Fils d’ouvriers et employés : perdants de l’école et de la mondialisation

dimanche 8 septembre 2013.
 

A) La France reste une société d’héritiers dans laquelle la reproduction sociale permet aux enfants des classes favorisées d’en rester partie prenante. Seules les grèves générales de la jeunesse dans les années 1966 à 1976 avaient bousculé cette rente de situation et ouvert significativement l’ascenseur social. Depuis, aucun progrès n’a été réalisé sur ce plan de la réussite scolaire et sociale des enfants de salariés et de milieu populaire. Pour écouter la conférence de Camille Peugny sur ce sujet, cliquer sur l’adresse URL portée en source (haut de page, couleur rouge).

B) Entretien avec Camille Peugny ci-dessous.

Camille Peugny est sociologue, maître de conférences à l’université Paris-VIII Vincennes-Saint-Denis 
et enseignant à 
Sciences-Po Paris où il a obtenu sa thèse.

Ce chercheur est spécialiste 
des questions de jeunesse, de mobilité sociale, de reproduction des inégalités et 
de leurs conséquences politiques. En 2009, 
il publie un ouvrage de référence aux Éditions Grasset, dans la collection «  Mondes vécus  », intitulé Le Déclassement. 
«  De ce décalage entre 
la formation et la mobilité sociale (qui régresse NDLR) naît un intense sentiment de frustration qui a des conséquences sur l’expérience vécue 
par les déclassés, 
qui oscillent alors 
entre deux tentations  : 
la rébellion et le retrait  », 
y écrit-il. Et l’auteur 
de poursuivre  : 
«  Ce qui, probablement, n’est pas étranger 
au succès de l’extrême droite ou, du moins, 
de ses idées.  » En mars dernier, il signe au Seuil, dans la collection «  La république des idées  », le Destin au berceau. Inégalités et reproduction sociale dans lequel il cerne le poids des héritages dans la trajectoire des individus et avance des propositions pour un système d’accès à «  l’égalité tout au long de la vie  » à travers la formation. Il est également membre du comité de rédaction de la Revue française de sociologie ainsi que de celui de la revue Agora débats/jeunesses, publiée par l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (Injep). J. H.

Vous faites le constat que «  sept enfants de cadres sur dix exercent un emploi d’encadrement  », tandis que «  sept enfants d’ouvriers sur dix occupent un emploi d’exécution  ». Comment se caractérise aujourd’hui la reproduction sociale  ?

Camille Peugny. Dire aujourd’hui que nos parcours dépendent de notre origine sociale n’est pas surprenant, par contre ce qui l’est encore, c’est l’intensité de cette reproduction des inégalités. Ce chiffre qui se retrouve en haut comme en bas de la structure sociale montre que dans notre société beaucoup s’hérite alors qu’est valorisé chaque jour davantage le mérite selon lequel les individus sont seuls responsables de leurs succès mais, en conséquence, aussi de leurs échecs. Plus généralement, les économistes montrent, par exemple, que plus de la moitié des Français sont dans le même décile de revenus que leurs parents au même âge. Le lien entre le diplôme des parents et celui des enfants est, lui, encore plus important aujourd’hui qu’il y a vingt ans. Tous les indicateurs convergent et démontrent qu’au cours des trois dernières décennies cette reproduction sociale n’a pas diminué, bien au contraire.

Vous parlez d’une reproduction sociale «  par le bas  » qui diminue légèrement, tandis que celle «  par le haut  » augmente beaucoup, qu’est-ce que cela implique  ?

Camille Peugny. Au cours des trente dernières années, la part des cadres dans la population active a augmenté. Mais ce surplus a au moins autant profité aux enfants de cadres qu’aux enfants des classes populaires. Ces derniers n’ont pas rattrapé leur retard, bien au contraire. Au final la structure des inégalités ne s’est pas réduite, l’égalité des chances n’a absolument pas progressé.

Dans ce contexte, vous vous inscrivez en faux contre les théories de «  moyennisation  » 
de la société, pourquoi  ?

Camille Peugny. Les théories de la «  moyennisation  » consistaient à affirmer, notamment dans les années 1970 et 1980, que les classes sociales n’existaient plus dans une société qui se caractérisait surtout par l’expansion des classes moyennes. Or la persistance de cette forte reproduction sociale montre, au contraire, que la société française demeure une société de classes écartelée par des inégalités. Pas au sens marxiste du terme mais au sens où existent des univers de vie fondamentalement différents. Depuis une quinzaine d’années, beaucoup de sociologues et d’économistes ont montré que les inégalités ont arrêté de diminuer. Depuis la crise elles augmentent de nouveau y compris dans les statistiques officielles. De nombreux sociologues parlent désormais de gagnants et de perdants de la mondialisation. C’est une autre grille d’analyse mais pour un même constat  : il existe encore aujourd’hui des classes sociales dans la société française.

Pourquoi une telle distanciation avec 
la définition marxiste des classes sociales  ?

Camille Peugny. Quand vous affirmez l’existence des classes sociales en France, on vous rétorque que c’est faux parce qu’il n’y a pas de conscience de classe. Plutôt que d’entrer dans ce débat qui interdit de parler de classes sociales, je préfère adopter un point de vue objectif, celui de la mesure des inégalités de revenu. Quant à la conscience de classe – le deuxième pan de la définition marxiste – on peut nuancer en rappelant que dans le haut de la structure sociale cela ne fonctionne pas trop mal. Du côté des ouvriers, des employés, beaucoup de travaux ont montré pourquoi l’identité collective est compliquée  : individualisation du travail, mise en concurrence… Au long des dernières décennies, lors d’enquêtes, une part croissante de Français répondait se sentir appartenir à la classe moyenne, créant un décalage entre la réalité et sa perception. Désormais, on observe un point de rupture assez intéressant. Selon une enquête de la Fondation Jean-Jaurès, à laquelle j’ai participé, entre 2010 et 2013, la part des Français qui s’identifient aux classes moyennes a baissé de 6 points. Cela signifie que la crise qui dure depuis 2008 fait peut-être voler en éclats cette «  moyennisation  » des esprits.

Alors que vous décrivez les mécanismes de déclassement que rencontrent les générations actuelles, pourquoi semblez-vous considérer facile l’opposition entre générations  ?

Camille Peugny. Les générations nées dans les années soixante ont connu des difficultés accrues par rapport aux générations du baby-boom, nées dans les années quarante. Aujourd’hui, un jeune de vingt ans qui cherche à s’insérer sur le marché du travail aura à affronter un taux de chômage de 25 % chez les jeunes. Mais, s’il est né en 1993, ses parents sont nés dans les années soixante et ont, eux, cherché à s’insérer sur le marché du travail au début des années 1980 où le taux de chômage des jeunes est déjà de 25 %. Les jeunes d’aujourd’hui sont ainsi la deuxième génération de la crise. Ce constat des inégalités entre générations a un sens mais parce qu’on compare toujours à la même génération, celle née dans les années 1940. De plus, il ne faut pas perdre de vue les inégalités à l’intérieur des générations  : on n’a pas que des vieux retraités aisés, tout comme on n’a pas que des jeunes pauvres et précaires.

La scolarisation a progressé dans 
les milieux populaires, comment s’explique alors cette immobilité sociale, voire 
cette régression que vous décrivez  ?

Camille Peugny. D’abord, il y a eu une massification scolaire mais il ne faut pas en exagérer l’ampleur. Seulement la moitié des enfants d’ouvriers obtiennent le baccalauréat et seulement 20 % dans la voie générale. Ensuite, la massification n’équivaut pas à la démocratisation scolaire. Les inégalités n’ont pas disparu mais se sont déplacées plus loin dans le cursus scolaire, à l’entrée de l’enseignement supérieur. Par ailleurs, avec la filialisation de notre système éducatif, des inégalités qualitatives se sont substituées aux inégalités quantitatives. Faire une grande école ou aller à l’université, ce n’est pas tout à fait la même chose. Les familles favorisées ont su trouver des parades à la massification et continuent à investir des zones protégées. Enfin, notre système éducatif est particulièrement élitiste. À l’entrée au CP, les enfants d’ouvriers ou de chômeurs maîtrisent moins de mots de vocabulaire que ceux d’enseignants, de cadres ou de professions libérales. Au CM2, ces inégalités non seulement n’ont pas diminué mais ont augmenté.

Vous dénoncez un système où l’école 
«  sauve  » quelques élèves au détriment 
du plus grand nombre, quel rôle joue 
la méritocratie dans ces mécanismes  ?

Camille Peugny. L’objectif d’amener plus de boursiers dans les grandes écoles, par exemple, est louable mais pour être en situation d’être l’élève choisi dans le cadre des conventions ZEP de Sciences-Po, il faut déjà être arrivé en terminale générale. Or 80 % des enfants d’ouvriers ont décroché avant. C’est comme si on commençait à réparer une échelle entièrement vermoulue par le barreau tout en haut au lieu de se concentrer sur ceux du bas. L’égalité des chances peut être séduisante sur le plan intellectuel mais en donnant un peu plus à certains de ceux qui ont beaucoup moins, on tente de justifier l’idée que les inégalités qui subsistent sont finalement justes parce que certains individus seront toujours plus doués que d’autres.

Dans ce contexte général, est-ce que les dispositifs d’emplois spécifiques aux jeunes, comme les emplois d’avenir, vous semblent propices à résoudre ces difficultés  ?

Camille Peugny. En période de crise, avec un taux de chômage des jeunes à plus de 20 %, il ne faut se priver d’aucune solution. Mais, depuis trente ans, l’une des caractéristiques des politiques publiques pour la jeunesse c’est justement des actions spécifiques. La gauche fait des emplois aidés réservés aux moins de 25 ans, la droite fait des allégements de charges pour les entreprises qui embauchent des jeunes de moins de 25 ans. Cela ne marche pas. Mais c’est compliqué parce que le chômage des jeunes est d’autant plus important que la pénurie d’emplois concerne toute la population. Le problème est général. En outre, le discours patronal sur la difficulté d’embaucher des jeunes parce qu’il serait difficile de s’en séparer ne tient pas  : 70 % des jeunes entrent au chômage en fin de CDD ou d’intérim. Une sorte de révolution culturelle est aussi à mener dans la tête des employeurs sur leur devoir de formation, de donner une expérience aux jeunes, comme sur le dynamisme que ceux-ci peuvent apporter.

Concernant la formation initiale, une réforme de l’école pourrait-elle être en mesure de réduire les inégalités  ?

Camille Peugny. Rendre plus démocratique la formation initiale est un premier pilier. La priorité absolue doit être accordée à l’enseignement maternel et primaire parce que, certes, les enfants y arrivent inégaux mais c’est le moment où les inégalités sont les moins fortes. Si on réduisait ces inégalités de niveaux scolaires, l’orientation se ferait beaucoup moins par défaut et les enfants des classes populaires seraient beaucoup plus incités à continuer dans des voies générales s’ils en ont envie. Les chiffres de l’OCDE montrent que la France est dans la moyenne concernant le pourcentage du PIB consacré à l’éducation, sauf qu’est dépensé 20 % de plus pour un lycéen et 15 % de moins pour un élève de primaire. Selon les pédagogues, des transformations pédagogiques sont aussi nécessaires pour rendre l’enseignement moins élitiste.

Pour votre part, vous préconisez une meilleure articulation entre la formation initiale et la formation continue, notamment par la mise en place de bons mensuels de formation  ; à quelles fins  ?

Camille Peugny. Même si on parvenait à rendre plus juste et plus démocratique la forma tion initiale, il n’y a aucune raison pour qu’il n’y ait pas d’autres moments d’égalité ensuite. Il n’est pas acceptable que tout notre destin soit joué, figé définitivement à seize, dix-huit, vingt ou vingt-deux ans selon l’âge auquel on sort du système scolaire. Avec le système que je propose, qui existe sous une forme un peu différente au Danemark ou en Suède, la société française pourrait considérer qu’elle est assez riche pour payer, à partir de dix-huit ans ou de la classe de terminale, cinq années de formation utilisables d’un seul tenant ou avec des allers-retours dans la vie professionnelle. Garantir 600 euros par mois à tous les jeunes qui se forment après le bac va à l’encontre de la familialisation de la trajectoire des jeunes. L’idée étant de détendre ce moment de l’insertion sur le marché du travail, non pas au sens du Medef mais des possibilités qui s’ouvrent aux individus. Le coût n’en est pas insoutenable.

Alors que les jeunes accèdent difficilement à leur autonomie et qu’ils sont au moins en partie exclus du droit commun, un tel dispositif suffirait-il  ?

Camille Peugny. C’est un élément important de l’édifice mais ce n’est pas le seul. Pour qu’explose le verrou des 18-25 ans, l’ouverture de l’ensemble des droits et devoirs sociaux à dix-huit ans est nécessaire. En France, il y a peu ou prou un consensus en faveur d’une intervention de l’État sur la dépendance et le grand âge. L’accès à l’âge adulte, à l’autonomie est aussi un moment particulier. Prendre conscience qu’on ne peut pas laisser sa gestion au seul domaine privé de la famille est indispensable. Car plus l’État intervient plus les inégalités sont corrigées. D’autant que beaucoup de travaux ont montré que la qualité de l’insertion professionnelle a des conséquences tout au long de la carrière et a aussi un effet sur l’ensemble de la société. D’abord en créant du pessimisme, de la défiance envers les institutions, envers les politiques et parce que cela finit par nuire à la cohésion sociale.

Au-delà, mettre fin aux inégalités d’accès à la formation et à l’emploi ne saurait résoudre tous les problèmes, dites-vous, pourquoi et comment serait-il utile de lutter contre la «  dualisation  » de la société, comme vous l’affirmez  ?

Camille Peugny. Tout le monde ne veut ni ne peut devenir cadre. Et donc simplement donner plus de chances aux enfants d’ouvriers de devenir cadres ne suffit pas. On aura toujours besoin d’ouvriers, d’employés des services. La question est alors de savoir comment donner à toutes ces professions un statut, des protections, des perspectives de carrière, un salaire, une considération à la hauteur de leur importance sociale. La vraie lutte contre ce pessimisme, cette défiance, cette reproduction des inégalités, c’est d’agir pour donner des perspectives à ces perdants de la mondialisation. Mais là, c’est aux politiques de se saisir de ces questions et d’organiser ces secteurs.

Entretien réalisé par Julia Hamlaoui, L’Humanité


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