Pietro Ingrao est mort

vendredi 2 octobre 2015.
 

Pietro Ingrao, qui fut l’un des dirigeants historiques du Parti communiste italien (PCI), s’est éteint dimanche à l’âge de 100 ans. Il avait adhéré au PCI en pleine Seconde Guerre mondiale, rejoignant la lutte des partisans antifascistes.

Député de 1948 à 1992, il fut aussi le rédacteur en chef de l’organe du PCI, l’Unita, pendant une dizaine d’années, et président de la Chambre des députés, la chambre basse du parlement, de 1976 à 1979. Le président du Conseil italien Matteo Renzi, actuellement à New York pour l’Assemblée générale des Nations unies, a salué en Ingrao un des témoins les plus "lucides" du XXe siècle, de la gauche et de l’Italie.

En 1996, j’avais rencontré Pietro Ingrao chez lui à Rome. Voici l’interview qu’il avait bien voulu m’accorder.

José Fort. Deux ans après la victoire de la droite aux législatives, les Italiens retournent aux urnes le 21 avril prochain. Quel état des lieux dressez-vous de l’Italie ?

Pietro Ingrao. Il est impossible d’isoler la crise italienne des mutations en cours en Occident avec la globalisation et l’informatisation de l’entreprise capitaliste ainsi que l’avènement de la croissance lente et la fin du rapport entre progrès économique et emploi. Le chômage « structurel » et la « flexibilité » de l’emploi ont pour résultat la précarité du travail et un éclatement des rapports contractuels. Des centaines et des centaines de milliers de travailleurs ont assisté - impuissants - à un changement radical de leurs conditions de vie. Certains ont été marginalisés, contraints d’envisager le travail comme improbable, perdant ainsi leur identité sociale.

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les salariés ne sont pas les seuls à être affectés par ce phénomène. Les classes moyennes ou intermédiaires ont été aussi touchées, en particulier dans le nord de la Péninsule. Un tel processus s’est également produit au sud de l’Italie donnant naissance à une organisation « maffieuse » contrôlant le territoire.

Au cours des années quatre-vingt, les gouvernants italiens - démocrates-chrétiens et socialistes -, ainsi que les pouvoirs « forts » de la bourgeoisie, ont eu recours à l’endettement public. La corruption et les trafics ont fait le reste. Résultat : les scandales et une dette publique colossale et sans précédent. Avec la récession des années quatre-vingt-dix, le diktat de Maastricht, la situation s’est rapidement dégradée. Les classes moyennes de la région de la Padanie ont, par exemple, refusé la remise en question d’un certain bien-être garanti et se sont rebellées contre le fisc et l’Etat, entraînant dans cette bataille une frange de salariés. La Ligue du Nord, prêchant une croisade anti-Etat contre le Sud « paresseux » et contre les immigrés tout en clignant de l’oeil vers le centre de l’Europe, menaçait l’Italie de sécession. On connaît la suite : l’avènement de la droite autoritaire et populiste de Silvio Berlusconi, acoquinée avec les anciens fascistes de l’Alliance nationale.

C’est ici qu’intervient la gauche, déchirée entre le PDS et Refondation communiste issus de la liquidation du PCI.

Dans vos déclarations et articles vous soulignez, je vous cite, « l’absence de perspectives communes aux luttes engagées ». Vous évoquez la « désagrégation d’un bloc social ». Ne s’agit-il pas là d’une vue pessimiste ?

Un rapport à la fois conflictuel et négociable entre le grand capital et le monde du travail est né en Italie à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il a profondément marqué la société italienne. Ainsi s’est créé un bloc avec une hégémonie prolétaire, au sens utilisé par Gramsci, ouvrant la voie à un système d’alliances de la classe ouvrière avec les masses paysannes, les classes moyennes et les petites et moyennes entreprises. Ce « bloc social » bénéficiait au PCI.

Au cours de ce dernier quart de siècle, le capitalisme a su s’adapter. Sa victoire ne peut en aucun cas être uniquement attribuée au seul totalitarisme stalinien. Il est dû aussi à l’incapacité du mouvement ouvrier occidental de comprendre à temps l’innovation capitaliste.

La classe ouvrière a subi une grave défaite. Elle a subi la déchirure de son bloc social, de son système d’alliances, de sa culture.

Je suis convaincu qu’en cette fin de siècle certaines formes de la politique initiées par la gauche sont achevées. Le mouvement ouvrier du XXe siècle a inventé une relation entre la vie et la politique qui ont transformé l’existence de millions de personnes. Pour un grand nombre de femmes et d’hommes, la politique est devenue une action quotidienne.

Aujourd’hui, la politique de masse est en « décomposition ». Les résultats désastreux du totalitarisme soviétique ont alimenté et accéléré ce processus, cette « décoloration » de la politique. Toutefois, les racines de ce processus se résument dans les mutations introduites dans l’accélération du capitalisme productif. Il faut regarder la réalité en face, « lire » clairement les grandes mutations sociales et se rendre compte que la gauche ne réussit pas encore à s’auto-analyser sous l’oeil impitoyable d’un microscope.

Comment expliquez-vous l’irruption de la Ligue du Nord, la montée de l’Alliance nationale ainsi que le développement de campagnes racistes ?

La droite, de Berlusconi à Fini, a profité de la désagrégation d’un bloc social pour alimenter les révoltes, l’égoïsme des classes, les illusions des castes tout en semant de ridicules illusions.

Il ne faut ni s’étonner ni se scandaliser. L’Italie est en retard par rapport à la nouvelle compétition globale et à la nécessité de revoir la qualité et la forme du développement. La question écologique est l’un des aspects du problème. On dit souvent que le capitalisme moderne extirpe au travailleur son âme et non plus uniquement la reproduction mécanisée d’un geste comme sur une chaîne de montage. Il s’agit d’un élément symbolique dans ce nouveau système effaçant la nuit, le repos et les dimanches. Sans parler de la rupture profonde des langages, des symboliques, de la formation d’un imaginaire collectif créés par les nouveaux systèmes de communication cathodiques. Un changement irréversible.

La gauche a tort de ne pas vouloir en comprendre la portée. L’Italie est un pays récent. Son industrialisation est nouvelle. Un pays partagé où le dualisme existe, l’écart profond entre le Nord et le Sud ne pouvant être ignoré ainsi que les différences entre les régions.

La droite berlusconienne et ex-fasciste combine les illusions et pratique la démagogie facile. Elle alimente le nationalisme et le populisme de bas étage. Face à l’ampleur du défi on peut facilement imaginer un passage à l’autoritarisme. Il s’agit d’un danger réel et nos voisins européens doivent y prêter attention.

Le racisme est présent dans toute l’Europe. En Italie, ce phénomène est favorisé par la fracture Nord-Sud.

L’Italie, dit-on, a besoin d’une profonde réforme de ses institutions. Le système électoral proportionnel est pour certains à la base de tous les maux. On évoque un possible système présidentiel à la française. Qu’en pensez-vous ?

Les institutions italiennes sont en crise. Le Parlement italien regroupe environ 1.000 élus et est composé de deux chambres dont les pouvoirs sont identiques et répétitifs. Une réforme au niveau du Parlement serait souhaitable : un Parlement composé d’une seule chambre, regroupant au maximum 200 à 300 députés. Cette hypothèse a toujours été refusée.

Autre exemple : après de longues années, l’Italie a été divisée en 20 régions ayant un statut ordinaire et 4 avec un statut particulier. Toutefois, les pouvoirs conférés aux régions sont de moindre importance. Aujourd’hui, on évoque une République fédérale alors que personne ne fait le moindre effort pour réévaluer la nature des pouvoirs accordés aux régions.

On attaque le système électoral proportionnel. C’est ainsi qu’une nouvelle loi est entrée en vigueur, fondée sur un système majoritaire pour 75% des sièges à la Chambre. Cette loi devait normalement réduire le nombre des partis. Elle a en fait débouché sur l’émergence de nouvelles formations. En Italie, il y a actuellement 26 partis.

La droite a proposé trois solutions différentes en l’espace de deux mois : un système fondé sur l’élection directe du premier ministre, une République semi-présidentielle à la française et, enfin, une République présidentielle sur le modèle américain.

La droite veut réduire la politique en une sorte de mandat conféré à un chef. Ceux qui remportent les élections disposent de tout. Dans une telle optique, le rôle du Parlement sera réduit. Ainsi est annihilé le lien entre l’électeur et l’élu. On efface toutes les luttes politiques du XXe siècle et le concept de démocratie.

Le PDS veut à tout prix éviter d’effrayer les classes moyennes. Il a donc accepté cette clé de lecture. Le PDS et l’« Olivier » espèrent remporter les élections. Les gauches - le PDS et Refondation communiste - agissent différemment dans cette bataille électorale. Après avoir passé un accord concernant uniquement la répartition des sièges et l’opposition à la droite tout en maintenant leur désaccord sur les programmes et l’analyse de la situation.

Il faut espérer qu’une telle alliance puisse au moins freiner l’avancée de la droite. Aujourd’hui, on évoque un possible fort taux d’abstention. Pour moi, ce serait une erreur car le pays se trouve à un carrefour historique et les conséquences d’une victoire de la droite seraient désastreuses.

Vous êtes un ancien dirigeant du Parti communiste italien. Avec le recul, comment appréciez-vous la disparition du PCI et le changement du panorama politique italien à gauche comme à droite ? Comment la gauche peut-elle sortir de « son vide stratégique », selon votre propre expression ?

Le désastre de l’Union soviétique ne suffit pas à expliquer les reculs de la gauche. C’est à partir des années soixante-soixante-dix, qu’une offensive capitaliste a changé le modèle des conflits, l’autodéfinition des sujets sociaux, les systèmes symboliques, l’élaboration des savoirs et de l’hégémonie. La fin de l’URSS ne peut être séparée de tout cela : nous avons subi une défaite non seulement parce que nous n’avons pas su constater à temps les dégâts historiques commis par notre propre camp et parce que nous n’avons pas compris les nouvelles initiatives de l’adversaire. J’ai combattu le virage d’Occhetto et de D’Alema, non pas parce que ces derniers ne percevaient pas la radicalité de la défaite, mais parce que, à mon avis, il n’en voyaient pas les causes réelles. Surtout, leur attitude n’offrait aucune base pour donner une nouvelle force à la critique du capitalisme. Nous traversons une période de crise et de grandes expériences d’actions politiques collectives. Si nous ne sommes pas d’accord sur un modèle d’analyse, comment pouvons-nous être d’accord sur ce qu’il faut faire ?

Vous notez, en le regrettant, que le mouvement de masse en Italie à l’automne 1994 est resté « italien » ; que le mouvement de novembre et décembre en France est resté « français ». Quel type de riposte préconisez-vous ?

Vous rappelez-vous ces quelques mots : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous » ? Vous représentez « l’Humanité » n’est-ce pas ? L’Humanité, quel mot important ! L’empreinte internationale du mouvement communiste a eu une telle importance que ses adversaires s’en sont servi pour nous accuser d’être « sans-patrie ». Il y a eu un effort inouï (chez les communistes français en premier lieu) pour nous « nationaliser » pour nous faire reconnaître comme des acteurs nationaux, jusqu’à nous définir comme des patriotes. Le lien entre « national » et « international » a été constant, le thème de rencontres et de disputes, de recherches et de définitions stratégiques et aussi de ruptures : il en fut ainsi avec la Ire Internationale, à l’époque de la Première Guerre mondiale. Et la première grande crise de l’URSS fut la rupture avec la Chine de Mao à la fin des années cinquante : ce fut le début du déclin et la première étape de la défaite.

Est-il possible que ces thèmes ne reviennent pas aujourd’hui à l’époque de la globalisation ? Existe-t-il un forum européen où les gauches puissent confronter leurs opinions ?

Que pouvait-on faire pour que les mouvements en automne 1994 en Italie et en 1995 en France ne restent pas éloignés l’un de l’autre sans pouvoir communiquer ? On aurait pu, en 1994 en France et en 1995 en Italie, organiser des manifestations de solidarité massives. Et la même chose pouvait être faite avec les Espagnols, les Allemands, les Suédois et ainsi de suite. Mais nous sommes au début de quelque chose..

JOSÉ FORT AVEC ARIEL F.DUMONT

http://www.humanite.fr/pietro-ingra...


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