Les aventures du temps

mercredi 21 août 2013.
 

Pour arriver jusqu’à l’enjeu politique de ce que je suis en train de décrire, je voudrais arriver à montrer à ceux qui n’ont pas eu l’occasion d’y réfléchir que le temps n’est jamais autre chose que la mesure que nous en faisons. Il existe autant de « temps » que de mesures. L’affaire se complique quand on sait que chaque chose a une temporalité propre. Pour s’en faire une idée il suffit de regarder ces films ou l’on voit « en accéléré » l’éclosion d’une fleur ou la pousse d’un arbre. Nous avons un ressenti intuitif du « temps » de chaque chose. Une expression populaire particulièrement juste dit « chacun va à son rythme ». Car toutes les mesures du temps ne font qu’indiquer un rythme. Par exemple, les années sont juste le rythme d’un tour de soleil par la planète. Et s’il y avait un temps absolu, qu’est-ce que cela pourrait bien être sinon la fréquence la plus courte qui se puisse imaginer ? Ou bien la plus longue. Ce serait encore un choix, donc une convention. Par là nous accédons à l’idée que le temps est un résultat, une production de l’univers matériel. Pour moi, il faut aller au bout de cette idée et comprendre, en matérialiste, que le temps est l’acte par lequel l’univers matériel est produit et reproduit sans cesse par tous les éléments qui le composent. En ce sens il n’est juste qu’une propriété de l’univers matériel résultant de son auto production. Peut-on se représenter la chose ?

De passage au musée de l’Alabado à Quito, j’ai observé un objet comme je n’en avais jamais vu et qui me fascina. Une petite statuette que je considère comme un évènement dans ma vie d’observateur. Il s’agit, selon la notice qui le décrit, d’une représentation du temps. Je ne sais pas d’où cette identification est venue. Mais la notice n’émet pas de doute à ce sujet. L’objet est une sculpture. C’est une sorte de barre rectangulaire. La tranche est une face sculptée. Elle montre une figure de « l’ancêtre », partagée de haut en bas par les trois repères universels du monde indien : le bas dans le passé et la nuit, source de savoir, le milieu dans le présent stable et le haut dans le futur qui doit être deviné et maitrisé grâce à notre tête. Mais cette face apparente n’est rien. Le magistral est à l’arrière. L’ancêtre y est reproduit en tranches successives comme l’est le temps que produit et reproduit sans cesse le personnage par son existence. Du coup, considéré à l’angle du parallélépipède, se dessine une ligne sinusoïdale, un flux, une onde. Tel est ce réel incroyablement moderne décrit par cet objet. Comme l’onde fossile du big-bang initial qui, parait-il, court encore l’univers. La vie elle-même. Le temps en cours de production. Je restai devant cette vitrine du musée bouche bée. Il faut bien s’en décrocher. Stop ! Assez plané. Revenons sur le plancher des vaches. Si tout cela parait bien abstrait s’agissant de l’univers en général, cela devient plus simple dans l’univers social en particulier.

Ici je reviens dans mon parcours à l’Equateur, chez les indiens qui s’y trouvaient du temps des incas. Jusqu’à l’arrivée des espagnols, les indiens décalquaient sur le sol, dans leurs « temples-observatoires » le mouvement du soleil et des planètes dont les régularités correspondaient à des moments agricoles vitaux. Le temps de l’agriculture dominait la société. C’était à la fois le temps objectif observé par le mouvement du soleil, le temps économique par les travaux agricoles qui en résultaient et le temps social par tous les rites et coutumes qu’il impliquait. Sans oublier le temps politique. Celui de l’impôt, du départ possible à la guerre, bien-sûr, et ainsi de suite. La politique était d’abord l‘affaire des maîtres du temps. C’était un fait universel dans les sociétés agricoles. Ainsi, bien loin de là, une fois par an, Pharaon allait faire se lever l’étoile de Sirius dans un temple bien précis et de là venait la crue du fleuve, ce que chacun pouvait alors constater concrètement. On comprend facilement comment l’ordre astronomique, l’ordre social et ordre économique devait nécessairement coïncider étroitement dans ces sociétés. C’est une affaire de survie du groupe humain qui doit se nourrir de ses travaux champêtres et pour cela, entre autres, semer et récolter à bon escient. L’agriculture des indiens étaient prudente. Il s’agissait de ne pas dépendre d’une seule récolte. Elle était donc basée sur une large variété de pommes de terre et de céréales à planter et à ramasser à des dates successives. Autant de calculs dont la connaissance dépendait des maîtres du temps, fondait des rites et des fêtes. Les espagnols et l’église catholique comprirent vite l’enjeu.

Pour que le nouvel ordre soit crédible et légitime il fallait qu’il réponde aux questions que l’ancien traitait avec succès. Le syncrétisme très actif de l’église n’a pas d’autre impératif. Partout où il y avait un lieu de culte ou de rassemblement indien, elle y substituait un lieu de culte chrétien comportant une allusion plus ou moins explicite aux affections religieuses des indigènes. Et celles-ci perdurèrent d’autant plus vigoureusement que l’origine des lieux de « culte » avaient un rapport très étroit avec les moments de l’agriculture et les spécialisations des diverses communautés. Pedro Paez, ami très cher, me fait observer que les églises de Quito sont toutes construites sur des lieux de « culte » indiens. Les tribus qui y viennent le font par choix ici plutôt que là et devant tel endroit de la construction plutôt que tel autre en relation. A chacun de ces lieux correspondaient des oracles qui étaient rendus concernant le moment de faire telle ou telle semailles ou récolte. Je pense en avoir assez dit pour montrer qu’une cosmogonie n’est jamais une composition arbitraire. Temps, espace et ordre social sont tout d’une pièce. A toutes les époques il y a un temps dominant et par suite des temps dominés. L’un comme l’autre sont des faits sociaux et pas seulement des mesures « objectives ». Nous n’en sommes pas autre part, à présent comme hier.

Le temps, tout comme la distance, dans notre société est une convention sociale et un rapport de force entre dominants et dominés. Donc une construction politique. Il est aussi hiérarchisé que tout le reste de la réalité sociale. Il faut aussi apprendre à reconnaitre dans notre époque le temps dominant et les temps dominés. On voit aussitôt comment le temps dominant de l’ère moderne, c’est celui de la production. C’est « lui qui commande ». Il se soumet tous les autres temps sociaux. Le temps dominant commande aussi la distance. Exemple. Si la production est à flux tendu comme l’imposent les normes managériales exigées par la finance, on vient travailler seulement quand la commande est là, et celle-ci étant aussitôt satisfaite, les camions repartent aussi vite que possible. Cet afflux de véhicules modifie évidemment la distance si on l’évalue par le temps qu’il faut pour la franchir. Alors quand on dit que la distance de Massy en Essonne à Paris est de vingt kilomètres, cela n’a aucun sens concret. La vérité est que cette distance par l’autoroute A6, gorgée de camions, si elle est évaluée en temps de transport automobile est variable entre une heure et demi et vingt cinq minutes. Par contre elle est stable à 35 minutes en RER sauf, en hiver, si les feuilles mortes qui ne sont plus ramassées ou si l’usure du matériel qui provoque des incidents ou si les conflits du travail que provoque la direction ne bloquent pas les convois.

Cette prise de conscience doit nous pousser plus avant dans l’exploration. Il faut approfondir la réflexion. Ceux qui dominent l’usage du temps, c’est-à-dire ceux qui en ont la maitrise et en tirent profit dominent la société. En fait, le temps de la production à notre époque est lui aussi un temps dominé. La finance commande la production. Le temps de circulation de l’argent commande donc tous les autres temps. Ils lui sont tous soumis radicalement, jusqu’aux plus improbables. Ainsi celui de l’agriculture qui est resté pendant tant de millénaires cloué au rythme des saisons et dont je viens de rappeler de quelle force il commanda dans les anciennes sociétés. A présent une récolte est achetée avant même d’être semée puis revendue plusieurs dizaines de fois avant d’être, peut-être, un jour consommée. Au bout du compte, le temps dominant de notre époque est celui de l’espace-temps zéro, là où l’espace et le temps sont littéralement abrogés et disparaissent en même temps : dans la salle des opérations de bourse, au secret de la pièce blindée où les ordinateurs passent des ordre d’achat et de vente, en direction de tous les lieux de la planète, à toute heure, au même instant, à la nanoseconde et désormais sans l’intervention d’aucun être humain. Telle le mode d’allocation efficiente des ressources dans la cosmogonie du marché tout puissant. Mais le temps et l’espace zéro sont aussi dans notre vie très quotidienne. A leur façon ils construisent une hiérarchie entre les êtres selon leur accès ou non à cet espace magique sans distance et sans horaire. Pour moi, cet été, ce temps et cet espace zéro, ce fut ma communication par sms avec une camarade de mon comité du Parti de gauche qui se trouvait au Népal, puis avec mes amis de l’Equateur, pour régler un problème entre nous. Je ne me rappelle pas qui de nous trois était dans la matinée, l’après-midi ou la nuit : pas plus que la distance, rien de tout cela ne comptait, tout simplement. Puis je demeurai dans un moulin aux confins de trois départements, hors du grille-pain mondial, sans réseau. La moindre nouvelle pour m’atteindre devait passer par le village et la bonne volonté qui voudrait bien venir jusqu’à moi au bout du chemin de terre où je me trouvais. Le temps et l’espace instantané du wifi devaient se reconvertir en espace-temps de transport d’avant l’âge des routes. Un peu comme si l’espace matériel était redevenu l’ancien instrument de concordance des temps sociaux qu’il était du temps de La Condamine. Les informations qu’il était parti chercher en Equateur mirent quatre ans pour parvenir à l’académie des sciences qui les avait demandées.


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