La "méthode Jospin" en question Les réformes en panne (article de décembre 1998)

dimanche 10 avril 2005.
 

L’état de grâce touche à sa fin. On le sent aux commentaires de presse qui soulignent la panne des réformes et les dissensions dans la majorité de gauche. On le sent aux tentatives du président de la République de reprendre la main, et à la nouvelle ardeur de portes-parole d’une droite toujours en lambeaux. Mais on le sent surtout à cette irritation sourde qui s’installe dans le peuple de gauche, parmi tant de ceux qui attendaient beaucoup du retour au pouvoir d’une gauche qui s’affichait anti-libérale, qui paraissait à nouveau morale et sociale. Et on le sent encore à cette multiplication des conflits sociaux qui s’enchaînent déjà, les cheminots, les contrôleurs, les postiers, les salariés des banques, ceux des hôpitaux et de telle ou telle entreprise privée, les sans-emplois.

L’état de grâce s’achève, c’est-à-dire cet état de confiance où l’on crédite le nouveau gouvernement d’une véritable volonté réformatrice, où l’on lui laisse le temps de mettre en œuvre les changements, où l’on comprend qu’il ne puisse pas tout faire en quelques mois, où l’on apprécie l’humilité de gauche après avoir été blessé par l’arrogance libérale de droite.

DIX-HUIT MOIS

Un état de confiance qui a été particulièrement long pour le gouvernement de Lionel Jospin. Dix-huit mois déjà. Dix-huit mois qui n’ont pas été exempts de conflits sociaux, les routiers, les chômeurs, Air-France, mais au cours desquels la volonté réformatrice du gouvernement n’était pas fondamentalement mise en cause. D’autant que celui-ci semblait entendre et accompagner les exigences qui montaient d’en bas - avec dans le cas des sans-emploi un temps de retard et d’incompréhension qui avait déjà valu à Lionel Jospin une chute, temporaire mais sensible, de sa côte de popularité.

Le mouvement des lycéens a ouvert une nouvelle phase. Celle de l’impatience, de l’irritation devant ces promesses et ces déclarations qui ne sont suivies d’aucun effet, et qu’incarnait si caricaturalement Claude Allègre ( dont les provocations démagogiques et systématiques contre le corps enseignant ne pouvaient masquer bien longtemps le dénuement et les grandes difficultés de l’école de la République). Vient aussi le temps de la méfiance vis-à-vis de cette méthode Jospin, dite " des petits pas ", qui chemine de renoncements en ajournements.

La gauche, avec Lionel Jospin en héraut, avait promis de dire ce qu’elle ferait et de faire ce qu’elle disait.

LES PROMESSES OUBLIÉES

Les lois Pasqua-Debré n’ont pas été abrogées, et seulement une partie de ceux qu’elles ont contraints à la clandestinité peuvent en sortir. On attendait un geste de générosité pour tous les sans-papiers qui ont demandé à être régularisés ; on a une crispation idéologique et véhémente qui divise et affaiblit la gauche. Et qui détourne des socialistes de larges couches de jeunes, d’intellectuels, de militants, de gens, qui n’acceptent pas cette nouvelle sécheresse de cœur.

On avait promis une réforme fiscale redistributive, la baisse de la TVA et le relèvement de l’ISF ; elles sont ajournées ou jetées aux oubliettes. Au lieu de quoi, on a un hymne à la croissance retrouvée, dont on sait pourtant qu’elle sera sensiblement plus faible que prévue en 1999 à cause de la crise financière mondiale, et qu’elle est de toute façon insuffisante pour répondre seule à l’urgence sociale.

On avait promis les 35 heures sans perte de salaire, avec une loi-cadre pour " lutter contre les horaires abusifs et les heures supplémentaires " (1). On a une première loi qui ne permet d’empêcher aucune dérive ; un patronat qui dénonce les conventions collectives et qui fait feu de tout bois pour saboter la création d’emplois consécutive aux 35 heures. Et on en est réduit à rassurer les salariés sur la seconde loi à venir, en l’an 2 000, au lieu de les avoir, mobilisés, aux côtés de la gauche.

On avait promis de stopper les privatisations. " Sécurité, éducation, transport, santé, poste, télécommunications : ces services publics doivent être garantis à tous les français " disions-nous (1). Elles ont repris de plus belle.

On avait promis de rétablir un contrôle sur les licenciements. La Convention sur l’Entreprise du Parti Socialiste vient de renouveler cette demande. Mais le gouvernement y " réfléchit " encore ; alors que fleurissent les plans sociaux dans des entreprises qui font de gros bénéfices, que les patrons font usage sans contrainte de cet exorbitant pouvoir de coercition et que la précarité explose.

On avait promis de consolider notre système de retraite par répartition, explicitement contre celui des fonds de pension. On ouvre la porte à ces derniers.

On avait dit oui à l’euro sous certaines conditions, dont celle d’un gouvernement économique européen. On a accepté l’euro sans gouvernement économique et on s’apprête à entériner le traité d’Amsterdam et ses transferts de souveraineté vers des organismes qui échappent au contrôle et au vote des citoyens. Pourtant treize gouvernements sur quinze de l’Union Européenne sont " de gauche"

CONTRESENS

La gauche devrait se garder d’un contresens. Elle n’a pas gagné en 1997 par défaut. Les citoyens qui lui ont donné les clefs du pouvoir, ont choisi un programme élaboré dans la foulée du mouvement social de novembre-décembre 1995. Ils l’ont choisi parce qu’il semblait répondre aux principales aspirations anti-libérales que ce mouvement a fait fleurir. Alain Juppé n’a pas été congédié pour son "image" exécrable (pourquoi l’était-elle ?). Et Jacques Chirac n’est pas sur le banc de touche parce qu’il a eu l’idée saugrenue de la dissolution. A un an d’intervalle, le résultat aurait été le même. Les citoyens ne veulent pas d’une politique libérale telle qu’elle leur est apparue dans toute sa nudité et ses conséquences sociales en 1995 et 96. Ce qu’ils n’acceptent pas de la droite, ils ne le toléreront pas davantage de la gauche. Et il ne faudrait pas en démoraliser beaucoup pour que changent les rapports de force politiques. La droite est certes écartelée, mais elle reprendra du mordant au fur et à mesure que la gauche reculera dans l’opinion. Et les digues qui la séparent encore de l’extrême-droite pourraient rompre bien plus massivement si se concrétisait la perspective d’un retour au pouvoir.

Chacun de nous, socialistes, est comptable devant le peuple de gauche des réformes ajournées ou abandonnées et des choix libéraux du gouvernement. Et chaque communiste aussi ; le soutien geignard de Robert Hue ne les en dédouanera pas. Et chaque militant(e) vert ; la piqûre euphorisante de Dany-le-libéral pour les élections européennes ne leur évitera pas l’effondrement des municipales et des législatives si la gauche est battue (cette fois-ci par défaut).

Il est urgent que les voix de gauche s’élèvent fermement, adossées au mouvement social qu’il faut fortifier, pour exiger un changement de cap du gouvernement. Et qu’on ne nous dise pas que ce n’est pas le moment alors que se ternit son image dans l’opinion et que la droite reprend du poil de la bête. Ce ne sont pas nos critiques qui l’affaiblissent mais sa politique. La méthode des petits pas étouffe les grandes réformes. Or c’est de celles-ci dont le pays a besoin pour répondre à l’urgence sociale et aux défis européens.

LE SYNDROME JUPPÉ

Avec le temps des difficultés vient celui des crispations. La voilà quand Lionel Jospin traite plusieurs fois d’irresponsables à l’Assemblée ceux qui demandent la régularisation des sans-papiers. On perçoit le glissement insensible d’une image de droiture et d’humilité au service d’un projet de gauche vers celle des certitudes technocratiques et de l’enfermement dans une tour d’ivoire quand s’imposent des choix néo-libéraux et qu’on reste insensible aux souffrances d’en-bas.

Tous ceux qui sont attachés à la réussite de la gauche devraient essayer d’en prémunir Lionel Jospin.

NOTES

(1) " Changeons d’avenir ; nos engagements pour la France ". Voir extraits ci-contre

"Nos engagements pour la France" (extraits)

Rappelons quelques uns des engagements socialistes contenus dans le petit fascicule qui servait de programme de campagne en mai-juin 1997. Il était introduit par un mot signé de Lionel Jospin lui-même qui affirmait : "Par respect des Français, nous voulons que notre programme soit autant d’engagements ".

* Créer 700.000 emplois pour les jeunes :

Aujourd’hui, l’État dépense des sommes considérables pour favoriser l’emploi des jeunes, qui ne font qu’entretenir le cercle vicieux de la précarité : petits boulots, CDD, "stages " de formation... En simplifiant drastiquement ces aides, sans augmenter les dépenses publiques, notre objectif est de créer 700.000 vrais emplois pour les jeunes, pour moitié dans le secteur public, pour moitié dans le secteur privé ".

70 milliards de francs continuent pourtant à alimenter aujourd’hui ce Il cercle vicieux de la précarité ".

* Réduire la durée du temps de travail :

Nous proposons de ramener progressivement la durée légale du temps de travail de 39 heures à 35 heures, sans diminution de salaire " .... .. Une loi-cadre, qui aura également pour objet de lutter contre les horaires abusifs et les heures supplémentaires, donnera l’impulsion à ce mouvement historique "

* Rendre aux français le pouvoir d’achat qui leur a été confisqué :

"Notre première priorité est de libérer du pouvoir d’achat pour ceux qui en ont le plus besoin ".

* Relancer l’effort de recherche :

Cet effort est indispensable pour le développement d’un pays moderne. Nous devons aller vers l’objectif de 2,5% du PIB pour le budget national de la recherche ".

* Rendre l’impôt plus juste :

"Nous allégerons la TVA sur les produits de première nécessité et accroîtrons le dégrèvement social de la taxe d’habitation, afin de concerter les baisses d’impôts sur les revenus modestes et moyens. Nous instaurerons une contribution plus juste du capital à la solidarité nationale en relevant le barème de l’impôt de Solidarité sur la Fortune. Enfin nous lutterons efficacement contre la fraude fiscale ".

* Préserver la retraite :

La retraite est le patrimoine de ceux qui n’ont pas de patrimoine ". Le plan Juppé visait, sans la moindre concertation, à la remettre en cause. Les fonds de pension votés par la droite vont gravement déstabiliser les retraites par répartition et accentuer les inégalités entre Français. Nous consoliderons le système de retraite par répartition, celui de tous les Français. "

* Supprimer les lois Pasqua-Debré :

Nous supprimerons les lois Pasqua-Debré. Nous rétablirons les droits fondamentaux au mariage, à la vie en famille et le droit d’asile, ainsi que le code de la nationalité dans sa vision républicaine ".

* Rénover les services publics ; Stopper les privatisations :

"Sécurité, éducation, transports, santé, poste, télécommunications : ces services publics doivent être garantis à tous les Français. Nous considérons que Il le service public à la française " est un exemple. Nous refusons la privatisation des services publics et leur transformation en objet de profit ".

* Renforcer l’Europe politique

Nous ne voulons pas de "grignotage " de notre souveraineté, ni de dilution de la France, nous voulons une souveraineté partagée ".

Démocratie & Socialisme n° 60 - décembre 1998


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