La famille redevient-elle une question politique de premier plan ?

jeudi 30 juillet 2015.
 

PAR :

- Laurence Cohen Responsable nationale du PCF-droits des femmes, féminisme, sénatrice 
et conseillère régionale

- Jean-Marie Bonnemayre Président du Conseil national des associations familiales laïques, membre du Haut Conseil 
de la famille

- Charlotte Debest Docteure en sociologie, Institut national d’études démographiques (Ined)

- Christophe Darmangeat Enseignant à l’université Paris-Diderot, auteur

A) La bataille idéologique autour de l’égalité

par Laurence Cohen Responsable nationale du PCF-droits des femmes, féminisme, sénatrice 
et conseillère régionale

Comme le souligne Françoise Héritier, «  la vérité anthropologique, c’est que tout est une création de l’esprit, et qu’il n’y a pas de loi de nature  ». Pourtant, le modèle de famille nucléaire reste très ancré dans les mentalités comme étant le seul modèle garantissant le rôle de chacun-e, la filiation, l’héritage… Les trois religions monothéistes y contribuent largement, elles qui légitiment le rôle de subordination dévolu aux femmes et condamnent dans le même mouvement l’homosexualité et l’homoparentalité. Mais, les temps changent et au fur et à mesure des luttes, des droits conquis par les femmes, les rôles assignés dans le couple, au sein de la famille se modifient. La famille nucléaire laisse graduellement la place à une grande diversité de familles  : homoparentales, monoparentales ou encore recomposées. Ces transformations suscitent une forte mobilisation des conservateurs, qui s’est notamment exprimée dans les rues à l’occasion du mariage pour tous, puis des polémiques ouvertes au sujet des ABCD de l’égalité. Pour la droite et son extrême, il s’agit d’empêcher toutes ces «  déviances  » et de sauver l’ordre patriarcal  !

Cette montée de forces réactionnaires en France et en Europe renferme sans nul doute une dimension morale, moralisatrice, mais constitue également la défense d’un système économique, le système capitaliste, qui asservit les femmes comme les hommes. La femme au foyer ou à temps partiel permet à la société de réduire ses dépenses publiques (enfants, personnes en situation de perte d’autonomie…) et à l’homme de ne pas compter ses heures au travail… Il est donc essentiel de mener le débat idéologique pour contrer ces manœuvres. Malheureusement, le gouvernement, qui n’est pas à un renoncement près, n’a pas jugé bon de le faire, allant même jusqu’à abandonner sa «  grande  » loi sur la famille  ! Démarche audacieuse et propositions novatrices fondées sur l’égalité entre les femmes et les hommes sont plus que jamais d’actualité. Ainsi, l’égalité salariale rapporterait 52 milliards d’euros aux caisses de la sécurité sociale.

Quant à l’égalité entre les familles, elle passe par le versement d’une véritable allocation familiale unique et universelle dès le premier enfant, la mise en place d’un plan crèches ambitieux ainsi qu’un service public de la petite enfance.

Pour financer ces mesures, nous proposons, notamment, un accroissement et une modulation des taux des cotisations des employeurs, avec des taux relativement moindres pour les entreprises développant l’emploi. Il faut également exiger une nouvelle cotisation sur les revenus financiers des entreprises et des banques. Au taux de 5,4 %, les 300 milliards estimés en 2012 rapporteraient 16 milliards d’euros à la branche famille. En outre, il est indispensable de consolider le droit d’avoir un enfant ou non, notamment à travers le droit à l’IVG menacé par la fermeture des CIVG  ; de pouvoir recourir à la procréation médicalement assistée (PMA) pour toutes, mais certainement pas à la marchandisation des corps par la gestation pour autrui (GPA). Ces mesures sont urgentes pour répondre aux évolutions de notre société.

Engels a vivement critiqué le modèle de la famille bourgeoise. Il a notamment révélé le fondement économique de l’inégalité entre les femmes et les hommes, et montré comment l’émancipation des femmes passe par l’abolition du mode de production capitaliste et des rapports de domination sexiste. C’est tout le sens du combat que nous menons.

B) Et si c’était la famille patriarcale qui n’en finissait pas de mourir  ?

par Jean-Marie Bonnemayre Président du Conseil national des associations familiales laïques, membre du Haut Conseil 
de la famille

La famille est une question politique depuis deux siècles  : elle oppose les républicains aux tenants de l’Ancien Régime, catholiques conservateurs. L’abbé Talmy, historien du mouvement familial, résume bien l’enjeu  : «  Une série de lois sape les fondements de la famille  : le mariage est sécularisé, son indissolubilité ruinée par le divorce, l’autorité paternelle affaiblie…  » «  Les hommes de la Révolution (1789) substituent à la notion traditionnelle de la famille (société religieuse autoritaire et hiérarchisée), une conception individualiste et contractuelle.  » De nos jours, Éric Zemmour déclare  : «  La décapitation de Louis XVI avait annoncé la mort de tous les pères  : de Gaulle avait proclamé qu’avec la Ve République, il réglait une question vieille de 159 ans  ! Le père est éjecté de la société occidentale mais, avec lui, c’est la famille qui meurt  !  » En effet, dès 1792, les révolutionnaires instituent le divorce par consentement mutuel, l’égalité entre enfants naturels et enfants légitimes. Le code Napoléon cassera tout cela en mettant de telles restrictions au divorce qu’il sera rendu quasiment impossible  ! Mais en 1830, 1848, 1870, les révolutionnaires remettent sur le tapis cette revendication qui est dans le droit-fil de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, mais aussi de celle d’Olympe de Gouges en faveur des droits de la femme. L’émancipation et l’égalité au sein de la famille, c’est le combat laïque et républicain de toujours. De 1876 à 1884, le député Alfred Naquet va guerroyer pour obtenir une loi sur le divorce, encore sous conditions… Il faudra attendre 1975 pour avoir une vraie loi sur le divorce par consentement mutuel.

L’ historien Robert Paxton dit à propos de Vichy, que la IIIe République y est mise en accusation pour avoir créé un climat très défavorable à la famille… Pétain supprime tous les corps intermédiaires et crée une association familiale par canton comme seul mode de représentation. À l’Assemblée d’Alger, en 1943, Michel Debré et Alfred Sauvy réclament même l’établissement du suffrage familial. De Gaulle tranche en faveur du vote des femmes. La famille est bien, depuis deux siècles, un objet politique. Entre 2012 et 2014, l’Unaf prétend ériger la famille en catégorie politique…

Ce débat aurait pu être  : et si c’était la famille patriarcale qui n’en finissait pas de mourir  ? Telle est la question depuis 1968, qui fait éclater le cadre traditionnel de la famille  ; la revendication de l’égalité hommes-femmes, les mouvements en faveur de l’autonomie des jeunes, la sortie de la clandestinité des homosexuels, la reconnaissance des familles homoparentales, etc. La décennie 1970-1980, avec l’abolition de l’interdiction de l’avortement, a été prodigieuse  : la politique familiale se diversifie et s’adapte aux nouvelles configurations familiales.

C) Culpabilisation des femmes et déresponsabilisation des hommes

par Charlotte Debest Docteure en sociologie, Institut national d’études démographiques (Ined)

À l’heure où la famille comme institution semble de nouveau traversée par différentes forces tant politiques que morales, il apparaît important de revenir sur l’injonction étatique à désirer des enfants et de souligner la charge des enfants – qu’ils soient absents, présents, désirés, fantasmés… –, qui incombe toujours aux femmes. Le fait que la famille se pluralise dans ses modalités d’organisation n’enlève rien à l’ordre social qui la soutient  : la division sexuée du travail qui renvoie les femmes aux activités de reproduction et les hommes aux activités de production. Pour preuve, et tout en en reconnaissant le processus d’émancipation, les combats pour la légalisation de la contraception de la seconde moitié du XXe siècle se font au nom du bien-être de la famille. L’association Maternité heureuse (qui devient en 1960 le Mouvement français pour le planning familial) lutte en effet pour que les femmes puissent mettre au monde les enfants qu’elles désirent et qu’ainsi les enfants soient attendus et que la mésentente conjugale, qui pouvait résulter de la peur des femmes à débuter une grossesse non voulue, soit amoindrie. Les lois autorisant la contraception sont donc des lois pensées, dans un premier temps, pour permettre aux femmes de réguler les naissances. Leur responsabilité à l’égard de ces enfants qui auraient pu ne pas naître s’en voit renforcées. L’expression «  la contraception a permis aux femmes de maîtriser leur fécondité  » passe ainsi sous silence la responsabilité des hommes. On fait comme si les hommes n’avaient pas de fécondité. On retrouve cette mise à l’écart des hommes à propos de tout ce qui touche aux enfants  : la contraception, l’IVG, la grossesse, l’assistance médicale à la procréation, l’élevage et l’éducation des enfants, et l’on sait la structure sociale inégalitaire en défaveur des femmes que cela pérennise.

Si l’on s’intéresse aux personnes volontairement sans enfant, on s’aperçoit que les femmes qui font le choix d’une vie sans enfant sont plus stigmatisées que les hommes qui font ce choix. Si cela tient à la représentation de la maternité comme constitutive de l’identité des femmes, cela s’appuie également sur la responsabilité (et donc la culpabilité) des femmes de (ne pas) donner des enfants aux hommes  : les hommes ne sont pas pensés comme des acteurs à part entière de la parentalité. Soulignons que c’est l’un des très rares domaines où ils sont considérés comme passifs face à l’initiative des femmes  : on leur nie le désir, la responsabilité contraceptive et éducative, ce qui reproduit les inégalités, dans divers domaines, entre les femmes et les hommes.

Si la famille est, depuis plus de deux siècles, sous le regard des politiques et, depuis quelques décennies, sous le regard des politiques publiques en faveur de l’égalité femmes-hommes, il apparaît que ce qui pérennise le système de genre en défaveur des femmes reste peu pensé. Tant que les hommes ne seront pas considérés, et ne se considéreront pas, comme également responsables des enfants mis au monde, les inégalités dans les sphères domestique et professionnelle ne pourront que se reproduire. Autrement dit, tant que l’on envisagera la procréation comme une affaire de femmes et qu’on pensera l’articulation famille-travail au féminin, l’égalité effective des places et des statuts entre les femmes et les hommes ne pourra être qu’une utopie. Si l’on admet les discriminations envers les femmes, il s’agit alors nécessairement de penser les privilèges des hommes.

D) Un foisonnement de formes impossible à prédire

par Christophe Darmangeat Enseignant à l’université Paris-Diderot, auteur

La préservation d’une certaine forme traditionnelle de famille, censée incarner le dernier rempart contre toutes les subversions, est une vieille antienne conservatrice. Et si ce ne sont plus, comme au temps de Marx, les communistes qu’on accuse de vouloir détruire la famille, le mariage pour tous est devenu la menace contre laquelle a retenti le tocsin. Le slogan selon lequel une famille, c’est un papa et une maman a fait florès, et ses partisans n’ont pas hésité à y voir l’expression d’un ordre naturel – si ce n’est divin, la bigoterie n’étant jamais très loin en pareille circonstance.

Pourtant, l’ethnologie et l’histoire ont depuis longtemps établi l’extrême diversité des formes de famille. Le modèle nucléaire (un papa, une maman) est celui de l’Occident moderne, bien que par un lointain contrecoup de la marchandisation il soit aujourd’hui fort mis à mal par l’essor des familles monoparentales ou recomposées. Ce modèle fut aussi celui de bien d’autres peuples, jusqu’à des chasseurs-cueilleurs tels que les Inuits ou les Pygmées des îles Andaman. Mais bien plus nombreuses furent les sociétés pratiquant la polygynie (un papa, plusieurs mamans), celle-ci est bien connue en Islam ou chez les anciens Hébreux, et certains Aborigènes australiens pouvaient dépasser la vingtaine d’épouses. Bien que plus rare, la polyandrie (une maman, plusieurs papas) est également attestée, notamment dans la zone indo-tibétaine. Chez plusieurs peuples de cette région, il arrivait d’ailleurs que la cellule familiale regroupe les femmes non avec leurs maris, mais avec leurs frères. Les hommes, amants ou maris dits visiteurs, n’avaient de rapports sexuels avec leurs conjointes qu’à la nuit tombée. Une tribu de Chine, les Na, ou Mosuo, parfois présentée à tort comme un matriarcat, a poussé cette logique jusqu’à son terme  : la notion même de mariage y est inconnue et avec elle, par conséquent, celle de paternité.

Ce foisonnement de formes – dont on pourrait allonger la liste à loisir – s’explique aisément. Si, malgré l’irruption de la science et de la technique modernes, la procréation est fondamentalement restée un phénomène naturel nécessitant l’intervention d’un individu de chaque sexe, la famille, en revanche, cette unité socio-économique chargée en particulier d’élever les enfants, est un phénomène social  ; c’est ce qui explique son étonnante plasticité. Quant à la remarquable constante qui lui fait partout rassembler des hommes et des femmes, cela fait bien longtemps qu’elle ne doit plus rien à la nature, si jamais ce fut le cas. L’hétérosexualité de la famille est le produit de la division sexuelle du travail, un autre phénomène social qui se trouve également au fondement de la domination masculine.

Il est impossible de prédire la forme que prendra la famille dans une société débarrassée de la misère et de l’exploitation. Nul doute qu’une telle société s’avérera soucieuse de développer la prise en charge collective de multiples tâches aujourd’hui assumées dans l’étroit cadre familial – c’est-à-dire, pour l’essentiel, par les femmes. Une chose est toutefois certaine  : c’est que la «  défense de la famille  », au-delà de la volonté de montrer les crocs face à un gouvernement dit de gauche ou de la simple bêtise, est un drapeau qui dissimule à peine la volonté farouche de préserver la complémentarité traditionnelle des sexes, c’est-à-dire leur inégalité. La «  défense de la famille  » s’oppose aux revendications des homosexuels  ; mais bien plus largement, elle est un cri de guerre contre l’émancipation des femmes.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message