Sandrine Feydel « Nous basculons vers une nature privatisée »

jeudi 28 mai 2015.
 

La lutte contre le réchauffement climatique a déjà accouché des marchés carbone. L’heure est désormais 
à faire naître le marché de la biodiversité. C’est ce processus en cours, inspiré par les néoconservateurs américains, que dissèque Sandrine Feydel dans "Prédation. Nature, le nouvel eldorado de la finance".

Finies les réglementations contraignantes de protection de la nature. Vive la dérégulation environnementale et les opportunités économiques liées à la «  croissance verte  ». Déjà, des «  biobanques  » gestionnaires de stocks de biodiversité rare, donc chère, vendent des droits à défricher et polluer, afin de «  compenser  » l’empreinte écologique désastreuse d’investissements à venir. Ce sont ces marchés émergents que Sandrine Feydel et Christophe Bonneuil, chercheur au CNRS, dévoilent dans leur enquête aux éditions La Découverte.

La grande conférence climatique de Paris, fin novembre, sera-
t-elle l’aboutissement de la financiarisation du carbone et de 
la biodiversité que vous décrivez  ?

Sandrine Feydel On sera plutôt à mi-chemin du processus de financiarisation totale. Les mécanismes de marchandisation du carbone (système d’échange de droits d’émissions de gaz à effet de serre–NDLR) se mettent en place un peu partout dans le monde. Ceux pour la biodiversité émergent. Nous publions ce livre pour faire comprendre aux gens ce qui est à l’œuvre. Nous sommes en train de basculer vers une nature qui se privatise.

Pourquoi ces deux marchés intéressent-ils la finance  ?

Sandrine Feydel Les mêmes mécanismes climat fondés sur la vente de droits à polluer se portent aujourd’hui sur la biodiversité. Pour l’heure, le développement du marché carbone est plus simple car une tonne de CO2 rejetée est considérée comme équivalente à celle stockée par la végétation, malgré les réserves de spécialistes. Le système d’échange de droits ou de quotas de carbone peut donc prospérer. Pour la biodiversité, c’est plus difficile. Comment évaluer la valeur d’un écosystème  ? Dans le cas d’une forêt, il faut prendre en compte la valeur monétaire du bois, de la qualité de l’air, des champignons que les promeneurs ramassent… Comment définir aussi des équivalences entre les services rendus par cette forêt et ceux d’un récif coralien en Australie par exemple  ? Mais la réflexion est en marche. En Grande-Bretagne existe déjà un calcul permettant de compenser les dégâts sur un écosystème lorsqu’on y porte atteinte. L’effet pervers est qu’on peut ne rien compenser si on touche à un écosystème défini comme pauvre, car à faible service rendu au profit de l’homme.

Où en est-on en France  ?

Sandrine Feydel Aux balbutiements. La compensation est un principe ancien dans les procédures d’aménagement. Ce mécanisme n’est pas illogique au vu des besoins des populations. Mais il permet de focaliser l’attention sur les éventuelles réparations à mener et de ne plus poser la question de l’utilité du projet. Un cap a été franchi en 2009 avec la création par la Caisse des dépôts et consignations d’une filiale biodiversité. Celle-ci a acheté 350 hectares souillés de pesticides et d’hydrocarbures dans la plaine de la Crau (Bouches-du-Rhône), sur lesquels elle recrée la très riche biodiversité de ce lieu steppique unique en Europe occidentale. Ces hectares seront ensuite divisés en zones virtuelles qu’elle pourra vendre à des entreprises qui souhaitent s’implanter dans cette région.

Ces mécanismes de marché ont-ils fait 
la preuve de leur efficacité  ?

Sandrine Feydel En Europe, où les 
précédentes politiques ont échoué faute de volonté ou de moyens, l’heure est 
à trouver de nouveaux «  mécanismes innovants  ». Mais comme la préservation de l’environnement passe après bien d’autres priorités, comme l’emploi et 
le développement économique, il n’y a plus d’argent public disponible. En 
revanche, si la préservation de la biodiversité est présentée non plus comme un ensemble de contraintes, mais comme une opportunité, comme un nouveau marché à prendre, l’argent privé pourrait affluer. Le problème est qu’aucune étude globale ne prouve l’efficacité 
de cette stratégie. Dans certains endroits, ça marche. Dans d’autres, pas du tout. Notre conclusion est que cette méthode est globalement négative et qu’elle renforce la disparition des interdits 
environnementaux.

Entretien réalisé par 
Stéphane Guérard, L’Humanité


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