Viol incestueux : Et on ose encore dire que nous ne savions pas !

mardi 19 janvier 2021.
 

1) Viol incestueux : Et on ose encore dire que nous ne savions pas ! (Appel du Collectif National pour les Droits des Femmes)

La sortie du livre de Camille Kouchner La Familia Grande suscite une forte émotion.

Nous saluons le courage immense de cette femme ainsi que celui de son frère jumeau.

Mais la réaction de la société qui semble découvrir, comme sidérée, la réalité du viol incestueux ne peut que nous étonner . En 1985 et 1986 déjà, étaient publiés deux témoignages de victimes : De la honte à la colère de Viviane Clarac et Nicole Bonnin et le Viol du silence d’Eva Thomas.

En septembre 1986, les Dossiers de l’Écran, diffusés en prime time par la défunte Antenne 2, donnent la parole à Eva Thomas. Les répercussions sont très importantes, notamment le lendemain où les écoutantes du Collectif Féministe contre le Viol enregistrent un nombre d’appels record et apportent solidarité et réconfort à des centaines de victimes qui ont tu les crimes qu’elles ont subis parfois durant des décennies. Parce que personne ne voulait les entendre.

En 1988, le Collectif Féministe contre le Viol réalise un film intitulé : « L’inceste, la conspiration des oreilles bouchées » où quatre victimes témoignent. Ce film est vu à travers toute la France par nombre de travailleurs sociaux, police, gendarmerie, magistrature, médecins.

La répercussion est telle que la loi est modifiée (10 juillet 1989) rallongeant pour la première fois les délais de prescription à partir de la majorité pour les victimes. Et puis….. plus rien ou presque. Le viol incestueux revient à la place qu’il n’aurait jamais du quitter pour certains qui ont du avoir chaud : le non dit absolu….

Et pourtant si les oreilles et l’émotion étaient restées grandes ouvertes, elles auraient entendu : que ce type de viols se produisent dans toutes les classes sociales, que la solitude des victimes est immense, que les agresseurs font croire à ces victimes que « c’est normal » « tout le monde fait ça », que le chantage est à tous les étages « si tu le dis, ta mère va se suicider…. », que….

Mais la société patriarcale ne voulait pas entendre. Impossible de remettre en cause la famille, « havre de paix » et pilier de la société.

Les crimes sexistes ont perduré jusqu’au moment où un certain #MeToo vienne contraindre ceux qui ne voulaient rien savoir à entendre. De façon pérenne, cette fois, on l’espère…. Mais il reste encore bien du travail à notre société pour que le viol incestueux soit révélé et effectivement poursuivi.

Collectif National pour les Droits des Femmes

2) L’affaire Duhamel, révélatrice du « système de l’inceste »

, par BREDOUX Lénaïq, TURCHI Marine

Dans un livre à paraître le 7 janvier, Camille Kouchner affirme que son frère jumeau a été victime d’inceste de la part de leur beau-père, le politiste Olivier Duhamel. Plus qu’un tabou, l’ouvrage met en lumière le « système » de ces violences sexuelles pas comme les autres, qu’associations et chercheurs spécialisés décortiquent depuis des années.

« Regarde-moi, maman. C’est pour toutes les victimes que j’écris, celles, si nombreuses, que l’on n’évoque jamais parce qu’on ne sait pas les regarder. » Ces mots, bouleversants, viennent conclure les pages nerveuses du récit de Camille Kouchner, La Familia grande (Seuil) à paraître le 7 janvier.

À 45 ans, l’universitaire, maîtresse de conférences en droit, y affirme que son frère jumeau, qu’elle nomme « Victor » pour protéger son identité, a été victime d’inceste pendant plusieurs années, vers ses 14 ans, de la part de son beau-père, Olivier Duhamel. Auprès du Monde, qui a eu, avec L’Obs, la primeur du livre, celui qui a toujours refusé de témoigner publiquement, a attesté « que ce que [sa] sœur a écrit à propos des agissements d’Olivier Duhamel à [son] égard est exact ».

Ce constitutionnaliste célèbre, ancien député européen socialiste, était président de la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP), jusqu’à la révélation du livre lundi 4 janvier, ainsi que chroniqueur sur LCI et animateur d’une émission sur Europe 1. Il était également président du conseil d’administration du Siècle, un célèbre réseau d’influence.

Lundi, sur Twitter, il a annoncé son départ de la FNSP, se disant « objet d’attaques personnelles, et désireux de préserver les institutions dans lesquelles [il] travaille ». Auprès du Monde comme de L’Obs, Olivier Duhamel a refusé de réagir et n’a pas formulé de démenti : « Non, je n’ai rien à dire sur ce qui, de toute façon, sera, je ne sais pas, n’importe quoi, déformé ou quoi »,a-t-il rétorqué à l’hebdomadaire.

Mardi 5 janvier, le parquet de Paris a annoncé l’ouverture d’une enquête préliminaire « des chefs de viols et agressions sexuelles par personne ayant autorité sur un mineur de 15 ans et viols et agressions sexuelles par personne ayant autorité ». Confiée à la Brigade de protection des mineurs, elle doit s’attacher à « faire la lumière sur ces faits, à identifier toute autre victime potentielle et à vérifier l’éventuelle prescription de l’action publique », a précisé le procureur Rémy Heitz dans un communiqué.

Le magistrat a également rappelé qu’une précédente procédure sur les mêmes faits, en 2011, avait été classée sans suite. Elle avait été déclenchée par la mort brutale de l’actrice Marie-France Pisier, soutien des enfants nés de l’union de sa sœur, l’universitaire Évelyne Pisier, et de l’ancien ministre Bernard Kouchner.

Dans La Familia grande, Camille Kouchner raconte que la découverte de mails entre Marie-France et Évelyne Pisier, ainsi que les confidences d’une amie de la comédienne, avait conduit les enquêteurs à auditionner Victor. Celui-ci avait alors répondu aux enquêteurs, mais il avait refusé de porter plainte. Olivier Duhamel, lui, n’a jamais été convoqué pour s’expliquer.

« L’enquête s’est arrêtée. Sous mes yeux, le récit d’un inceste. Et l’enquête s’est arrêtée. Police partout, justice nulle part. Pas la peine de me le rappeler », écrit Camille Kouchner dans son livre.

Ces révélations ont aussitôt suscité de nombreuses réactions. En raison de l’identité, relativement célèbre, de la famille visée. Parce que depuis #MeToo, plusieurs ouvrages ont contribué à secouer les consciences, comme celui de Vanessa Springora, il y a un an, provoquant l’enquête visant l’écrivain Gabriel Matzneff, ou celui de l’ancienne patineuse Sarah Abitbol, entraînant elle aussi l’ouverture d’une enquête judiciaire. Et parce que le propos de Camille Kouchner, au-delà des spécificités biographiques et de la description d’un environnement ultra sexualisé, fait écho à ce que les associations et les chercheurs spécialisés sur ces questions portent depuis des années.

Ce n’est pas la première fois, loin de là, que le « tabou de l’inceste » semble se fissurer. Le mouvement a commencé, déjà, dans les années 1980, avec deux livres clés : De la honte à la colère, de Viviane Clarac et Nicole Bonnin, en 1985, et, l’année suivante, Le Viol du silence d’Éva Thomas. Les archives de l’INA en attestent : ce récit fait la une de l’actualité, les standards des associations qui luttent contre le viol sont débordés par les témoignages qui affluent.

Le débat a ensuite parfois été brouillé par les confusions avec de célèbres affaires de pédocriminalité, comme l’affaire Dutroux dans les années 1990, mais les révélations d’inceste n’ont jamais cessé, de L’Inceste (1999) puis Une semaine de vacances (2012) de Christine Angot à Le jour, la nuit, l’inceste (2019) de Mathilde Brasilier.

L’ampleur du phénomène, elle aussi, est largement documentée depuis de longues années. Comme pour les violences sexistes et sexuelles extrafamiliales, et sur les majeur·e·s, des données existent, des colloques officiels sont organisés, des rapports sont remis aux ministres. Les chiffres sont parfois à prendre avec des pincettes, mais les spécialistes du sujet sont unanimes : l’inceste est inscrit dans l’ordre social, et la prévalence de ces violences ne change guère depuis plusieurs décennies.

C’est par exemple ce que montre l’enquête de référence de l’Ined, Virage, selon laquelle 5 % des femmes adultes, soit une sur 20, a été victime de violences sexuelles au sein de la famille ou de la part de l’entourage proche. La proportion d’hommes est quant à elle de 0,83 %.

D’après l’anthropologue Dorothée Dussy, autrice d’un ouvrage célèbre sur le sujet (Le berceau des dominations. Anthropologie de l’inceste – épuisé, il doit reparaître en avril chez Pocket), « en Occident, sur une classe de 30 élèves âgés de 10 ans, en moyenne, un ou deux enfants [dans la plupart cas, des filles] ont été “incestés” à la maison… et sur 60 millions, 3 millions vivent avec cette expérience ».

On sait aussi que la majorité des violences sexuelles a lieu au cours de l’enfance et de l’adolescence – les violences sexuelles sur mineur·e·s représentent, selon les années, de 57 à 67 % de l’ensemble des plaintes, rappelle l’universitaire Alice Debauche dans un article complet, souvent au sein de la famille.

Quant aux victimes, elles sont très majoritairement des femmes (environ 80 % d’après plusieurs sources) et les auteurs de violences, ultra majoritairement des hommes (à 95 % selon les dernières données disponibles de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales). Et l’inceste touche tous les milieux sociaux.

En 2017, le rapport du CNRS sur les violences sexuelles à caractère incestueux sur mineurs souligne que, à rebours « des stéréotypes de classe et des stéréotypes ethniques », les violences incestueuses « ne sont pas le propre des familles des milieux défavorisés ». « Depuis la fin des années 1970, les travaux empiriques en sociologie, anthropologie et épidémiologie ont démontré que les violences sexuelles à caractère incestueux étaient transversales à toutes les classes sociales », insiste l’enquête du CNRS.

Alice Debauche est spécialiste des violences sexuelles, et de l’inceste à l’université de Strasbourg. « Je suis frappée de constater à quel point le récit [de Camille Kouchner – ndlr] est banal, explique-t-elle. En dehors du microcosme de gens connus, tout y est déjà dans les témoignages recueillis depuis les années 1980 : le silence imposé, les victimes qui parlent peu à peu, l’entourage qui ferme les yeux ou nie, les conflits de loyauté, les parcours de vie très impactés… »

Les pages les plus édifiantes du livre de Camille Kouchner sont sans doute celles qui décrivent précisément la mécanique du silence qu’elle raconte avoir vécue. Elle dit la « honte », la « culpabilité », celle de son frère, la sienne. Elle rapporte des propos attribués à Olivier Duhamel, qui, là encore, font écho à de nombreux récits d’inceste.

Il y a la peur pour la mère, qui ne va pas bien. « Mon frère m’explique : “Il dit que maman est trop fatiguée, qu’on lui dira après. Ses parents se sont tués. Faut pas en rajouter” », écrit Camille Kouchner. Puis : « Vouloir le calme. Protéger ma mère. Pas d’autres drames, je vous en supplie ! Automatiquement le secret s’est installé. » L’universitaire parle aussi de menaces : « Je vais me suicider », lui aurait dit son beau-père dont le nom n’est jamais cité dans le livre.

Peu à peu, les enfants parlent. Parce qu’ils ont peur pour leurs enfants, ou leurs neveux et nièces. Ils seront finalement exclus de la « familia grande », le surnom de cette grande famille, de sang et de cœur. « Nous avons eu un fils et j’ai été envahie par un dégoût démesuré. […] Je savais qu’il faudrait tout empêcher », écrit Camille Kouchner. « Fin 2008. Fin du secret. Fin 2008, le monde s’est écroulé. »

Sa mère soutient son mari. « Ton frère n’a jamais été forcé. Mon mari n’a rien fait. C’est ton frère qui m’a trompée », aurait-elle dit. Dans leur grande majorité, les amis de la famille, si proches lors des vacances dans la grande propriété de Sanary-sur-Mer (Var), s’éloignent des enfants. Camille Kouchner : « Petit, mon frère m’avait prévenue : “Tu verras, ils me croiront mais ils s’en foutront complètement.” » « L’inceste est un crime de lien »

« La culture du silence fait vraiment partie de la culture incestueuse », explique Patrick Loiseleur, le vice-président de Face à l’inceste, association d’entraide créée en 2000. « Et bien souvent, le silence qui dure des années fait encore plus mal que les agressions sexuelles elles-mêmes. Parce que la caractéristique de l’inceste, c’est la trahison de la part de gens qui sont normalement chargés de veiller sur l’enfant », ajoute-t-il.

Cette loi du silence, imposée par l’agresseur, mais aussi souvent par la famille elle-même, a été minutieusement démontrée par la journaliste Charlotte Pudlowski, autrice du podcast « Ou peut-être une nuit » (2020) : le tabou de l’inceste n’est pas l’acte lui-même, mais le fait d’en parler.

Briser ce silence revient à s’exposer à des conséquences désastreuses, soulignent les associations. Patrick Loiseleur l’a observé dans de nombreuses familles que l’association accompagne : « La contre-attaque peut être extrêmement violente : des menaces concrètes (“Je vais te casser la gueule”, “Je vais te tuer”, “Je vais ruiner ta carrière”, “Je vais te couper les fonds”), du harcèlement de meute – puisque la meute protège l’agresseur, qui est souvent en position dominante dans le champ familial, y compris sur le plan économique. Ce sont des familles qui se comportent un peu comme un système mafieux, où le gang défend le chef à tout prix. Cela peut aller assez loin. »

Il évoque par exemple cet adolescent de 17 ans, issu de classes moyennes catholiques, qui en révélant avoir été agressé par son arrière-grand-mère trois ans plus tôt, a dû affronter une contre-attaque d’une violence inouïe de la part de sa famille : l’organisation d’un « tribunal privé, pour confronter la parole de la victime avec celle de l’agresseuse présumée, et réduire l’enfant – traité de menteur – au silence ».

« On est dans un système clos, avec des rapports de force et un ou des tyrans qui font la loi dans leur univers familial, sont tout-puissants, abonde Muriel Salmona : ce sont eux qui ont raison, eux qui dirigent la famille, eux qui assurent la sécurité financière de la famille. »

Comparé aux autres violences sexuelles, l’inceste revêt plusieurs particularités. « C’est un crime de lien, qui détruit aussi le lien familial », souligne Patrick Loiseleur. La présidente de l’association, Isabelle Aubry, qui a relaté dans un livre l’inceste qu’elle a subi de son père, le répète d’ailleurs souvent : la première chose qu’elle a perdue, à 6 ans, avant même sa sécurité physique et psychologique, c’est son père. « L’inceste n’est pas seulement un viol : vous êtes violé et vous allez prendre le petit déjeuner chaque matin en face de votre violeur. Le parent protecteur devient agresseur, l’enfant n’est plus en sécurité dans sa propre maison », poursuit Patrick Loiseleur.

La psychiatre Muriel Salmona, spécialisée dans l’aide aux victimes de violences sexuelles, notamment à travers son association Mémoire traumatique, compare l’inceste à « un piège » qui se referme sur l’enfant victime. « Il est totalement dépendant de sa famille, à tous niveaux – affectif, émotionnel, physique – et soumis à son autorité. Il ne peut pas y échapper, si ce n’est à faire des fugues, se mettre en danger, prendre le risque de subir encore plus de violences. Et s’il a 17-18 ans, d’être livré à lui-même, de perdre sa famille, son soutien, même si celui-ci était bancal. Il se retrouve sans ressources, orphelin en quelque sorte. »

L’inversion des rôles est une autre spécificité de l’inceste. « Une famille incestueuse, c’est une famille où personne n’est à sa place, résume Patrick Loiseleur. Les parents n’assument pas leurs responsabilités d’adulte, les enfants sont obligés de prendre des initiatives qui normalement sont celles des adultes, de se protéger. » L’agresseur lui-même inverse les rôles : c’est l’enfant qui est provoquant, séducteur, et « l’a cherché ». Cette stratégie est souvent alimentée par la famille elle-même : s’il parle, il détruira la famille, il enverra son père, son grand-père, son oncle, son frère en prison, lui dit-on. « Mais la famille est déjà détruite quand l’inceste a eu lieu. La victime n’est pas responsable de sa destruction », commente Patrick Loiseleur, qui explique que nombre de victimes intègrent ce discours d’inversion de la honte et des responsabilités distillé par l’agresseur, et parfois par la famille.

Autre particularité de l’inceste par rapport aux autres violences : la répétition des violences dans la durée, le plus jeune âge des victimes et le plus grand nombre de viols « du fait que les violences interviennent à l’intérieur de l’univers familial et que le contrôle de la victime est total », souligne Muriel Salmona.

« Les affaires de violences intrafamiliales commencent extrêmement tôt, confirme Alice Debauche, chiffres à l’appui. Dans l’enquête Virage, plus de 80 % ont lieu avant les 14 ans, plus de 60 % avant les 10 ans. Elles sont aussi répétées et peuvent durer des années, voire des décennies. Le mode de contrainte aussi diffère : plus des 80 % des victimes de violences intrafamiliales sur mineurs évoquent leur âge. Il n’y a pas besoin de chantage ou de menace. L’initiative elle-même de la part d’un adulte suffit à exercer la contrainte. »

Médecins et associations alertent depuis des années sur ce problème de santé publique majeur, dont les conséquences sur le long terme sont désastreuses. Plus que des victimes, les enfants incestés sont des « survivants », insiste Patrick Loiseleur, de l’association Face à l’inceste.

« On a tous les outils pour savoir que c’est la première cause de mort précoce, que cela génère des suicides, de la dépression, des conduites addictives, des troubles alimentaires, que cela a des répercussions très graves sur la santé physique, mais aussi sur l’insertion des personnes : échec scolaire, précarité, marginalisation », énumère Muriel Salmona. Nombre d’enfants victimes d’inceste font des tentatives de suicide ou bien prennent la fuite, deviennent parfois SDF ou tombent dans la prostitution.

Pour la psychiatre, des solutions existent, mais elles ne sont pas mises en œuvre massivement. Elles concernent en premier lieu les médecins, qui sont « le premier recours pour les victimes de violences sexuelles », souligne Muriel Salmona. « Ils ne sont toujours pas formés et les experts psychiatres ne sont pas obligés d’avoir une formation psycho-traumatologique », explique-t-elle. Pourtant, insistent nombre de spécialistes et associations, si les médecins généralistes demandaient à leurs patients, et notamment aux enfants, s’ils avaient déjà été victimes de violences sexuelles, cela permettrait un premier dépistage.

Des données en nombre, des mécanismes documentés depuis des années, des témoignages publics, des associations mobilisées : comment expliquer que l’inceste reste à ce point si peu traité ? Une commission vient d’ailleurs d’être mise en place sous la houlette de la contestée Élisabeth Guigou (par ailleurs amie du couple Pisier-Duhamel)

Tous les spécialistes interrogés disent la même chose : l’inceste est un « système ». C’est aussi ce qu’a constaté l’anthropologue Dorothée Dussy, autrice de plusieurs ouvrages sur le sujet.

« L’inceste n’est pas une conjoncture, mais un système. En théorie, il est interdit, mais en pratique, il n’est pas sanctionné. C’est un système parce que la pédagogie familiale, au quotidien, vise à s’assurer que tous les membres de la famille se taisent sur les abus sexuels. Les enfants, même devenus adultes, sont structurés par ce silence. Sans compter qu’on a beaucoup d’ennuis quand on dévoile l’inceste, et qu’il est peu valorisant de dire qu’on a été violé. D’ailleurs, quand certains parlent, il ne se passe rien : certains membres de la famille s’éloignent, mais la famille se reconfigure, et elle se reconfigure autour de l’incesteur. Parce que ce qui structure l’ordre social, c’est bien l’inceste. »

« Il nous faut affronter publiquement la question de l’inceste, pour la prendre à bras-le-corps, en faire une question politique, c’est-à-dire se demander comment la famille protège les rapports de domination entre les sexes et les générations, interroger la famille comme pivot de l’ordre sexuel et moral, et comme le lieu où tous les abus sont possibles, afin de réfléchir à ce que constitue fondamentalement le patriarcat », explique aussi l’historienne Anne-Claude Ambroise-Rendu, historienne et autrice d’Histoire de la pédophilie, XIXe-XXIe siècle (Fayard).

Le déni est aussi institutionnel, accusent les professionnels. Cette question a émergé tardivement dans le débat public. En 1999, lorsque Isabelle Aubry travaille à la création de son association, le sujet est invisible sur Internet. « Quand on tapait “inceste” sur Google, on ne tombait que sur du porno, il n’y avait rien, pas de page du ministère de la Santé », se souvient Patrick Loiseleur. L’association – qui compte 5 000 personnes inscrites sur ses forums, se charge d’orienter les victimes vers des centres de psycho-trauma, les informe sur leurs droits en matière de justice et de santé. « On a occupé le terrain laissé vide par le déni institutionnel, et qui l’est toujours un peu », estime son vice-président.

C’est ce qu’on observe d’ailleurs, selon lui, dans l’affaire Duhamel : « Il y a eu une enquête judiciaire [en 2011, ndlr] et puis rien ». Comme d’autres, il y voit un « échec de la société à entendre l’enfant dans des conditions qui permettraient la parole ». Il pointe un paradoxe : « L’inceste est la forme la plus fréquente de pédocriminalité, et c’est celle dont on parle le moins. Et quand on en parle, c’est avec des périphrases qui tournent autour du pot, on parle d’”abus sexuels”, de “violences sexuelles sur mineurs” ».

En vingt ans, des évolutions ont eu lieu, mais à vitesse d’escargot. En 2016, sous pression des associations, l’inceste a fait son retour dans le code pénal, mais par la petite porte, en surqualification des viols et agressions sexuelles ; là où des associations réclament l’inscription d’un crime spécifique, distinct du viol, pour que ses spécificités soient reconnues. En 2020, elles ont bataillé pour que la commission sur les violences sexuelles subies par les enfants, créée en décembre par le gouvernement, comporte le mot « inceste » dans son intitulé.

Des unités médico-judiciaires spécialisées dans le recueil de la parole de l’enfant ont été mises en place. Les travaux de Muriel Salmona, qui ont démontré l’universalité des mécanismes psycho-traumatiques et leurs conséquences, mais aussi le concept d’« amnésie traumatique », trouvent eux aussi désormais davantage d’écho au sein du monde judiciaire et médical : « J’étais un peu une voix dans le désert au départ, raconte-t-elle. Aujourd’hui j’ai le soutien de toutes les études internationales. »

Lénaïg Bredoux et Marine Turchi

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