Politique étrangère américaine depuis 1945 : Une guerre perpétuelle antidémocratique

samedi 9 décembre 2017.
 

Conférence donnée par William Blum à une journée d’études sur la politique étrangère américaine, American University, Washington, DC, le 6 Septembre 2014

Chacun d’entre vous, j’en suis sûr, a rencontré beaucoup de gens qui soutiennent la politique étrangère des Etats-Unis, et avec qui vous avez débattu à n’en plus finir. Vous soulignez toutes les horreurs, les unes après les autres, du Vietnam à l’Irak. Des bombardements et invasions épouvantables aux violations du droit international et la torture. Mais rien n’y fait. Rien ne les fait douter.

Pourquoi ? Sont-ils tout simplement stupides ? Je pense qu’une meilleure réponse est qu’ils ont des idées préconçues. Consciemment ou inconsciemment, ils ont certaines croyances fondamentales sur les Etats-Unis et sa politique étrangère, et si vous n’abordez pas ces croyances fondamentales, vous pourriez aussi bien parler à un mur.

Le plus fondamental de ces croyances, je pense, est une conviction profonde que peu importe ce que les États-Unis font à l’étranger, peu importe la mauvaise tournure des choses, peu importe l’horreur qui en découle, le gouvernement des États-Unis est malgré tout motivé par de bons sentiments. Les dirigeants américains peuvent certes faire des erreurs, quelques gaffes, ils peuvent mentir, ils peuvent même à l’occasion causer plus de tort que de bien, mais tout ça part d’un bon sentiment. Leurs intentions sont toujours louables, nobles même. La grande majorité des Américains en sont certains.

Frances Fitzgerald, dans sa célèbre étude des manuels scolaires américains, a résumé le message de ces livres : « Les Etats-Unis ont été une sorte d’Armée du Salut pour le reste du monde : tout au long de l’histoire, ils n’ont pratiquement fait qu’aider les pauvres, les ignorants, et les pays malades. Les États-Unis ont toujours agi de manière désintéressée, toujours avec les objectifs les plus louables ; ils ont toujours donné et jamais pris ».

Et les Américains se demandent sincèrement pourquoi le reste du monde ne voit pas combien l’Amérique a été bienveillante et pleine d’abnégation. Et même beaucoup de gens qui prennent part au mouvement anti-guerre ont du mal à se défaire un peu de cet état d’esprit ; ils manifestent pour stimuler Amérique - l’Amérique qu’ils aiment et adorent et à qui ils font confiance - ils marchent pour encourager cette noble Amérique de revenir sur la voie de bonté.

Beaucoup de citoyens succombent à la propagande du gouvernement américain pour justifier ses actions militaires aussi souvent et aussi naïvement que Charlie Brown succombe pour le ballon de Lucy.

Les Américains sont comme les enfants d’un chef de la mafia qui ne savent pas ce que fait leur père pour gagner sa vie, et ne veulent pas le savoir, mais se demandent ensuite pourquoi quelqu’un a jeté une bombe incendiaire à travers la fenêtre du salon.

Cette croyance fondamentale dans les bonnes intentions de l’Amérique est souvent liée à « l’exceptionnalisme américain ». Examinons combien la politique étrangère des États-Unis a été exceptionnelle.

Depuis la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, les États-Unis ont :

- Tenté de renverser plus de 50 gouvernements étrangers, dont la plupart avaient été élus démocratiquement.

- Largué des bombes sur les populations de plus de 30 pays.

- Tenté d’assassiner plus de 50 dirigeants étrangers.

- Tenté de supprimer un mouvement populiste ou nationaliste dans 20 pays.

- Grossièrement interféré dans des élections démocratiques dans au moins 30 pays.

- Mené le monde par la torture ; non seulement par la torture appliquée directement par des Américains sur des étrangers, mais aussi par la fourniture de matériel de torture, de manuels de torture, de listes de personnes à torturer, et de conseils personnalisés par des formateurs américains, en particulier en Amérique latine.

C’est en effet exceptionnel. Aucun autre pays dans toute l’histoire ne peut prétendre à un tel bilan.

Alors la prochaine fois que vous vous retrouvez devant un mur... demandez lui ce que États-Unis auraient à faire en politique étrangère pour leur retirer son soutien. Qu’est-ce qui constituerait à ses yeux l’action de trop. Si cette personne mentionne quelque chose de vraiment mauvais, il y a de fortes chances que les États-Unis l’aient déjà fait, peut-être même à plusieurs reprises.

Gardez à l’esprit que notre chère patrie cherche avant tout à dominer le monde. Pour des raisons économiques, des raisons nationalistes, idéologiques, chrétiennes, et autres, l’hégémonie mondiale a depuis longtemps été l’objectif ultime de l’Amérique. Et n’oublions pas les puissants responsables de l’exécutif, dont les salaires, les promotions, les budgets et les futurs emplois bien rémunérés dans le secteur privé, dépendent de la guerre perpétuelle. Ces dirigeants ne sont pas particulièrement préoccupés par les conséquences de leurs guerres sur le monde. Ils ne sont pas forcément mauvais ; ils sont amoraux, comme l’est un psychopathe.

Prenez le Moyen-Orient et l’Asie du Sud. Les habitants de ces zones ont horriblement souffert de l’intégrisme islamique. Ce dont ils ont désespérément besoin sont des gouvernements laïcs, qui respectent les différentes religions. De tels gouvernements ont été effectivement au pouvoir dans un passé récent. Et quel a été le sort de ces gouvernements ?

Eh bien, à la fin des années 1970 et pendant une bonne partie des années 1980, l’Afghanistan a eu un gouvernement laïc qui était relativement progressiste, avec tous les droits pour les femmes, ce qui est difficile à croire, n’est-ce pas ? Mais même un rapport du Pentagone de l’époque a reconnu la réalité des droits des femmes en Afghanistan. Et qu’est-il arrivé à ce gouvernement ? Les Etats-Unis l’ont renversé, ce qui a permis aux talibans de prendre le pouvoir. Gardez donc cela à l’esprit la prochaine fois que vous entendez un responsable américain dire que nous devons rester en Afghanistan pour les droits des femmes.

Après l’Afghanistan, ce fut le tour de l’Irak, une autre société laïque, sous Saddam Hussein. Et les Etats-Unis ont renversé ce gouvernement aussi, et maintenant le pays est envahi par des djihadistes et fondamentalistes fous et sanguinaires de toutes sortes ; et les femmes qui ne sont pas complètement couvertes courent un risque sérieux.

Ensuite, ce fut le tour de la Libye ; encore une fois, un pays laïc, sous Mouammar Kadhafi, qui, comme Saddam Hussein, avait un côté tyrannique mais pouvait aussi de façon importante se montrer bienveillant et faire des choses merveilleuses pour la Libye et l’Afrique. Pour ne citer qu’un exemple, la Libye avait un rang élevé dans l’indice de développement humain des Nations Unies. Alors, bien sûr, les États-Unis ont renversé ce gouvernement aussi. En 2011, avec l’aide de l’OTAN, nous avons bombardé le peuple libyen presque tous les jours pendant plus de six mois. Et, une fois encore, nous avons ouvert la voie aux djihadistes messianiques. Comment tout cela finira pour le peuple de la Libye, Dieu seul le sait, ou peut-être Allah.

Et au cours des trois dernières années, les Etats-Unis ont fait de leur mieux pour renverser le gouvernement laïc de la Syrie. Et devinez quoi ? La Syrie est maintenant une aire de jeux et un champ de bataille pour toutes sortes de fondamentalistes ultra militants, y compris le nouveau préféré de tous, l’État Islamique. La montée de l’EI doit beaucoup à ce que les Etats-Unis ont fait en Irak, en Libye et en Syrie au cours des dernières années.

Nous pouvons ajouter à cette merveilleuse liste le cas de l’ex-Yougoslavie, autre gouvernement laïc renversé par les Etats-Unis, sous le couvert de l’OTAN, en 1999, ce qui a donné lieu à la création de l’État largement musulman du Kosovo, dirigé par l’Armée de libération du Kosovo (UCK). L’UCK était considérée comme une organisation terroriste par les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France depuis des années, de nombreux rapports faisant état que l’UCK était armé et entraîné par Al-Qaïda, dans les camps d’Al-Qaïda au Pakistan, et ayant même des membres d’Al-Qaïda dans ses rangs luttant contre les Serbes de Yougoslavie. La principale préoccupation de Washington était d’asséner un coup à la Serbie, largement connue comme « le dernier gouvernement communiste en Europe ».

L’UCK est devenue célèbre pour les tortures, la traite des femmes, d’héroïne et d’organes ; encore un allié charmant de l’empire.

Quelqu’un qui nous observerait depuis l’espace pourrait penser que les Etats-Unis sont une puissance islamique qui fait de son mieux pour répandre la bonne parole - Allah Akbar !

Vous pourriez vous demander ce que tous ces gouvernements renversés avaient en commun pour devenir la cible de Washington. La réponse est qu’ils ne pouvaient pas être facilement contrôlés par l’empire ; ils ont refusé d’être des États soumis ; ils étaient nationalistes ; en un mot, ils étaient indépendants ; ce qui constitue un crime grave aux yeux de l’empire.

Donc, parlez de tout cela à notre défenseur hypothétique de la politique étrangère des Etats-Unis et voyez s’il croit encore que les Etats-Unis veulent le bien. S’il se demande depuis combien de temps ça dure, faites-lui remarquer qu’il serait difficile de nommer une seule dictature brutale de la seconde moitié du 20ème siècle qui n’a pas été soutenue par les Etats-Unis ; non seulement soutenue, mais souvent mise au pouvoir et maintenue au pouvoir contre la volonté de la population. Et au cours des dernières années aussi, Washington a soutenu des gouvernements très répressifs, comme l’Arabie saoudite, le Honduras, l’Indonésie, l’Egypte, la Colombie, le Qatar et Israël.

Et que pensent les dirigeants américains de leur propre bilan ? L’ancien secrétaire d’Etat Condoleezza Rice parlait probablement au nom de tout le club privé de notre leadership en politique étrangère lorsqu’elle a écrit en 2000 que, dans la poursuite de leur sécurité nationale, les États-Unis n’avaient plus besoin d’être guidés par « des notions de droit international et des normes » ou des « institutions telles que les Nations Unies » parce que les Etats-Unis étaient « du bon côté de l’histoire. »

Permettez-moi de vous rappeler la conclusion de Daniel Ellsberg sur les Etats-Unis au Vietnam : « Nous n’étions pas dans le mauvais camp ; nous étions le mauvais camp ».

Eh bien, loin d’être du bon côté de l’histoire, nous avons en fait combattu - je veux dire littéralement engagés dans une guerre - du même côté qu’al-Qaïda et leurs descendants, à plusieurs reprises, à commencer par l’Afghanistan dans les années 1980 et 90, en appui aux Moujahedeen islamiques, ou guerriers saints.

Ils ont ensuite donné une assistance militaire, y compris un bombardement de soutien, en Bosnie et au Kosovo, tous deux soutenus par Al-Qaïda dans les conflits yougoslaves des années 1990.

En Libye, en 2011, Washington et les djihadistes avaient un ennemi commun, le colonel Kadhafi et, comme mentionné, les États-Unis ont bombardé le peuple libyen pendant plus de six mois, ce qui a permis aux djihadistes de contrôler des portions du pays ; et ils en sont désormais à se chamailler pour le reste. Ces alliés de guerre ont montré leur gratitude envers Washington en assassinant l’ambassadeur américain et trois autres Américains, apparemment de la CIA, dans la ville de Benghazi.

Puis, pendant quelques années au milieu et à la fin des années 2000, les États-Unis ont soutenu les militants islamistes dans la région du Caucase de la Russie, une région qui a connu plus que sa part de terreur religieuse qui remonte aux actions tchétchènes des années 1990.

Enfin, en Syrie, en tentant de renverser le gouvernement Assad, les Etats-Unis a combattu du même côté que plusieurs variétés de militants islamistes. A six reprises donc, les États-Unis se sont retrouvés alliés de guerre avec des forces djihadistes.

Je me rends compte que je vous ai donné une image très négative de ce que les Etats-Unis ont fait dans le monde, et c’est peut-être un peu difficile à avaler pour certains d’entre vous. Mais mon but était d’essayer de desserrer l’étau sur votre intelligence et vos émotions, étau avec lequel vous avez grandi - ou pour vous aider à aider les autres à le desserrer – et qui vous assure que votre bien-aimée Amérique veut le bien. La politique étrangère des Etats-Unis n’aurait pas beaucoup de sens pour vous tant que vous croirez à la noblesse de ses intentions ; tant que vous ignorez le modèle cohérent de recherche de la domination mondiale, une visée nationale de très longue date, connue auparavant sous d’autres noms tels que Manifest Destiny, le siècle américain, l’exceptionnalisme américain, la mondialisation, ou, comme Madeleine Albright a dit, « la nation indispensable » ... alors que d’autres, moins aimables, ont utilisé le terme « impérialiste ».

Dans ce contexte, je ne peux résister à donner l’exemple de Bill Clinton. Alors président, en 1995, il s’est senti en devoir de dire : « Quoi que nous puissions penser des décisions politiques de la guerre du Vietnam, les Américains courageux qui ont combattu et qui sont morts avaient de nobles intentions. Ils se sont battus pour la liberté et l’indépendance du peuple vietnamien. » Oui, c’est vraiment comme ça que nos dirigeants parlent. Mais qui sait ce qu’ils croient vraiment ?

Mon espoir est que beaucoup d’entre vous qui ne sont pas actuellement militants contre l’empire et ses guerres se joindront au mouvement anti-guerre comme je l’ai fait en 1965 contre la guerre au Vietnam. C’est ce qui m’a radicalisé, comme tant d’autres. Quand j’entends des gens d’un certain âge expliquer leur processus de perte de foi dans les Etats-Unis, c’est de loin le Vietnam qui est donné comme la cause principale. Je pense que si les pouvoir américains en place avaient su à l’avance comment leur « Oh quelle belle guerre » allait finir, ils n’auraient pas fait cette bévue historique monumentale. Leur invasion de l’Irak en 2003 montre qu’aucune leçon n’a été tirée du Vietnam, mais notre protestation constante contre les guerres et les menaces de guerre en Afghanistan, en Iran, en Syrie, et ailleurs ont peut-être – peut-être ! - enfin ouvert une brèche dans la terrible mentalité de guerre. Je vous invite tous à vous joindre à notre mouvement. Merci.

William Blum


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