Le besoin de reconnaissance est le moteur essentiel des rapports sociaux (Axel Honneth)

mardi 27 janvier 2015.
 

Pour le philosophe et sociologue, « justice sociale » ne veut pas dire ici répartition égalitaire des richesses, mais « répartition équitable des libertés individuelles entre tous les membres de la société ».

Deux nouveaux ouvrages du théoricien allemand de la lutte pour la reconnaissance Axel Honneth viennent d’être traduits. 
Il s’en dégage une pensée critique de certains effets du capitalisme, mais qui n’atteint pas son cœur.

Ces jours-ci paraissent chez Gallimard deux ouvrages importants du philosophe et sociologue Axel Honneth. Le premier est un recueil de textes, Ce que social veut dire. II-Les pathologies de la raison, dont l’enjeu est de montrer l’apport d’une théorie de la reconnaissance pour diagnostiquer les injustices et les «  pathologies sociales  », en prolongement d’un précédent volume, sorti en octobre 2013 (I-le Déchirement du social). Le second, le Droit de la liberté, consiste en une articulation du «  diagnostic pathologique  » avec une théorie de la justice.

Successeur de Jürgen Habermas à la tête de l’Institut de recherche sociale (ou école de Francfort), Axel Honneth remet au premier plan la conflictualité sociale que «  l’éthique de la ­discussion  » habermassienne a plutôt tendance à escamoter. Reprenant à son compte une partie de l’héritage conceptuel de Hegel, l’auteur estime que le besoin d’être reconnu par autrui est le moteur essentiel des rapports sociaux. Le «  moi  » dans le «  nous  », l’un des textes du tome II de Ce que social veut dire, en rappelle les trois étapes fondamentales, qui sont trois prises de conscience par l’enfant  : d’abord, celle de la valeur de ses besoins et désirs  ; ensuite, celle «  de passer aux yeux des autres pour un être responsable  »  ; enfin, celle de ses capacités ­physiques et mentales. La première donne les bases de la «  confiance en soi  »  ; la seconde, celles du «  respect de soi  »  ; la troisième, celles de l’«  estime de soi  ». Autant de piliers essentiels pour une vie privée épanouie, mais aussi, pour pouvoir vivre ­pleinement sa citoyenneté. Dans son projet d’émancipation, l’auteur ne perd-il pas le lien avec la dimension collective  ?

Le grand mérite de cette approche est de donner toute sa place à la dimension morale des rapports humains, loin d’un certain utilitarisme vulgaire pour lequel les individus n’obéiraient, dans leurs relations, qu’à leurs intérêts matériels immédiats. Mais en abordant tous les conflits, y compris sociaux, comme des luttes de reconnaissance, Honneth ne perd-il pas le lien avec la dimension collective, et non simplement individuelle, du projet d’émancipation indissociable de la démarche critique (la «  théorie critique  »), qu’avait forgée l’école de Francfort à ses débuts  ?

De fait, il n’appréhende plus les groupes sociaux qu’en fonction de la santé psychique («  la relation positive à soi  ») qu’ils confèrent, ou non, à leurs membres. Honneth laisse même entendre que c’est la taille des groupes de personnes luttant pour des droits qui permet de déterminer s’il s’agit, ou non, de mouvements sociaux  : «  Quand (…) les interactions en face à face ne sont plus possibles, nous avons affaire à des mouvements sociaux (…). Dans ces grands groupes anonymes, les gestes concrets de reconnaissance ont été remplacés par des symboles et des rituels communs, qui possèdent cependant assez de force symbiotique pour offrir à leurs membres, même à travers une relation distanciée, le respect compensatoire dont ils ont besoin.  » Ainsi, les finalités mises en avant par le groupe semblent bien devenir secondaires. Sa valeur serait fonction du «  respect compensatoire  » qu’il offre à des membres qui vivent, au dehors, un déni de droit. Certes, il y a chez Honneth une visée de «  justice sociale  ». Mais «  sociale  » ne veut pas dire ici répartition égalitaire des richesses. Non, cela signifie «  répartition équitable des libertés individuelles entre tous les membres de la société  ».

Un point de vue qui rappelle la philosophie anglo-saxonne d’un John Rawls, plaçant en tête de ses «  principes de justice  » que «  chaque personne doit avoir un droit égal au système total le plus étendu de libertés de base égales pour tous  ». La divergence entre les deux auteurs paraît n’être que de méthode  : Honneth s’emploie à reconstruire des normes à partir de la société réelle, tandis que Rawls déduit ses principes d’une construction imaginaire, avec des individus qui auraient pu faire abstraction de toute connaissance sur leurs propres situations sociales avant de deviser sur la meilleure organisation possible de la société.

Si Honneth n’a pas recours à la fiction de la «  position originelle  », lui aussi se situe dans une certaine abstraction. Et pas sur des questions annexes. On ne trouve ainsi chez lui aucune prise en compte véritable de l’injustice structurelle du système capitaliste. Dans les pages qu’il consacre au marché du travail contemporain, dans le Droit de la ­liberté, il n’aborde véritablement que la dérégulation et ses conséquences directes dans l’entreprise, à savoir des «  formes de résistance privées  », des «  stratégies d’évitement singulièrement muettes  ». Les descriptions, en elles-mêmes, sont justes. Mais elles n’ont pour seul horizon que l’espoir d’un retour à un «  capitalisme organisé  ». Évidemment, c’est toujours mieux que l’installation dans le capitalisme le plus débridé. Mais l’insécurité sociale et les inégalités ne restent-elles pas consubstantielles au capitalisme, même le mieux «  organisé  »  ?

Laurent Etre, L’Humanité

Ce que social veut dire. 
II-Les pathologies de la raison, d’Axel Honneth. Gallimard, 2015, 24 euros.


Le Droit de la liberté. 
Esquisse d’une éthicité démocratique,
 d’Axel Honneth.
 Gallimard, 2015, 28,50 euros.


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