« Discréditer la Révolution française sert à écarter des politiques égalitaires »

mercredi 17 avril 2013.
 

Guillaume Mazeau appartient à cette jeune génération d’historiens attentive à la portée politique des usages de l’histoire. Avec Jean-Luc Chappey, Bernard Gainot, Frédéric Régent et Pierre Serna, tous membres de l’Institut d’histoire de la Révolution française, il a participé, l’an dernier, à l’ouvrage collectif Pour quoi faire la révolution, qui explore la dimension de laboratoire du politique de cette séquence historique fondatrice.

Pour la première fois, le Front national et l’UMP ont présenté ensemble une proposition de loi. Celle-ci vise à la reconnaissance du « génocide vendéen ». En quoi la criminalisation de la Révolution française peut-elle jeter des ponts entre la droite et l’extrême droite  ?

Guillaume Mazeau. La Révolution française reste un marqueur politique. La demande de reconnaissance du «  génocide vendéen  » n’est pas nouvelle, elle s’exprime régulièrement. Mais elle s’inscrit aujourd’hui dans un processus de recomposition politique, au carrefour de la droite et de l’extrême droite. Cette proposition de loi traduit une alliance entre le Front national et une frange de l’UMP. Elle relève d’une instrumentalisation de la mémoire et de l’histoire.

Pourquoi récusez-vous, comme historien, 
la notion de «  génocide  » pour cette 
séquence historique  ?

Guillaume Mazeau. Le génocide définit l’extermination massive d’une population en raison de son origine ethnique. Il faudrait déjà prouver, pour parler de «  génocide  », que les Vendéens sont une population ethniquement distincte du reste de la population française, ce qui semble pour le moins hasardeux. Ceux qui défendent cette notion de génocide, s’agissant des Vendéens, tirent souvent leurs affirmations des discours de l’époque révolutionnaire. Or, comme historiens, nous savons qu’il est indispensable de faire la part des choses entre les discours parfois marqués par la surenchère et la mise en œuvre des politiques. En Vendée, pendant l’an II, se sont produits des massacres de masse. On peut parler de dévastation, ou de massacres de masse, mais en aucun cas de génocide. Évidemment, aucun mal n’était fait aux Vendéens républicains.

Pourquoi la Révolution française, comme l’histoire coloniale, est-elle sujette à ces réécritures obéissant à des logiques partisanes  ?

Guillaume Mazeau. La Révolution française est réécrite, instrumentalisée. Pas seulement par l’extrême droite. Je pense à toute la galaxie «  antitotalitaire  » rassemblant d’anciens communistes ou d’anciens militants de l’extrême gauche et d’autres qui, par rejet, par haine du communisme, révisent l’histoire de la Révolution française jusqu’à réintroduire une historiographie d’extrême droite.

Cette révision de l’histoire de la Révolution française vise-t-elle à disqualifier tout projet contemporain d’émancipation  ?

Guillaume Mazeau. C’est certain. Le passé sert aussi à agir sur le présent. Discréditer l’héritage de la Révolution française peut servir à écarter des politiques égalitaires pour aujourd’hui. Dire que la Terreur n’a été que mort, violence et déclin, en oubliant toute la pensée sociale de la Terreur, même si elle est restée largement en chantier et qu’elle s’est accompagnée de politiques répressives, c’est tout jeter avec l’eau du bain.

Vous évoquez dans ce livre la fabrication 
de la Terreur comme mythe, avec 
la diabolisation de la figure de Robespierre. Comment s’est bâti ce mythe  ?

Guillaume Mazeau. Les bases de ce mythe furent jetées lorsque certains hommes politiques, pendant l’été 1794, ont voulu se débarrasser de Robespierre, pour se maintenir au pouvoir eux-mêmes et stabiliser la Révolution, c’est-à-dire la modérer. Dès avant la mort de Robespierre, les contre-révolutionnaires et les Girondins l’ont accusé d’avoir mis en place une dictature centralisée à Paris, avec le Comité de salut public. Ils ont fini par baliser une période de deux ans, de 1793 à l’été 1794, qui se serait traduite par une politique concertée, planifiée et systématique de violence et de répression et l’ont baptisée «  la Terreur  ». Le mythe a opéré assez rapidement  : les mots terreur, terroriste existaient depuis l’Ancien Régime. Ce mythe a réuni les détracteurs de Robespierre et les contre-révolutionnaires. Il reste, encore aujourd’hui, largement répandu.

Est-ce dans ce processus de fabrication du mythe que la Terreur thermidorienne est tombée dans l’oubli  ?

Guillaume Mazeau. Oui, si l’on dit que la Terreur s’est perpétuée seulement jusqu’en 1794. Pourtant ce que l’on appelle «  la terreur blanche  » s’est caractérisée, par la suite, par des massacres perpétrés par les royalistes pour se venger des anciens Jacobins. La guerre civile a donc continué bien après la « Terreur ».

Pour vous, la Terreur fut aussi un laboratoire 
de modernité politique. Qu’ont expérimenté, 
sur le plan politique, les hommes de l’an II  ?

Guillaume Mazeau. Lorsque je parle de modernité politique, mon objectif n’est pas de réhabiliter la Terreur. Un laboratoire est précisément le lieu d’expérimentations. Celles-ci furent très contrastées. Modernité n’est pas mécaniquement synonyme, ici, de progrès. C’est une modernité contradictoire, avec des expériences de progrès social très avancées, doublées de violences de masse. Des politiques pensées et mises en œuvre auparavant, sous l’Ancien Régime ou dans d’autres pays, ont été transposées à l’échelle nationale entre 1793 et 1794. Je pense aux politiques d’égalité, d’obligation et de gratuité scolaires, d’aide aux pauvres. Au mois de février 1794, est aussi votée la première abolition de l’esclavage. Pour la première fois, on tente de construire la nation non pas par le haut, par la volonté du roi comme sous l’Ancien Régime, ou par les élites révolutionnaires, mais en prenant la nation par sa définition la plus humble, en partant des plus fragiles et des plus faibles. Avec des mesures très concrètes, comme la fixation d’un maximum pour les prix et les salaires.

Vous définissez aussi la terreur comme 
un moment clé dans la genèse du principe 
de laïcité. Comment les révolutionnaires 
ont-ils pensé ce principe  ?

Guillaume Mazeau. Ils ont, les premiers, construit le principe de laïcité, de mise à distance de l’Église et de la religion par rapport à la sphère publique et à l’État. En reprenant, d’abord, des réformes déjà tentées ailleurs en Europe par les «  despotes éclairés  ». Cette politique se traduit d’abord par la tolérance religieuse et l’abandon de la religion d’État en 1793. On représente toujours les hommes de l’an II comme des antireligieux, des athées  : il n’y a rien de plus faux, leur politique n’était pas proprement dirigée contre la religion. Les références religieuses restent omniprésentes, Marat est ainsi vu comme le nouveau Jésus, mais un Jésus qui serait le premier des prolétaires. Il y a là une laïcisation des symboles religieux. En dépit de la répression qui frappe les réfractaires, la liberté des cultes reste importante. L’effacement systématique des signes religieux dans l’espace public ne prend pas la forme d’une opération sauvage, violente et brutale. Cette «  déchristianisation  » est majoritairement conduite de façon concertée, négociée. Bien sûr, cette séquence ne fut pas exempte de débordements imputables à des groupes radicaux difficilement contrôlables en période de guerre civile. Mais il faut surtout retenir la mutation fondamentale que fut le recul du pouvoir politique et idéologique de l’Église.

Cette laïcisation va de pair avec une forme de spiritualité portée et assumée par la Révolution. On peut par exemple évoquer le culte de l’Être suprême. À quoi cela correspondait-il  ?

Guillaume Mazeau. Même en 1793 et 1794, dans sa version la plus laïque, la Révolution reste empreinte de spiritualité. La plupart des révolutionnaires essaient plutôt, dans la lignée d’un Rousseau, d’inventer une sorte de religion civique. Ainsi naît, par exemple, le culte de la déesse Raison. Il s’agissait d’utiliser le lien religieux, toujours présent, à des fins civiques, pour bâtir la nation sur le socle de la République. Cela rejoint la démarche de certains prêtres du bas clergé, qui veulent depuis longtemps rendre la religion plus utile, en faire une sorte de service public. Dans ce contexte, les vues de Robespierre sont singulières. Lui vient à la religion par pragmatisme. Il sait parfaitement que l’attaque frontale contre la religion, les prêtres, n’est pas le meilleur moyen de faire adhérer les Français, encore massivement catholiques, à la République. Mais il y a aussi chez Robespierre une forme de croyance, une sorte de foi républicaine qui explique sa volonté de fonder un nouveau culte, inspiré du déisme. Le culte de l’Être suprême apparaît en mai 1794. Robespierre est assez isolé dans cette tentative, qui déplaît à une partie des Montagnards et des radicaux. Les anticléricaux, les athées comprennent mal cette politique. C’est ainsi que Robespierre est représenté en grand prêtre de la Révolution, ce qu’il n’a pas cherché à devenir. Au contraire, personne ne s’est plus effacé personnellement que Robespierre, qui a toujours refusé le culte de la personnalité, le pouvoir personnel. Avec ce culte républicain, ces fêtes honorant un dieu désincarné, il cherchait plutôt un moyen d’éviter les excès de l’ancienne religion. Surtout, ces cérémonies étaient destinées à souder la communauté des citoyens autour de la mémoire des martyrs de la République. Le culte républicain de la IIIe République s’inscrira plus tard dans cette tentative.

Par quelles nouvelles pratiques se traduit 
cette volonté de transformer la religion  ?

Guillaume Mazeau. C’est à ce moment que naissent des formes laïcisées de pratiques chrétiennes, comme le baptême républicain. On s’appuie alors sur des évolutions de la religion chrétienne déjà engagées au XVIIIe siècle.

Il y a aussi cette construction d’un État civil, avec une mise à distance du militaire. Comment était-ce possible, en temps de guerre  ?

Guillaume Mazeau. Ce processus est enclenché dès le début de la Révolution. Il s’accélère à partir de l’entrée en guerre, au printemps 1792. L’obsession des révolutionnaires, et surtout des républicains, à partir de septembre 1792, est d’éviter l’instauration d’une dictature militaire, dans un contexte de guerre civile et de fragilité du nouveau régime. Ils ont en tête l’expérience républicaine anglaise du XVIIe siècle, avec Cromwell. Il s’agit d’éviter toute personnalisation du pouvoir, en renforçant la centralité législative au détriment du pouvoir exécutif. La difficulté porte alors sur le contrôle de l’armée, constituée, sous l’Ancien Régime, de cadres nobles. Dans les représentations d’alors, les héros militaires, comme le maréchal de Saxe, Turenne, étaient placés en haut de l’échelle sociale. Sous la Révolution, pour mettre l’armée au service de la nation, on l’épure. De nombreux officiers, des généraux sont destitués. L’armée est réformée, avec l’arrivée de volontaires venus de la société civile. On espère ainsi casser les fidélités envers les généraux pour éviter la prise de pouvoir de l’un d’entre eux. On profite aussi de la trahison de quelques généraux, comme Dumouriez ou Custine, pour mettre l’armée sous surveillance. Se met en place tout un arsenal, pour mettre l’institution religieuse, comme l’institution militaire, au service de la société. Ce n’est ainsi pas un hasard si c’est la prise de pouvoir d’un général, Napoléon Bonaparte, qui met un terme à l’expérience républicaine.

Cette séquence historique est aussi celle 
de l’intégration à la République de populations jusque-là tenues à l’écart de la citoyenneté, comme les juifs, les immigrés, les comédiens. Comment s’est organisé ce processus  ?

Guillaume Mazeau. Ce processus d’intégration de ceux qui étaient tenus dans une infra-citoyenneté a connu plusieurs étapes. De 1789 à 1792, domine la volonté de construire une révolution modérée, dans le cadre d’une monarchie, autour des élites révolutionnaires. Les pauvres, les esclaves, les marginaux restent alors tenus à l’écart de la participation démocratique. Cela suscite des frustrations. Paradoxalement, pour les femmes, c’est l’âge d’or. Elles s’expriment, écrivent des pétitions, manifestent, fondent des clubs. Les dames de la Halle, en octobre 1789, organisent une grande manifestation, revendiquent leur droit d’être des actrices politiques à part entière. Elles occupent même l’Assemblée la nuit du 5 au 6 octobre. Mais en 1793, on assiste à une sorte de «  virilisation  » de la Révolution. Les femmes deviennent suspectes, on leur demande de se cantonner au rôle de bonnes mères formant de bons républicains. On exclut donc les femmes, mais on fait entrer dans le jeu politique d’autres exclus, en essayant de penser la citoyenneté par le bas, avec l’institution du suffrage universel masculin. L’émancipation des juifs, elle, s’est faite auparavant, non sans certains obstacles dans l’est, où s’expriment plutôt des revendications communautaires. Cette intégration politique des exclus connaît son apogée sous la Terreur. Brève expérience de participation des mouvements populaires, qui prend fin en 1794, avec le retour d’une République resserrée autour de ses élites.

Laboratoire du politique

À la faveur des soulèvements populaires dans le monde arabe, le mot «  révolution  » a fait un retour dans notre vocabulaire et il semble bien loin, le temps de la «  fin de l’histoire  ». En France, le mot fait sens et résonne de façon singulière, renvoyant à un legs historique malmené par certaines lectures révisionnistes. Dans un ouvrage collectif (1) cinq historiens de l’Institut d’histoire de la Révolution française (Paris I-Sorbonne) interrogent ce phénomène historique qui, à intervalles réguliers, pousse des peuples à faire irruption pour contester l’ordre existant. Loin des réécritures faisant de la Révolution française une expérience «  totalitaire  », 
ils invitent à explorer ce «  laboratoire du politique  » 
où s’est expérimentée une «  politique des égaux  ». 
Sans en éluder les limites et les échecs, ils mettent 
en lumière la rupture que constitua l’entrée, sur la 
scène politique, d’acteurs qui étaient jusque-là tenus 
à l’écart de toute citoyenneté. L’expérience républicaine fut avant tout, nous disent-ils, une expérience inédite 
de participation politique populaire.

(1) Pour quoi faire la révolution, Jean-Luc Chappey, Bernard Gainot, Guillaume Mazeau, Frédéric Régent et Pierre Serna, Éditions Agone, 2012, 15 euros.

Entretien réalisé par Rosa Moussaoui


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