Le Lincoln de Spielberg, Karl Marx, et la deuxième révolution américaine

mercredi 20 février 2013.
 

Le Lincoln de Steven Spielberg présente, pendant un seul et crucial mois de la Guerre civile américaine, un conflit qui aboutira à la deuxième Révolution américaine. Au mois de janvier 1865, plusieurs mois après la victoire de l’Union sur les Confédérés, le Président Abraham Lincoln décide de faire passer le treizième amendement à la Constitution des États-Unis : l’abolition inconditionnelle de l’esclavage, sans compensations pour les esclavagistes.

par Kevin Anderson

C’est un Lincoln très différent de celui qui, candidat en 1860, refusait de faire campagne comme abolitionniste, ou encore du Président qui a retardé la Déclaration d’Émancipation jusqu’à la troisième année de Guerre civile, en 1863. C’est un Lincoln qui a progressé avec son temps, dont les armées comptent 200 000 soldats noirs et dont les discours commencent à suggérer des droits de citoyenneté et de vote pour les anciens esclaves.

L’Amérique révolutionnaire

Avec un scénario écrit par le célèbre auteur de gauche Tony Kushner (Angels in America, Homebody/Kabul), le film de Spielberg ne met pas seulement en lumière Lincoln lui-même, mais aussi un personnage incontestablement révolutionnaire ; l’abolitionniste radical Thaddeus Stevens, avec lequel Lincoln s’était allié pendant ces journées fatidiques du mois de janvier 1865. Une des scènes les plus dramatiques met en scène les échanges entre Stevens et le congressiste new-yorkais pathologiquement raciste, Fernando Wood, dirigeant de l’aile antiabolitionniste du Congrès.

Dans une autre scène, on voit Stevens présenter à un Lincoln sceptique le programme des Républicains Radicaux pour une occupation militaire prolongée du Sud, pendant laquelle les anciens esclaves obtiendraient l’entièreté de leurs droits civiques, y compris celui d’occuper les plus hauts postes éligibles, et pendant laquelle les propriétés terriennes des anciens esclavagistes seraient confisquées et seraient données en concessions aux anciens esclaves (ce qu’on appelle « 40 acres et une mule »). Tout cela est présenté d’une manière très cinématographique au travers de la superbe interprétation de Daniel Day Lewis (Lincoln) et aussi de Tommie Lee Jones (Stevens), avec également une participation importante de Sally Field (Mary Todd Lincoln).

En même temps, cependant, on y voit le côté sordide de la démocratie américaine, alors même que ces changements révolutionnaires sont en cours d’adoption, à travers la politique du mécénat douteux qui est utilisé pour obtenir les derniers votes et adopter la modification et l’envoyer aux États pour la ratification finale.

Dans l’ensemble, Lincoln offre une perspective sur la Guerre civile américaine résolument plus anti-esclavagiste et antiraciste que la plupart des principaux films hollywoodiens sur le sujet. Il évite le portrait hollywoodien classique d’un Sud ayant un code moral équivalent (si pas supérieur) à celui du Nord. Par ailleurs, le film présente le racisme et l’esclavage comme les enjeux principaux de la Guerre civile, en plus de montrer un dirigeant révolutionnaire comme Stevens sous un jour inhabituellement positif. En outre, l’argument spécieux utilisé par le Sud du « droit d’État » n’est pas masqué, mettant en lumière le véritable contenu de ce « droit » : celui des Blancs à réduire en esclavage des millions d’autres êtres humains.

Les dimensions économiques et de classe de l’abolition

On a critiqué, à gauche, l’échec du film à représenter le combat pour l’auto-émancipation des Afro-Américains, comme on avait pu le voir par exemple en 1989 avec le film Glory qui racontait l’histoire des soldats afro-américains du 54e régiment du Massachussetts.

Bien que ces critiques soient fondées et importantes, j’aimerais mettre l’accent sur deux autres importantes questions qui ne sont pas traitées par le film : l’importance économique de l’esclavage et de l’abolition, et les échanges de lettres entre Karl Marx et Abraham Lincoln, qui ont eut lieu pendant la même période sur laquelle est centré le film : le mois de janvier 1865. Ces questions auraient pu être facilement prises en compte sans altérer l’angle de vue dans lequel le film présente ces événements historiquement marquant, celui de la rivalité entre les élites politiques plutôt que celui des masses en mouvement. Bien entendu, les seconds influencent les premiers et vice-versa, mais je m’engage ici dans une critique plus immanente qui part des termes propres aux films et qui en fait émerger quelques contradictions.

La Déclaration d’Émancipation de 1863 et le treizième amendement de 1865 qui a rendu permanente la mesure prise pendant la guerre civile, étaient différents des autres lois d’émancipation qui ont été actées ailleurs. Par exemple, la politique d’émancipation américaine interdisait toute compensation financière pour les anciens propriétaires d’esclaves. Cela la distingue même du British Slavery Abolition Act (loi britannique d’abolition de l’esclavage), pionnier en 1833, qui prévoyait de larges compensations financières. D’une certaine manière, cet amendement est plus proche de l’abolition jacobine en France de 1794, annulée dix ans plus tard par Napoléon, mais qui a contribué à déclencher la Révolution haïtienne.

S’ajoute à cela le fait que l’esclavage était un élément plus central pour l’économie états-unienne que cela ne pouvait l’être pour des pays comme la Grande-Bretagne ou la France. En 1860, les presque quatre millions d’esclaves des Etats-Unis représentaient approximativement 13 % de la population totale, souffrants de cette forme complètement déshumanisée de capitalisme qui permet que des êtres humains soient achetés ou vendus comme on le ferait avec du bétail. Au prix de 500 $ « pièce », la valeur de la propriété des esclavagistes états-uniens s’élevait à pratiquement deux mille millions de dollars, une somme astronomique en 1860. Ainsi, l’abolition de l’esclavage sans compensation représente la plus grande expropriation de propriété privée capitaliste de l’histoire avec la Révolution russe de 1917. Cela a anéanti d’un seul coup l’entièreté d’une classe sociale, celle des propriétaires de plantations du Sud qui s’était enrichie pendant des siècles sur l’immense accumulation de la richesse tirée de la production du sucre, du tabac, du coton, et d’autres produits, mais aussi d’un autre commerce de « marchandises » : celui des esclaves eux-mêmes.

L’abolition a aussi ajouté des millions de travailleurs formellement libres à la classe ouvrière américaine, améliorant les possibilités d’unité de classe au-delà des liens ethniques et « raciaux » d’une manière bien plus simple que lorsque le travail des esclaves coexistait avec le travail formellement libre. Bien que ce ne soit qu’une toute petite partie de l’unité au travers des liens « raciaux » qui se soit réalisée dans l’aprèsguerre civile et de manière brève, la question est restée importante par après, puisque la classe ouvrière américaine est composée, et ce de manière croissante, par des personnes « de couleur », essentiellement des Afro-américains et des Latinos.

Même si le film ignore ces réalités de classe et économiques en favorisant la dimension politique, elles ne pouvaient pas échapper à Karl Marx. Dans une lettre datée du 29 novembre 1864, quelques semaines après la fondation de la Première Internationale, il écrivait : « Il y a trois ans et demi, au moment de l’élection de Lincoln, le problème était de ne pas faire de nouvelles concessions aux propriétaires d’esclaves maintenant que l’abolition de l’esclavage était approuvée et en partie un objectif atteint  », ajoutant que « jamais un aussi grand bouleversement n’avait pris place aussi rapidement.

Cela aura un effet bénéfique sur le monde entier » (Saul Padover (ed.), Karl Marx on America and the Civil War, New York, McGraw-Hill, 1972, traduction partiellement altérée).

La lettre ouverte de Marx à Lincoln

Comme mentionné plus haut, le mois de janvier 1865 au duquel Lincoln s’était déplacé à gauche en s’alliant avec Stevens, était aussi le mois pendant lequel Marx et Lincoln ont eu un échange public de lettres.

Après la publication du « Discours Inaugural  » de la Première Internationale (sous la plume de Marx) et des « Principes généraux  » d’adhésion, toutes les deux parus en novembre 1864, sa publication suivante fut une lettre ouverte à Lincoln, aussi ébauchée par Marx et signée par un grand groupe de militants ouvriers et sociaux qui composaient le « Secrétariat de correspondance de Karl Marx pour l’Allemagne ».

À l’époque, l’ambassade américaine à Londres était dirigée par Charles Francis Adams, un abolitionniste du Massachusetts issu d’une des familles politiques les plus illustres des Etats-Unis. Adams était sans aucun doute conscient des personnes impliquées dans l’Internationale puisqu’il a envoyé son fils Henry comme observateur, ainsi que pour faire rapport des rencontres entre les travailleurs britanniques qui étaient organisées depuis 1862 pour couper l’herbe sous le pied aux appels des politiciens britanniques et des journaux pour intervenir aux côtés du Sud. À ces rencontres participaient plusieurs des futurs dirigeants de l’Internationale. Et la présence du jeune Henry Adams à ces rencontres a certainement dû être remarquée par les représentants de la classe ouvrière. Au-delà du but premier qui était la récolte d’informations, la présence du fils de l’ambassadeur a aussi sûrement été perçue comme un appel à la classe ouvrière britannique à passer au-dessus de leurs chefs de gouvernement. En décembre 1864, l’Internationale a proposé qu’une délégation de 40 membres délivre la lettre rédigée par Marx et soit reçue par l’ambassade. Bien que cette demande ait été déclinée par l’ambassadeur Adams, la lettre de l’Internationale « A l’attention du Président Lincoln » fut déposée à l’ambassade et publiée dans plusieurs quotidiens liés au mouvement ouvrier britannique. On y lit notamment : « Nous félicitons le peuple américain à l’occasion de votre réélection, à une forte majorité. Si la résistance au pouvoir des esclavagistes a été le mot d’ordre modéré de votre première élection, le cri de guerre triomphal de votre réélection est : mort à l’esclavage ! » [NDLR : Cette lettre, ainsi que la réponse de Lincoln et d’autres textes sur le sujet ont été publiés dans : Marx/Lincoln, Une révolution inachevée, Robin Blackburn (ed.), Québec/Paris, M. Éditeurs/Syllepse, 2012]. Et de poursuivre : « Depuis le début de la lutte titanesque que mène l’Amérique, les ouvriers d’Europe sentent instinctivement que le sort de leur classe dépend de la bannière étoilée. »

La dernière phrase ne fait pas seulement référence au sentiment profondément antiesclavagiste de la classe ouvrière britannique à l’époque et aux meetings massifs que celle-ci a pu organiser pour soutenir le Nord. Et cela même au moment où les politiciens dominants et les principaux journaux leur disaient de soutenir une intervention britannique pour casser le blocus des ports du Sud afin que le coton puisse à nouveau être transporté par la mer et mettre fin ainsi à la vague de chômage consécutive en Grande-Bretagne. Cette phrase qui met en lien le sort des Etats-Unis et celui de la classe ouvrière européenne trouvait aussi son origine dans un fait brut.

La classe ouvrière britannique (et encore plus celle du continent) était privée de ses droits politiques et voyait dans les Etats- Unis de l’époque la seule expérience à large échelle de démocratie politique. Le résultat fut l’un des meilleurs exemples jamais vu d’internationalisme prolétarien.

Comme l’a remarqué Marx pendant la mobilisation des travailleurs britanniques au début de la guerre : « Les peuples d’Angleterre, de France, d’Allemagne, d’Europe, considèrent la lutte des États-Unis comme la leur, comme la lutte pour la liberté, malgré tous les sophismes gratuits. Ils considèrent la terre des Etats-Unis comme une terre libre pour les millions de « sansterre  » d’Europe, comme leur terre promise à défendre les armes à la main de la convoitise sordide des esclavagistes… Les peuples d’Europe savent que c’est l’esclavocratie du Sud qui a déclenché la guerre en déclarant que le maintient de la domination des esclavagistes n’était pas compatible avec celui de l’Union. Par conséquent, les peuples d’Europe savent que le combat pour le maintien de l’Union est le combat contre le maintien de l’esclavage – un combat qui, dans les circonstances actuelles, représente la forme la plus aboutie d’autonomie populaire jamais réalisée contre la forme la plus éhontée d’asservissement de l’homme jamais connue dans les annales de l’histoire » (Karl Marx, « The London Times and Lord Palmerston », New York Tribune, 21 octobre 1861).

La lettre de Marx à Lincoln envoyée au travers de l’Internationale énonce également que : « Tant que les travailleurs, le véritable pouvoir politique du Nord, permirent à l’esclavage de souiller leur propre République ; tant qu’ils se glorifièrent de jouir – par rapport aux Noirs qui, avaient un maître et étaient vendus sans être consultés – du privilège d’être libres de se vendre eux-mêmes et de choisir leur patron, ils furent incapables de combattre pour la véritable émancipation du travail ou d’appuyer la lutte émancipatrice de leurs frères européens  ; mais cet obstacle au progrès a été renversé par le raz de marée de la guerre civile ».

La réponse de Lincoln à Marx

Le 28 janvier 1865, à l’agréable surprise de Marx et des autres membres de l’Internationale, l’ambassade des Etats- Unis publia une réponse publique de l’ambassadeur Adams. Dans une lettre à Engels du 10 février, Marx notait avec enthousiasme que Lincoln avait choisi de fournir une réponse substantielle qui ne s’adressait pas aux félicitations des libéraux Britanniques mais bien à la classe ouvrière et aux socialistes : « le fait que Lincoln nous ait répondu avec tant de courtoisie, alors que la réponse de la « société bourgeoise d’émancipation » était si brutale et purement formelle que le « Daily News » a refusé de l’imprimer… Cette différence entre la réponse que Lincoln nous adresse et celle que la bourgeoisie nous adresse a fait un tel effet ici que les « clubs » du West End s’en tapent la tête contre les murs. Tu comprendras à quel point cela a été gratifiant pour nos gens ».

Bien que la réponse à l’Internationale ait été signée par l’ambassadeur Adams, celuici affirme clairement que Lincoln a lu la lettre et qu’il parle au nom de ce dernier : « Je suis chargé de vous informer que le courrier adressé par le comité central de votre association, dûment transmis par les services au président des Etats-Unis, est bien parvenu à sa connaissance. »

Vu au travers des événements de janvier 1865 – mis en scène par le film – au cours desquels Lincoln était au coeur de la mise au vote du treizième amendement, il est d’autant plus remarquable qu’il ait pris le temps de publier une telle réponse. Et, de par l’étrange enchaînement des événements, la réponse de Lincoln à l’Internationale a été rendue publique trois jours avant que la Chambre des représentants des Etats-Unis n’outrepasse l’opposition des nombreux politiciens racistes et ne vote, le 31 janvier, la ratification de l’amendement et ne l’envoie dans les différents États pour sa ratification finale.

La réponse de Lincoln fait aussi, de manière générale, référence aux « amis de l’humanité et du progrès à travers le monde » auxquels les Etats-Unis se ralliaient ; une allusion à la manière dont les rassemblements de travailleurs britanniques ont été si cruciaux pour bloquer la volonté de la classe dominante britannique d’intervenir aux côtés du Sud pendant les premières années de la guerre. Cette allusion était clairement soulignée dans la dernière phrase qui affirme que les Etats-Unis « tirent un nouvel encouragement à persévérer du témoignage que leur donnent les ouvriers d’Europe, que cette attitude nationale jouit de leur approbation éclairée et de leurs sympathies véritables  ». On peut difficilement trouver une autre occasion dans l’histoire au cours de laquelle le gouvernement des Etats-Unis a remercié la classe ouvrière internationale pour son soutien, sans parler de la classe ouvrière organisée dirigée par des socialistes.

Révolutions inachevées : les années 1860 et les années 1960

Les échanges entre Marx et Lincoln illustrent, de manière spectaculaire, cet aspect de la Guerre civile qui en fait une seconde révolution américaine, bien plus radicale que celle de 1776. Il s’agissait, bien sûr, bien plus d’une révolution bourgeoise que socialiste, mais son union avec l’aile gauche (qui aboutira à un échec) et sa transformation fondamentale de la propriété privée dans le Sud marque quelque chose d’encore plus radical. Cet aspect de révolution inachevée, qui s’est arrêtée à l’émancipation politique des anciens esclaves, et ensuite, après 1876, qui a vu le recul même de cette avancée, est tout de même quelque chose qui hante encore les Etats-Unis d’Amérique de nos jours.

La révolution des droits civiques des années 1950 et 1960, qui a finalement obtenu sur une base plus permanente ce qui avait été trop brièvement mis en place par les lois et amendements constitutionnels des années 1860 et 1870, a également été contrainte par les événements de stopper la dynamique d’émancipation. Cela nous laisse aujourd’hui face à ce résultat paradoxal que les Etats-Unis ont leur premier président afro-américain alors que de nombreux hommes et femmes de même origine sont réduits, plus que jamais dans l’histoire, à languir dans le monde déshumanisé des prisons et des cellules. Le film Lincoln, qui ne traite pas de ces sujets non plus, est ainsi par bien des aspects tout aussi « inachevé » également.

Même selon ses propres paramètres, en regardant l’Histoire d’un point de vue qui met en lumière les événements qui touchent les élites politiques plutôt que les masses auxquelles ces dernières répondent, il s’arrête avant de mener à bien ses propres implications les plus radicales, comme par exemple par son portrait du programme républicain radical de Stevens. Mais c’est dans l’air du temps, de notre époque de profondes transformations dans la culture et la société états-unienne, qu’une grande production d’Hollywood puisse révéler ne serait-ce qu’une partie de cette page de l’histoire révolutionnaire, qui, comme le faisait remarquer Marx, eut des « conséquences pour le monde entier ».


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