Les poissons sauvages en péril

dimanche 1er janvier 2017.
 

A) La pêche durable se met à table

À la maison comme au restaurant, ce sont souvent les espèces les plus menacées qui rissolent dans la poêle. Le thon, le cabillaud, le saumon, le bar ou encore la raie sont tellement pêchés que ces poissons ne sont pas à l’abri d’une disparition, tout du moins à l’état sauvage.

Si l’océan est un vaste garde-manger, sous les flots le désert gagne. En prélevant toujours plus, toujours plus loin, toujours plus profond et aveuglément, la pêche ne laisse plus le temps à la ressource de se régénérer. À ce problème s’ajoutent les effets du réchauffement climatique qui affectent les habitats, dérèglent la reproduction, provoquent des migrations et déséquilibrent les écosystèmes. L’urgence est déjà là. Selon le rapport 2014 de la FAO, Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, 61,3 % des poissons sont aujourd’hui exploités à leur maximum et 28,8 % sont prélevés à des niveaux biologiquement non viables. Sans mise en place de plans de gestion rigoureux, ceux-là peuvent disparaître. Car le goût pour les produits de la mer ne fait que s’amplifier. Chaque année, 136 millions de tonnes sont consommés dans le monde, soit 19,2 kg par habitant et par an. Les Français font partie des grands amateurs de chair iodée avec une moyenne de 35 kg par personne, deux fois plus que dans les années 1960. « La pêche est arrivée à un plateau. Elle a atteint sa capacité maximale de prélèvement depuis les années 1990 », constate Élisabeth Vallet, directrice de l’ONG SeaWeb Europe, qui édite chaque année un Guide des espèces à l’usage des professionnels. Dans la chaîne alimentaire de la mer à l’assiette, « les restaurateurs sont un maillon clé pour sensibiliser le consommateur en évitant d’inscrire au menu des espèces en danger », argumente-t-elle.

« Dans les cuisines, on a encore peu conscience de ces enjeux. En général, un chef se préoccupe de la fraîcheur, de la provenance, pas de l’état des stocks, ni des techniques de pêche. Encore moins du cycle de reproduction », déplore Olivier Roellinger, ambassadeur du Concours pour la préservation des ressources de la mer coorganisé par SeaWeb Europe et l’école de gastronomie Ferrandi. Or, insiste le chef des Maisons de Bricourt  : « La cuisine est au carrefour des enjeux de nos sociétés. Les chefs sont des prescripteurs. Ils peuvent prendre l’initiative de cuisiner les 40 % de poissons qui sont pêchés mais non vendus. » Respect du produit, respect de l’humain

Servir des produits durables, François Pasteau en a fait une devise. Dans son restaurant parisien, tout respire la conviction. En ouvrant l’Épi Dupin il y a vingt et un ans, le chef s’était promis de ne jamais déroger à deux principes  : respect du produit, respect de l’humain. Les produis sont frais, achetés en circuit court, les mets sont imaginés en fonction des saisons, toutes les pluches et déchets sont recyclés. L’Épi Dupin est branché depuis longtemps sur le courant alternatif. Et pourtant, dans cette éthique pratiquée en équipe, la conscience des menaces qui pèsent sur la ressource halieutique est arrivée tardivement. « La crise du thon rouge a servi de déclencheur », confie François Pasteau. Convaincu depuis longtemps que « l’influence des chefs leur donne une responsabilité », il part à la recherche des outils manquants que sa rencontre avec SeaWeb Europe va combler. Devenu militant de la cause des océans et président de l’ONG, le cuisinier mène un actif travail de sensibilisation auprès de ses confrères. Une de ses dernières escales l’a mené en Normandie.

Le temps d’un week-end, une vingtaine de chefs ont retiré les toques et chaussé les bottes pour parcourir les landes sableuses de la baie du Mont-Saint-Michel. L’association Générations Cuisines et cultures, qui « permet aux cuisiniers de se rencontrer, de sortir de leur quotidien », explique son président, Jacques Marcon, chef trois étoiles du restaurant Régis et Jacques Marcon à Saint-Bonnet-le-Froid, en Haute-Loire, a décidé de mettre la pêche durable au menu d’une de ses rencontres. SeaWeb Europe apporte son expertise. Rendez-vous à Granville, premier port coquillier de France, en Basse-Normandie. À la rencontre de la matière première

L’aube pointe sur la ville endormie. La lumière des lampadaires lambine encore sur les eaux du port. Les bateaux, de frêles esquifs amarrés les uns aux autres, sont au repos car seule la marée décide de l’heure du départ en pêche. Les cuisiniers débarquent sur le quai, les mines défraîchies. Mais l’enthousiasme est là. « Moi qui suis un terrien, j’assiste à ma première criée. C’est important pour un cuisinier de savoir comment les produits sont pêchés, élevés, fabriqués », confie Jacques Marcon. La veille, ils ont apprécié un repas tout spécialement préparé par un de leurs pairs, Jonathan Datin, chef de l’Edulis. On déguste, on se retrouve, on boit un verre, on se couche tard… et se lève tôt. Mais la criée n’attend pas. Selon les jours, une demi-heure d’enchères suffit pour faire partir les lots. Les dorades grises reposent dans la glace. Les homards bleus sont stockés en bout de halle. Rangés plus loin, un grand nombre de poissons que les filets ont relevés, de la roussette, du tacaud, du chinchard. La plupart finiront en farine pour l’aquaculture. « Sur 85 espèces capturées, seules 50 ont une valeur commerciale », concède Arnaud Manner, directeur du groupement de professionnels Normandie Fraîcheur Mer (NFM).

L’œil averti, les cuistots repèrent vite un fretin défraîchi. Ils sont moins nombreux à localiser une espèce menacée. « Ceux-là ne sont pas durables », s’émeut François Pasteau, désignant des caisses entières de raies ou de requins. La criée terminée, le cuisinier part à la rencontre de sa matière première et embarque avec un pêcheur pour 12 heures de ballottement sur une mer agitée. Direction l’archipel de Chausey et son chapelet de 360 îlots qui émergent des eaux quand la mer se retire. Deux cents casiers à homards attendent d’être relevés. Le bateau est petit, presque un rafiot. La mer dicte sa loi. Elle roule et cogne, pousse la coque vers les récifs. La tâche est rude, physique, ingrate. Le chef, pourtant habitué aux jours sans fin dans la cuisine, revient essoré. Cette ressource-là se mérite. Raison de plus pour la respecter.

Face à la concurrence, anglaise notamment, les professionnels de Granville défendent la pêche artisanale, qui prend soin de la ressource. Le port est spécialisé dans le bulot. Coquillage d’eau froide, ce mollusque est sensible au réchauffement climatique. « Par mesure de sauvegarde, nous fermons la pêche en janvier, moment du pic de ponte. Les autres pêcheries ne le font pas », s’indigne Didier Leguelinel, président de la commission bulots de NFM. La température de l’eau doit descendre sous les 8 °C pour que la ponte ait lieu. « Ce ne fut pas le cas cet hiver, alors nous avons laissé davantage de géniteurs dans la mer et augmenté la taille autorisée à prélever », ajoute-t-il. Des mesures laissées au libre arbitre des pêcheries, en l’absence de réglementation. L’Union européenne peine à se doter d’une politique de pêche durable commune à ses États membres. Quant à imaginer une gouvernance mondiale des océans… l’édifice est encore en jachère au sein des Nations unies. Résultat, de nombreuses espèces, comme la dorade grise dont la principale zone de pêche européenne se trouve en Basse-Normandie, ne bénéficient d’aucun encadrement, ni sur le poids, ni sur la taille. « On ne connaît pas vraiment le stock, la régulation des pêches se fait par le marché », reconnaît Arnaud Manner. «  La restauration se mobilise depuis dix ans  »

Pourtant, pointe le rapport de la FAO, « notre sécurité alimentaire future dépend de la manière dont nous traitons le monde aquatique ». De ce point de vue, pointe Didier Leguelinel, « on sent que la restauration se sensibilise depuis dix ans ». Une prise de conscience en grande partie due à la nouvelle génération. Olivier Roellinger en est convaincu  : « Les jeunes sont différents de nous. Ils sont pétris d’écologie. Ce mot, qui existait à peine dans notre milieu il y a trente ans, est entré dans le quotidien. » À 33 ans, Jérémy Galvan est aux fourneaux d’une des tables prometteuses de Lyon. « La génération avant moi a eu accès à la profusion. Pour nous, c’est différent. La rareté nous a amenés à réfléchir à nos pratiques », argumente ce petit-fils de maraîcher, adhérent de Générations Cuisines et cultures, qui ressort du week-end à Granville plus armé sur les questions essentielles à se poser pour promouvoir la pêche durable.

Ces questions, Emmanuel Charles ne les avait pas toutes intégrées avant de s’inscrire au concours Olivier Roellinger. « Le préparer m’a beaucoup sensibilisé. Comme j’ai la chance de travailler dans un restaurant proche de la mer, je discute avec les pêcheurs. Maintenant, je vais mieux faire attention aux stocks et à la reproduction », assure le jeune second du restaurant la Butte. Sous le regard fier de son chef de cuisine, Nicolas Conraux, il a reçu le premier prix de la catégorie professionnelle pour son « tacaud en écaille de pommes de terre & cannelloni de poireaux ». L’anthropologue Claude Lévi-Strauss assurait  : « Il ne suffit pas qu’un aliment soit bon à manger, encore faut-il qu’il soit bon à penser. » En travaillant à concilier ces deux fonctions, Emmanuel Charles le reconnaît volontiers  : « Je rentre aujourd’hui dans la catégorie des cuisiniers militants. »

Du poisson sauvage pour nourrir Le poisson d’élevage

Selon la FAO, l’aquaculture fournit désormais près de 50 % du poisson destiné à la consommation humaine. Elle devrait atteindre 60 % en 2030. Moules, huîtres et saumons formentle trio de tête des ressources élevées, suivi par la truite, la crevette, le bar et la dorade. «  Développées de manière responsable, les fermes aquacoles peuvent offrir des avantages durables en matière de sécurité alimentaire  », estime la FAO. Mais deux problèmes majeurs se posent. Les espèces élevées sont carnivores. Or 5 kg de poissons sauvages sont nécessaires pour produire 1 kg de farine servant l’alimentation des poissons d’élevage. Résultat, les petits poissons tels les harengs, anchois, sardines deviennent des « poissons fourrages » victimes de surpêche. Cette «  pêche minotière » représente un tiers des captures mondiales. De plus, développée dans une optique de «  prise de marché  », l’aquaculture s’enferme dans les mêmes impasses que l’agriculture intensive en multipliant l’utilisation d’antibiotiques, d’antiparasitaires, d’antiprédateurs, de désinfectants, etc.

Source : http://www.humanite.fr/la-peche-dur...


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message