Quand la colère sociale est détournée, quel avenir pour la gauche en Ukraine ?

samedi 8 mars 2014.
 

La situation Ukrainienne, d’une grande complexité a largement été traitée de manière manichéenne par les medias de masse. De la révolution démocratique encensée par l’occident au coup d’état fasciste dénoncé par la Russie, la grogne légitime qui nait d’une situation économique et sociale très dégradée, a été largement instrumentalisée, aussi bien par les Etats Unis d’Amérique et l’Allemagne, que par les divers partis libéraux et nationalistes voire neo-nazis. Mais ce mouvement représente avant tout le désir d’émancipation sociale d’une classe moyenne que l’Europe inspire, d’une démocratie débarrassée d’une classe oligarchique corrompue, sur fond de luttes nationalistes internes, mais également de combats géo et eco-stratégiques mondiaux. Aujourd’hui, le parti de Yanoukovitch est remplacé par d’autres forces également composées d’oligarques. Et la dimension sociale a été complètement oubliée. Mais, me direz-vous, si colère sociale il-y-a, où est la gauche dans tout ça ?

On l’entend peu, elle est très faible mais elle existe, et cet article sera conclu par une interview d’un militant de Ліва опозиція – Lieva Oppositsia (littéralement « l’opposition de gauche ») qui est présent sur la place de l’Indépendance et qui nous donnera son point de vue. Mais d’abord, il est nécessaire de comprendre l’échiquier politique ukrainien. Au parlement, la Rada, on peut dire que la gauche n’existe pas. On y trouve bien un Parti Communiste d’Ukraine, mais pour beaucoup de communistes et progressistes ukrainiens il n’en a gardé que le nom. Il est d’ailleurs allié au parti des régions (le parti centre droit du président destitué Victor Yanoukovitch), et est le seul parti à avoir refusé de voter l’abrogation des lois de répression policières « anti-manifestation ». Leur inaction a massivement discrédité les idées de gauche auprès de la jeunesse.

Pour le reste il s’agit de partis libéraux de droite et d’extrême-droite, ceux dont on entend parler aujourd’hui comme étant « l’opposition » :

1. UDAR (dont le leader Vitali Klitchko, ancien champion de boxe, a le mérite d’être le seul à ne pas s’être enrichi par la corruption). Ce parti est ouvertement soutenu depuis sa création par la CDU, parti allemand d’Angela Merkel qui a donné à Klitchko « la mission de monter un parti chrétien conservateur ».(1) Il est particulièrement apprécié par la jeunesse.

2. Notre Patrie, dirigé par Ioulia Timochenko, ancienne première ministre, emprisonnée depuis plusieurs années pour avoir détourné l’argent des importations de gaz Russe, et présentée aujourd’hui par les médias occidentaux comme l’icône de la révolution.

3. Et Svoboda (qui signifie liberté), en partie financé par les Etats-Unis, qui il y a quelques années s’appelait encore Parti National Socialiste D’Ukraine, ouvertement antisémite, dénonçant « une mafia judéo-moscovite gouvernant le pays ». Leur groupe paramilitaire c14 et l’organisation Secteur Droit (qui eux utilisent encore l’iconographie nazie) sont leurs pendants, même si il existe des conflits internes. C’est eux qui tiennent une partie de la mairie de Kiev, repeinte de croix gammées à la bombe sur les murs. Leurs militants les plus radicaux ont profité des événements pour pratiquer le pogrom en toute impunité, et la communauté juive d’Ukraine a appelé à la plus grande vigilance. Dans l’ouest de l’Ukraine, des cérémonies commémoratives en uniformes de SS ont lieu chaque année. On peut noter pour l’anecdote que Jean-Marie Le Pen a invité en France le leader de Svoboda en 2004.

Plusieurs éléments ont montré que les Etats-Unis d’Amérique, sont également très présents et essaient d’influencer le plus possible le dénouement de la situation. La fuite de la conversation de la diplomate Victoria Nuland en est un exemple. Divers tracts financés par les Etats unis via une ONG serbe similaires à ceux retrouvés sur la place Tahrir en Egypte expliquant comment s’équiper pour résister aux forces de l’ordre ont également été retrouvés sur la place Maïdan. Il ne faut pour autant pas sur-interpréter cette vision exclusive d’un affrontement des blocs car si cette analyse semble juste, il semble que ce n’est pas le moteur principal des événements de Kiev.

Aujourd’hui, contrairement à l’accord qui avait été signé à grands renforts de diplomates européens, le président Yanoukovitch a été destitué par le parlement, par simple vote, en dehors de toute règle constitutionnelle (qui prévoit normalement une commission d’enquête et un vote préalable du conseil constitutionnel). Les faits se sont déroulés ainsi : Klitchko est venu présenter l’accord à la foule, un membre de Svoboda lui a pris le micro des mains en disant que Yanoukovitch devait partir le lendemain sans quoi le peuple irait le chercher – acclamation de la foule. Il n’est donc pas abusif de parler de putsch. De quoi mettre le feu aux poudres dans un pays dans lequel les tensions sont multiples, et les groupes radicaux armés des nombreuses armes qu’ils ont pillé lors du soulèvement. Il existe un réel clivage linguistique entre l’extrême ouest (qui parle essentiellement Ukrainien) et Est (Russophone) du pays. L’argument linguistique est utilisé par les pires nationalistes (traitant de dégénérés à enfermer les 5 millions d’ukrainiens qui ne parlent pas la langue), mais la plupart des ukrainiens situés au cœur du pays sont assez tolérants et souvent bilingues, et considèrent le problème comme un cliché. S’il y a une partie réellement « pro russe » elle se situe dans les villes frontalières ou en Crimée, dont une grande partie des habitants, Russes, sont aujourd’hui opposés au nouveau pouvoir de Kiev, qu’ils ne considèrent pas comme légitime. Ils demandent la protection de la Russie et forment des milices civiles afin de résister. De plus une base militaire Russe de grande importance se trouve à Sebastopol, en Crimée, bail accordé par l’Ukraine jusqu’en 2042. Il faut noter également une différence religieuse entre l’Est, principalement orthodoxe, et l’Ouest uniate (Orthodoxes reconnaissant l’autorité du pape).

Mais le principal danger vient bien de l’extrême droite. Même s’il est exagéré de dire qu’ils sont aujourd’hui la force principale de l’opposition, ils sont tout de même forts de 40 députés (10%), et pourraient bien augmenter leur score dans les années qui viennent, d’autant plus si l’accord d’association avec l’UE est finalement signé. En effet selon un diplomate européen en poste à Kiev : « Ces accords d’association reflètent en quelque sorte un esprit colonial, dans le sens où on traite ces pays, très différents les uns des autres avec la même approche […] L’incorporation de l’acquis communautaire et l’ouverture des marchés qu’on leur demande serait bien plus avantageux pour les investisseurs européens que pour les entrepreneurs ukrainiens. » La cure d’austérité imposée par le FMI qui en résultera, ne fera que dégrader des conditions sociales déjà déplorables, et les partis au pouvoir auront beaucoup de mal à tenir les quelques promesses progressistes que leurs programmes contiennent (revalorisation des pensions de retraite, mise en place d’une sécurité sociale). D’autant plus que faire miroiter une éventuelle adhésion à l’UE est totalement irresponsable car ce n’est pas du tout envisagé par Bruxelles aujourd’hui ! Cette forte désillusion et une gauche inexistante conduira nécessairement le peuple ukrainien à se tourner vers les éléments les plus populistes et extrémistes de leur classe politique.

Il faut espérer que la gauche, qui essaie de se restructurer depuis quelques années, saura se faire le porte-voix des combats sociaux. « L’opposition de gauche » et Pryama diya (syndicat étudiant, de gauche, action directe) sont deux les deux organisations récentes qui grandissent et espèrent donner un nouveau souffle à la gauche Ukrainienne.

(1) On peut trouver cette phrase sur le site du député Jost Meier .

Frédéric MB, Membre de la commission Europe du Parti de Gauche, référent Ukraine


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