pas non plus désincarnées, ce sont des entreprises privées qui jouent du capitalisme de connivence. Alors qu’avant la crise, comme le note l’économiste Jacques Généreux, personne ne s’occupait de ce qu’elles disaient, les agences de notation sont devenues incontournables, ce sont des alibis pour imposer l’austérité. Cela ne veut pas dire qu’il y a un complot, mais simplement l’expression d’affinités structurelles au sein de la classe dominante.

À l’aune de votre critique de l’intrication entre l’État et les marchés, que penser de l’inflation de gouvernements « techniques », à l’occasion de la crise des dettes publiques  ?

Geoffrey Geuens. En Italie, on présente dans les médias le gouvernement de Mario Monti comme celui des « experts », de « sages », de la « société civile ». Là, ça devient magnifique  ! Il serait composé d’un seul banquier, PDG d’un établissement financier, puis d’une kyrielle de professeurs d’économie à l’université. Ce sont eux, les « sages »  ! Mais en étudiant leurs trajectoires, on constate qu’ils siègent tous dans les conseils d’administration des banques… Donc, en fait de gouvernement de la « société civile », on a plutôt un gouvernement de banquiers  ! Ces étiquettes servent à faire passer la pilule, c’est un gouvernement du monde des affaires  ! Et c’est le même mouvement en Grèce avec Lucas Papademos… Pendant les crises, les masques tombent  : en Grèce, c’est éclatant, la social-démocratie est au gouvernement avec la droite et, jusqu’à il y a peu, l’extrême droite, pour imposer l’austérité. Sous couvert d’expertise et de gouvernement des « sages », c’est la démocratie que l’on confisque au profit immédiat et exclusif des classes dominantes…

Votre livre, et c’est tout son intérêt, fourmille d’informations sur ces oligarques du monde entier… Mais si vous deviez nous en citer quelques-uns, qui choisiriez-vous  ?

Geoffrey Geuens. Jacques de Larosière, c’est un bon exemple. Il a été choisi par la Commission européenne pour établir un rapport sur la crise en 2008. Dans cette situation, les institutions européennes font comme on fait aux États-Unis  : on va prendre un membre de l’establishment politico-financier qui a tous les signes extérieurs de la respectabilité publique, politique, étatique. Un homme d’État, Jacques de Larosière  : c’est l’ancien gouverneur de la Banque de France et patron du FMI… C’est un « sage ». Il a été à la tête d’autres commissions, où déjà il s’agissait de surveiller les marchés – même si visiblement, ça n’a pas marché  ! Mais ce qu’on ne dit pas, c’est qu’au moment où il rédige le rapport pour la Commission européenne, il est aussi conseiller du président de BNP Paribas, du trust financier BMB – contrôlé par certaines pétromonarchies du Golfe – et ancien conseiller d’AIG, premier assureur mondial, sauvé de la faillite en 2008 par la FED. Cela démontre bien la dimension de l’oligarchie  : c’est un Français qui défend les intérêts des groupes financiers français, mais avec un ancrage et un capital social internationaux.

En Grande-Bretagne, le gouvernement de 
Gordon Brown avait nommé Paul Myners comme secrétaire d’État aux Services financiers mais il a fini par faire l’objet de controverses lorsque l’on a appris qu’il siégeait dans des hedge funds immatriculés dans des paradis fiscaux (Bermudes, Jersey…). C’est extraordinaire. On ne peut pas croire que ça soit un incident, une erreur de casting, évidemment  ! Cela montre que le discours de la régulation, c’est du pipeau complet  ! En période de crise, c’est le minimum syndical idéologique de l’oligarchie, mais quand on gratte un peu, on se rend compte que c’est un jeu de dupes.

Du côté de ceux qui apparaissent moins comme des techniciens que comme des vrais politiques, on va de surprise en surprise. Tous les anciens dirigeants de ces vingt dernières années qui ont incarné la « troisième voie » et le social-libéralisme, tous ces gens qui ont démantelé l’État providence dans leurs pays, attaqué les droits sociaux un à un, les Tony Blair, Gerhard Schröder (Rothschild, TNK-BP), Wim Kok (Shell, ING), Göran Persson (JKL/Publicis), passent dans la communauté des affaires pour services rendus. Avec son visage jovial de grand-père, Romano Prodi, le « technicien » par excellence, personnalité de centre gauche et ex-président du Conseil italien, est membre du comité international de la compagnie pétrolière BP, aux côtés de Javier Solana et de l’ex-chef de cabinet de George W. Bush. Kofi Annan, l’ancien secrétaire général de l’ONU, vient de rejoindre le comité international de JPMorgan Chase présidé par Tony Blair, tout en ayant aussi, par ailleurs, épousé une Wallenberg, la plus grande dynastie d’affaires suédoise.

Pour revenir en France, après sa déclaration tonitruante au Bourget, François Hollande 
a, quelques semaines plus tard, déclaré 
à la presse anglo-saxonne qu’elle n’avait pas d’inquiétude à avoir puisque les socialistes avaient libéralisé les marchés… 
Y a-t-il un retournement  ?

Geoffrey Geuens. François Hollande a affirmé à plusieurs reprises qu’il serait aussi le candidat de la « rigueur juste »  ; on sait ce que cela signifie… Aujourd’hui, ce qu’il faut faire, c’est faire bloc et refuser l’austérité en bloc, décidée non pas par des « marchés financiers », mais bel et bien par des gouvernements, y compris sociaux-démocrates… Dénoncer, pendant la campagne, les « marchés financiers » pour mieux faire avaler, ensuite, la pilule de l’austérité, c’est vieux comme le monde  ; et, pourtant, certains vont encore tomber dans le piège…

Où sont les dominants ?

Chargé de cours au département arts et sciences de la communication de l’université de Liège (Belgique), Geoffrey Geuens prend avec sérieux, sinon au sérieux, les discours publics d’un banquier « de gauche » 
comme Jean Peyrelevade. « Rompre avec le capitalisme, 
c’est rompre avec qui  ? interrogeait ce dernier en 2005. Mettre fin à la dictature du marché, fluide, mondial 
et anonyme, c’est s’attaquer à quelles institutions  ? (…) Marx est impuissant, faute d’ennemi identifié. » Dans son étude saisissante des conseils d’administration des grandes institutions financières, de leur composition, des trajectoires entremêlées en politique et aux affaires de leurs dirigeants, des mariages qui lient entre elles les différentes oligarchies nationales (1), l’universitaire recourt aux armes de la sociologie pour dresser 
une précieuse cartographie des classes dominantes en Europe et dans le monde, avec la perspective assumée de ne plus « laisser impensés les véritables bénéficiaires du système et de la crise des dettes publiques ».

(1) La Finance imaginaire. Anatomie du capitalisme  : des « marchés financiers » à l’oligarchie, de Geoffrey Geuens. Éditions Aden, Bruxelles, 368 pages, 25 euros.

Entretien réalisé par
Thomas Lemahieu, L’Humanité


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