Repères : la gauche française au gouvernement – Une longue histoire faite de renoncements (NPA)

lundi 3 mars 2014.
 

Dès leur naissance, les partis socialistes et communistes ont été confrontés en France à la question de leur participation à un gouvernement dans le cadre du capitalisme. Une participation qu’ils ont fini par assumer, en renonçant à leur projet révolutionnaire.

Supporter cinq ans de Sarkozy/Fillon après cinq ans de Chirac/Raffarin/de Villepin, c’est bien long, cela peut même sembler interminable. Du coup, on peut avoir l’impression que la droite est au gouvernement depuis toujours. Certains ont ainsi pu croire le discours de François Hollande sur le changement, et voter en ce sens, même si pour beaucoup la volonté de battre Sarkozy suffisait. Aujourd’hui, l’élection de François Hollande, président «  normal  », est néanmoins vécue comme une alternance politique naturelle, presque banale. On est loin des grandes inquiétudes de la bourgeoisie en 1936, 1945, et même d’une certaine manière en 1981, lors de l’arrivée de socialistes au pouvoir. De fait, les capitalistes savent à quoi s’en tenir sur la gestion des affaires gouvernementales par les socialistes, soutenue ou non par le parti communiste. Ils y ont déjà été confrontés par le passé (voir encadré ci-dessous). En revanche, pour «  ceux d’en bas  », cette histoire est parfois moins connue et ne doit pas être oubliée, car elle est source d’enseignements.

La première fois qu’un socialiste a accédé en France à la direction d’un gouvernement date de juin 1936, lorsque Léon Blum, membre de la SFIO (Section française de l’internationale ouvrière, le parti socialiste de l’époque), prend la présidence du Conseil. Cela faisait quarante ans que les socialistes discutaient pour savoir s’ils pouvaient ou non participer à un gouvernement dans le cadre du capitalisme. Quarante années où ils sont passés d’une position de refus de principe à la direction du premier gouvernement de Front populaire, avec des républicains radicaux.

Millerand, le poisson-pilote

C’est en 1899 que le débat fait rage pour la première occasion. Un socialiste indépendant, Alexandre Millerand, décide de prendre le poste de ministre du Commerce et de l’Industrie, au sein du gouvernement Waldeck-Rousseau, un républicain bourgeois de centre droit, aux côtés notamment de Gaston de Galliffet, le massacreur de la commune de Paris. Au sein de la SFIO, Jean Jaurès l’approuve, quand Jules Guesde et Edouard Vaillant le condamnent, estimant qu’il discrédite le socialisme. A son congrès de 1900, la Deuxième Internationale socialiste se prononce contre le «  ministérialisme  » avec une concession de taille  : les socialistes pouvaient entrer dans un gouvernement bourgeois dans des «  circonstances exceptionnelles  », par exemple «  l’hypothèse d’une guerre d’invasion  ». En 1904, la participation est condamnée  : «  Le socialisme ne peut accepter une parcelle du pouvoir, il faut qu’il attende le pouvoir tout entier  ». Millerand sera exclu du parti socialiste.

Cela n’empêchera pas ses détracteurs de se précipiter, au début de la Première Guerre mondiale, dans le gouvernement d’union nationale d’août 1914, juste après l’assassinat de Jean Jaurès, le 31 juillet. Face à l’«  agression  » de la France, Jules Guesde et Marcel Sembat seront ministres jusqu’en 1916, et Albert Thomas jusqu’en septembre 1917. Par la suite, la révolution russe, les débats qu’elle suscite jusqu’à la scission de 1920, avec la création du Parti communiste, majoritaire, et le maintien des socialistes au sein de la SFIO, vont retarder l’évolution de ces derniers sur la question du gouvernement.

Le soutien sans participation

Après la scission, la SFIO participe au Cartel des gauches, avec des républicains bourgeois de gauche dont les radicaux-socialistes [1], et soutient le gouvernement qui va être élu en 1924 sans y participer. C’est à cette époque que le dirigeant socialiste Léon Blum invente une distinction subtile entre la conquête et l’exercice du pouvoir. La conquête du pouvoir, c’est «  la prise totale du pouvoir politique, prélude possible et condition nécessaire de la transformation du régime de la propriété, c’est-à-dire de la révolution  ». L’exercice du pouvoir, en régime capitaliste «  n’a pas de caractère révolutionnaire  ». Il «  est la conséquence de l’action parlementaire elle-même, que vous pouvez être obligés d’accepter, de demander, de subir, du fait même que vous pratiquez l’action parlementaire  ».

En 1932, la SFIO soutient à nouveau le gouvernement du Cartel des gauches sans y participer. En même temps, lors de son congrès, elle abandonne le principe de non-participation et fixe les conditions programmatiques d’une participation dans les «  cahiers de Huyghens  », avec des revendications comme l’interdiction du commerce des armes, la nationalisation des chemins de fer, la création d’un système nationalisé d’assurance-chômage, la semaine de 40 heures sans perte de salaire. Des revendications qui ne pouvaient qu’être refusées par les radicaux-socialistes.

Le Front populaire

En 1934, en réaction à la manifestation de l’extrême droite du 6 février contre l’Assemblée nationale, analysée comme une tentative de coup d’état fasciste, naît le Front populaire, qui réunit d’abord le PC [2] et la SFIO, puis intègre les radicaux-socialistes. Le Front populaire gagne les élections de mai 1936, soulevant d’énormes espérances, tout de suite réfrénées. Léon Blum, constatant qu’il n’y a pas de majorité absolue socialiste ni même socialiste- communiste, dit que sa mission sera de mener non pas une expérience socialiste, mais une politique sociale dans le cadre de l’économie de marché. Même son de cloche du côté du PC renommé PCF, qui soutient «  sans restriction  » le gouvernement sans y participer. Jacques Duclos, dirigeant du PCF, déclare  : «  Les électeurs ne sont pas pour la révolution. Nous ne sommes pas des putschistes, ni des partisans du tout ou rien. Nous prendrons nos responsabilités en collaborant à l’amélioration du sort des classes laborieuses dans le cadre de la société actuelle.  »

Dans le mois durant lequel le gouvernement attend de prendre ses fonctions, se déclenche une grève générale sans précédent, qui va durer un mois, avec occupation des usines. Le patronat et le gouvernement Blum, pour la faire cesser, acceptent dans les accords Matignon du 8 juin des revendications absentes du programme du Front populaire  : augmentation des salaires de 7 à 15 %, conventions collectives, institution des délégués du personnel, durée légale du travail à 40 heures par semaine avec majoration du paiement des heures supplémentaires et deux semaines de congés payés. Mais le mouvement de grève continue, au risque d’entrer en conflit avec le gouvernement. Le 11 juin, Maurice Thorez, secrétaire général du PCF, s’adresse aux militants communistes  : «  S’il est important de bien conduire un mouvement revendicatif, il faut aussi savoir le terminer. Il n’est pas question de prendre le pouvoir actuellement. (…) Alors il faut savoir terminer une grève dès que satisfaction a été obtenue. Il faut même savoir consentir au compromis si toutes les revendications n’ont pas encore été acceptées, mais que l’on a obtenu la victoire sur les plus essentielles des revendications. Tout n’est pas possible maintenant. Nous ne devons pas risquer que se disloque la cohésion des masses, du Front Populaire  : nous ne devons pas permettre que l’on puisse isoler la classe ouvrière. Les militants du parti doivent lutter contre les tendances gauchistes dans le mouvement (…). Il ne faut pas compromettre l’œuvre gouvernementale.  » La grève finit par s’arrêter.

Durant l’été 1936, le gouvernement adopte 24 projets de loi appliquant les accords Matignon, avec quelques autres avancées, comme l’obligation scolaire à 14 ans au lieu de 13, la création de l’Office du blé [3], la nationalisation des industries d’armement et des chemins de fer. Dès que la situation reprend un aspect «  normal  », le gouvernement de Front Populaire se conduit à la manière habituelle d’un gouvernement bourgeois. Il fait évacuer les usines, se refuse à soutenir les républicains espagnols. En février 1937, Léon Blum déclare la pause  : «  Après les immenses changements que nous avons introduits dans la vie sociale et économique, la prospérité du pays, la santé du pays, exigent impérieusement une période suffisante de stabilité, de normalité.  » C’est la fin du Front populaire. Les radicaux, formant un gouvernement avec la droite, vont revenir sur une bonne partie des conquêtes de la grève générale. La guerre approche…

La Libération

Durant la Deuxième Guerre mondiale, l’union sacrée se met en place au sein du Conseil national de la résistance entre toutes les forces politiques de droite non collaborationnistes, la SFIO et le PCF. Le programme de 1943 du CNR prévoit notamment la nationalisation des grands moyens de production, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurance et des grandes banques ainsi que la création de la Sécurité sociale. Il est souvent dit et écrit que ces avancées ont été le résultat de la participation du PCF au sein du CNR. Or ce type de mesures sera pris dans un certain nombre de pays après la guerre, sans la présence de communistes. Par exemple, le gouvernement travailliste britannique nationalisera tout autant [4], créera aussi une sécurité sociale et même une assurance chômage (qui ne sera créée en France qu’en 1958). Toutes les bourgeoisies à l’issue de cette guerre ont peur de la révolution, à l’image de ce qui s’est passé à la fin de la Première Guerre mondiale. Les possédants ont fait des affaires ou collaboré avec les nazis, les résistants sont essentiellement issus des milieux populaires et veulent profiter de la Libération pour changer leur situation. Parfois, comme en France, ils sont armés et ont mis en place des structures de gestion autonomes. Il faut donc faire semblant de tout changer pour que rien ne change, en ne touchant pas au pouvoir capitaliste.

Les gouvernements d’union nationale qui vont s’installer après guerre avec le général de Gaulle, puis entre la SFIO, le PCF (qui atteint plus de 28 % des voix) et le MRP (parti bourgeois, démocrate chrétien centriste) mettent en place le programme du CNR. Pour cela, ils décident de supprimer tous les pouvoirs populaires mis en place à la Libération, de dissoudre les milices patriotiques  : «  Il y a un gouvernement, (…) une armée, une seule  ; (…) une police, une seule.  »

Le PCF va tout faire pour limiter les grèves qui grondent, car les privations s’aggravent. Maurice Thorez déclare ainsi aux mineurs de charbon, à Waziers, le 21 juillet 1945  : «  Le problème décisif de l’heure, c’est le problème de la production. (…) Il y a des causes de mécontentement, mais ce n’est pas une raison pour ralentir l’effort. (…) Je le dis franchement  : il est impossible d’approuver la moindre grève, surtout lorsqu’elle éclate comme la semaine dernière, aux mines de Béthune, en dehors du syndicat et contre le syndicat. On a pris des sanctions. (…) Ce n’est pas ainsi qu’on travaille pour le pays. (…) Nous exigerons de chaque camarade le respect des décisions du 10e congrès du Parti et le 10e congrès du Parti a dit  : “ Il faut produire.”  »

Ces gouvernements dans lesquels SFIO et PCF siègent vont sauvagement réprimer les premières mobilisations des pays colonisés pour leur libération  : répression des manifestations de Sétif en Algérie (au moins 45 000 morts), bombardement de Haiphong au Vietnam (20 000 morts) et massacre de l’insurrection malgache (entre 100 000 et 200 000 morts). Les ministres communistes quittent la salle du Conseil des ministres avant la décision de levée de l’immunité parlementaire des députés malgaches… mais restent au gouvernement  ! En 1947, les grèves s’amplifient, et celle de Renault en avril contre l’avis des militants communistes déclenche une crise politique. En outre, le contexte international change, c’est le début de la guerre froide entre le bloc soviétique et l’impérialisme américain. Le PCF est renvoyé du gouvernement en mai 1947. Y restent le MRP, les radicaux et la SFIO, qui constituent la «  troisième force  », entre le PCF et le parti gaulliste. En novembre et décembre 1947, une vague de grèves violentes est durement réprimée, la CGT-FO scissionne de la CGT. La grève des mineurs de 1948, qui dure neuf semaines, est durement réprimée sous les ordres du ministre de l’Intérieur socialiste, Jules Moch. Plusieurs morts, des dizaines de blessés et pour finir, après avoir vaincu cette grève, le gouvernement licencie plus de 3000 grévistes  !

Le Front républicain

Le 1er février 1956, le gouvernement Guy Mollet, composé de ministres SFIO, radicaux et autres socialistes, est investi avec le soutien des communistes. En quelques mois, il met en place la 3e semaine de congés payés, signe le Traité de Rome, qui institue la Communauté économique européenne, et entérine l’indépendance du Maroc et de la Tunisie. Mais, depuis 1954, c’est la question de la guerre d’Algérie qui domine la situation. L’Assemblée accorde à une large majorité les pouvoirs spéciaux au gouvernement Guy Mollet avec les 146 votes communistes. C’est l’envoi des appelés du contingent pour combattre la lutte de libération des algériens et l’usage systématique de la torture. Enfin, l’Assemblée soutient l’intervention militaire franco-anglaise contre la nationalisation par l’Égypte du canal de Suez, sans les voix des communistes, qui s’abstiennent. Suite au coup d’État de 1958, la SFIO va entrer au gouvernement mis en place par de Gaulle, gouverner par ordonnances et défendre l’adoption de la constitution de la ve République. C’est seulement après l’élection du général de Gaulle à la présidence de la République, en janvier 1959, qu’elle ne sera plus dans le gouvernement jusqu’en 1981.

La restructuration de la sphère socialiste autour de François Mitterrand, qui a appelé à voter non au référendum instaurant la ve République avec le PCF et d’autres courants socialistes hors de la SFIO, va s’opérer dans les années suivantes. Autour de sa candidature en 1965, puis avec la création du PS actuel en 1969, enfin en 1972 avec l’union de la gauche (PS, PCF, radicaux de gauche), une perspective politique réformiste se met en place pour répondre à la poussée sociale de 1968.

Mitterrand et la rigueur

L’élection de François Mitterrand à la présidence de la République en mai 1981 est saluée par une immense liesse populaire. C’est une revanche sur vingt-trois années de gaullisme. C’est aussi une défaite pour le PCF (15,5 % à l’élection présidentielle). Durant dix des douze années qui vont suivre, les socialistes vont diriger tous les gouvernements de «  gauche  », avec la participation de ministres communistes au début. La peine de mort est abolie et les terres du Larzac sont rendues aux paysans. Mais sur d’autres sujets, les promesses ne sont pas tenues  : l’interruption volontaire de grossesse (IVG) n’est pas étendue et pas gratuite  ; le nucléaire n’est pas arrêté  ; le nombre de nationalisations est faible (seulement cinq groupes industriels et une partie des banques) et les indemnisations pour les actionnaires énormes. Si la retraite à taux plein à 60 ans avec 37,5 annuités est adoptée, la durée du travail est portée à 39 heures… avec flexibilité. Et la promesse du droit de vote des immigrés est abandonnée. Dès 1982, face à la récession économique que traverse l’économie mondiale, une politique d’austérité est mise en place, très semblable à celle prévue par la droite  : le chômage augmente, les travailleurs ne voient pas arriver le changement. Des grèves importantes éclatent dans l’automobile, à l’initiative de travailleurs immigrés. Le Premier ministre, Pierre Mauroy, accuse les grévistes d’être manipulés par les intégristes musulmans, favorisant ainsi les réflexes racistes et xénophobes. La répression patronale peut s’abattre  : 29 licenciements et mises à pied des animateurs du mouvement.

L’austérité est systématisée par le plan Delors avec l’objectif de maintenir le déficit de l’Etat à 3 % du PIB [5] pour 1983 et 1984. C’est l’alignement sur les politiques économiques libérales et monétaristes. Il n’est plus question de conquêtes sociales, l’objectif des 35 heures en 1985 est abandonné. Laurent Fabius prononce un éloge de la libre entreprise, débarrasse la «  gauche  » de ses vieux habits, de son attachement aux revendications, à la réalisation du changement. Les mesures visant à moderniser l’appareil industriel français par les restructurations indispensables aux capitalistes se multiplient. S’ajoutent à cela les interventions impérialistes au Tchad et au Liban, la recherche d’un compromis avec la hiérarchie catholique sur l’école privée… En juillet 1984, le gouvernement Fabius est installé, pour officialiser cette politique. La direction du PCF, après avoir cautionné jusque dans les moindres détails les mesures d’austérité, opère sans éclat son retrait du gouvernement. La base est soulagée de ce départ, espérant qu’il soit un feu vert pour les luttes. Il lui faut peu de temps pour revenir de cette illusion. Le PCF restait un parti de gouvernement, faisant des propositions industrielles, limitant l’action militante de terrain sur les réponses revendicatives immédiates, évitant tout affrontement avec le gouvernement.

Après la défaite des socialistes aux législatives de 1986, la droite reprend les rênes pour deux années, mais le PS redevient majoritaire après la réélection de Mitterrand en 1988. A cette occasion, la chute électorale du PCF continue, André Lajoinie n’obtenant plus que 6,8 %. Cette nouvelle période prolonge la politique introduite en 1983-84, les gouvernements PS arguant de la contrainte extérieure pour mettre en œuvre une politique économique libérale d’austérité, qui fait monter le chômage inexorablement. Il y aura plus de 2,5 millions de chômeurs à la fin de cette période, avec un Code du travail en recul, une protection sociale érodée. Au plan international, c’est le suivisme avec l’impérialisme américain au moment de la première guerre du Golfe, en 1990-91.

Jospin et la gauche plurielle

Lionel Jospin, candidat malheureux à la présidentielle de 1995, parvient deux ans plus tard au poste de Premier ministre grâce… au vainqueur de cette élection, Jacques Chirac  ! En prononçant la dissolution de l’Assemblée nationale le 21 avril 1997, Chirac permet la victoire de la gauche aux élections législatives qui suivent. Jospin restera chef du gouvernement jusqu’au 21 avril 2002. Pour composer son équipe en 1997, Jospin met en place «  la gauche plurielle  », avec le MDC (mouvement des citoyens), les Verts et le PCF. La politique de ce gouvernement revendiquera franchement le choix du social-libéralisme. Henri Weber, théoricien de la «  ligne juste  » du PS donne le ton  : «  Ce gouvernement n’affichera ni nostalgie volontariste à la mode de la gauche socialiste ni abandon aux sirènes trop libérales du blairisme.  » Le risque de grand écart que pourrait laisser supposer la phrase de Weber n’existe même pas. C’est clairement la politique que la droite ne peut conduire elle-même que vont développer les ministres de gauche  ! Chacun dans sa compétence.

Pour Jean-Pierre Chevènement (MDC), ministre de l’Intérieur qui place l’ordre sécuritaire au dessus des intérêts antagonistes de classe, c’est l’occasion, à partir de la formule «  la sécurité n’est ni de droite ni de gauche  », de faire prendre à la gauche gouvernementale un réel tournant sécuritaire  : stigmatisation des parents «  démissionnaires  » et des «  sauvageons  »  ; nouvelle remise en cause de la justice des mineurs  ; mobilisation de toutes les institutions et des élus contre l’«  insécurité  », devenue enjeu national, et les «  zones de non-droit  », assimilées aux quartiers populaires… Une politique qui ne s’attaquera jamais aux causes profondes de la délinquance, ni surtout aux auteurs et circuits de la «  grande  » délinquance. Une politique que la droite, revenue au pouvoir, accentuera de plus en plus dangereusement. Pour Dominique Voynet, ministre de l’Environnement, c’est le moment de signer un accord de gouvernement car, dit-elle, «  sans cet accord, nous risquons de devenir un parti inutile, voué à protester et à n’avoir jamais l’occasion de mettre en œuvre nos projets  ». Mais les Verts ne feront pas progresser les questions environnementales et écologiques dans cette période. Ils lieront pour longtemps – pour toujours  ? – leur sort aux jeux de pouvoir institutionnels.

Le PCF en pleine mutation

Quant aux ministres communistes, non seulement ils appuient toutes les politiques de la période, mais Jean-Claude Gayssot, alors ministre des Transports et des Infrastructures, lance la privatisation de secteurs entiers, en phase avec l’Union européenne, alors dirigée par une majorité de gouvernements socialistes. Au mépris des résistances, le gouvernement amorce les privatisations d’Air France, de l’Aérospatiale, de France télécom, de La Poste, du fret SNCF, d’ASF, et privatise le Crédit lyonnais (après recapitalisation  !), le groupe d’assurances GAN… Ce passage au gouvernement va se révéler particulièrement difficile pour le PCF. En 1997, le passé récent pèse encore lourd sur les dirigeants du parti et sur l’ensemble de ses militants. La chute de l’Union soviétique et de ses satellites en 1990/1991, avec des révélations que plus personne ne peut ignorer sur l’étendue des crimes du régime, sape la fonctionnalité historique du PCF, celle de soutien indéfectible au premier régime dit socialiste dans l’histoire.

De plus, le PCF ne peut pas non plus s’appuyer sur une expérience française positive  : il est ressorti exsangue de son passage au gouvernement sous Mitterrand. Mais, surtout, à chaque élection municipale, il perd des communes. Il n’y a plus d’espace pour le communisme municipal qui a fait ses grandes heures et créé un lien fort avec les populations  : le système capitaliste s’est durci, l’Etat a diminué ses dotations aux communes, les mentalités des habitants ont changé… Dans les autres collectivités territoriales (conseils généraux, régions) même si le parti gagne des élus, il n’aura jamais la place importante qu’il occupait. C’est un parti qui doute, un parti qui perd  : sa direction a fait le choix de la gestion loyale des institutions au détriment de l’engagement total dans les luttes, et pourtant son empreinte dans le jeu électoral s’affaiblit à chaque élection et sa dépendance au parti socialiste se renforce. En 1997, Robert Hue fait un score historiquement bas, à 8,64 %.

Sur fond de crise idéologique et d’absence de perspective stratégique, Robert Hue va essayer de transformer le parti et pour cela développer deux discours  :

• «  Le parti doit muter  ». Il lui faut abandonner un discours marqué idéologiquement et jugé dépassé. Mais la mutation ne dit pas vers quoi le parti doit aller. Pierre Blottin, un fidèle parmi les fidèles, donne quelques indications  : «  Il faut abandonner les nationalisations à une mythologie de la gauche.  » C’est l’œuvre que l’on retiendra en particulier du ministre Jean-Claude Gayssot, surnommé par les syndicalistes «  le ministre des privatisations  ».

• La démocratie est tout, «  les gens doivent décider  ». Durant ces années, Robert Hue va tenter de jouer à fond sur l’aspiration à la démocratie. Et parfois jusqu’à la caricature. Aux élections régionales, il n’hésitera pas à proclamer dans une rencontre nationale de jeunes communistes  : «  Le parti n’a pas de programme et il en est fier  !  » Sur une affiche de ces années-là, on peut lire cette formule incroyable (et cruelle  !)  : «  Adhérez au PC, ça n’engage à rien  !  »

A l’élection présidentielle de 2002, Robert Hue remporte 3,37 % des suffrages, la gauche perd 3 millions de voix, Le Pen arrive second avec 16,86 % des voix. Même si l’extrême gauche pour la première fois de son histoire atteint 10 % des suffrages (4,25 % pour O. Besancenot et 5,72 % pour A. Laguillier), c’est l’abstention qui monte en masse (28,40 %), témoin d’une défiance énorme et durable entre les citoyens et leurs représentants.

Une gauche gestionnaire

Quelle conclusion tirer de cette longue histoire  ? La première leçon est que les grandes avancées pour les exploités et les opprimés ont d’abord été le fruit de leur mobilisation. Lorsque celle-ci est importante ou lorsque les possédants ont peur de la révolution, de tout perdre, ces derniers sont prêts à lâcher beaucoup, tant qu’ils gardent le pouvoir. Les gouvernements de «  gauche  » n’ont dès lors qu’à transcrire dans la loi ces concessions faites aux travailleurs. C’est ce qui s’est passé en 1936 avec la grève générale, ou en 1944-45 lorsque la bourgeoisie n’avait plus d’appareil d’État, ni de forces politiques, après la collaboration de tous les hauts responsables économiques, administratifs et politiques avec les nazis. Les gouvernements de «  gauche  » n’ont à aucun moment pris de mesures radicales contre les capitalistes, remettant en cause leur pouvoir dans la société. Au contraire, dès que le rapport de force social diminue, que les mobilisations sont moins fortes, ces gouvernements reprennent la gestion «  normale  » du capitalisme, répriment les mobilisations qui remettent en cause leur politique, comme après juin 1936 ou lors des grèves de 1946-47. Ils n’hésitent pas non plus à mener une politique impérialiste aussi brutale que les gouvernements de droite.

La deuxième leçon, c’est que le PS est aujourd’hui profondément intégré dans la classe dominante, dans les élites économiques, politiques et administratives. Pour les possédants, les dirigeants socialistes sont des leurs. Ils ont certes parfois des désaccords, des débats avec eux, mais ils sont de leur monde. Ce n’est pas le cas du PCF, qui n’est pas membre à part entière de cette élite nationale de la bourgeoisie. Il n’a une implantation de ce type qu’au niveau local, principalement municipal. Le maintien de cette implantation institutionnelle est décisif pour ce parti, surtout depuis que la bureaucratie soviétique ne décide plus de son orientation. Lorsque le PCF est dans le gouvernement, cela ne change pas l’orientation fondamentale de celui-ci. De fait, il n’a jamais conditionné son intégration à un gouvernement à la prise de mesures de rupture avec le système, de mesures dont l’application impliquerait un affrontement social et politique avec la bourgeoisie. Depuis 1944, il se veut un parti de gouvernement responsable, qui fait tout pour gagner cette légitimité. Dans les moments décisifs de l’histoire du siècle, il a utilisé son implantation et son influence dans la classe ouvrière contre les mobilisations de ceux d’en bas qui voulaient aller plus loin. Lorsqu’il n’est pas dans les gouvernements de gauche, il n’en est pas non plus l’opposition. Il se place comme un interlocuteur responsable, soutenant avec des critiques l’action des socialistes au gouvernement, à l’exception de la période la plus violente de la guerre froide, entre 1947 et 1956.

Enfin, dernière leçon, probablement la plus importante  : la gauche gouvernementale, celle qui n’a pour perspective que de gérer le régime capitaliste, a montré régulièrement aux possédants que leur domination économique, politique, idéologique sur la société n’était pas remise en cause par son gouvernement, fut-il à participation communiste. L’opposition du PCF, et aujourd’hui du Front de gauche, au PS demeure une opposition institutionnelle, dont l’objectif est de déterminer une nouvelle majorité, afin de diriger autrement le gouvernement. Mais ce n’est pas une opposition au système capitaliste lui-même. Cette culture de gouvernement, du réalisme imprègne toute l’activité de ces partis. C’est le triomphe de la légitimité capitaliste. Ce qui a disparu dans tout cela, c’est l’idée même que l’on pouvait transformer la société.

Roselyne Vachetta et Patrick Le Moal

1. Formation républicaine de la petite bourgeoisie, qu’on pourrait comparer à des centristes de gauche actuels.

2. Le PC, qui attaquait la SFIO comme social-fasciste depuis plusieurs années, change complètement d’orientation sous l’impulsion de Staline, qui craint un isolement de l’URSS face au nazisme.

3. Il empêche la spéculation sur le prix du blé et en fixera le prix jusqu’en 1953.

4. Entre 1945 et 1947, mines, chemin de fer, sidérurgie, aviation, électricité, santé, banque d’Angleterre.

5. Le Parisien du 28 septembre 2012 écrit qu’un haut fonctionnaire a inventé les 3 % en une heure, un soir de juin 1981, car François Mitterrand avait exigé, pour faire barrage à ses ministres trop dépensiers, un chiffre rond et facile à retenir. Depuis 1945, socialistes et communistes ont déjà gouverné

Durant les trente dernières années, le PS a dirigé le gouvernement pendant plus de quinze ans.

Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, en 1945, les socialistes ont également dirigé ou été membres de gouvernements pendant plus de 26 des 68 années écoulées (40 % du temps). La période la plus longue sans présence de socialistes au gouvernement s’étend de l’élection du général De Gaulle en janvier 1959 à celle de François Mitterrand en 1981, soit plus de vingt-deux ans de gouvernements de droite sans interruption.

Sur les 30 dernières années, des ministres communistes ont aussi été membres de gouvernements avec le PS, de 1981 à 1984 et de 1997 à 2002. Sur cette période, lorsqu’il était hors des gouvernements, le PCF a eu une attitude plus ou moins critique, voire «  constructive  », selon les périodes. Mais pour le PCF, la première expérience de participation gouvernementale date de la fin de la Deuxième Guerre mondiale, où il a eu des ministres de 1944 à 1947. Depuis cette première expérience et jusqu’à 1981, l’attitude du PCF a été très variable vis-à-vis des gouvernements à dominante socialiste, d’une franche hostilité, notamment au début de la guerre froide en 1947, à un soutien plus ou moins affirmé.

VACHETTA Roseline, LE MOAL Patrick

* Paru dans la Revue L’Anticapitaliste n°37 (novembre 2012). http://npa2009.org/


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