Les starts-up : mirages du techno-capitalisme

lundi 20 mars 2017.
 

A) Les start-up, fantasme de la réussite pour tous

Les start-up et entrepreneurs sont chouchoutés par nombre de candidats à la présidentielle, ils seraient innovants et créateurs d’emplois. Plongée au cœur de la réalité économique de ces jeunes pousses trop à la mode.

À 16 ans, Philippine a bien intégré tous les codes. Vêtue de son sweat-shirt à capuche floqué du logo de son entreprise, New School, l’uniforme popularisé par Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook, la lycéenne des Yvelines écume les concours de start-up où elle présente son idée devant des investisseurs. Après avoir récupéré plus de 60 000 euros en financement participatif et avant même sa première levée de fonds, elle fut la coqueluche de plusieurs médias, a reçu le soutien du candidat à la primaire de la droite Alain Juppé et de l’ex-présidente du Medef Laurence Parisot et est devenue le symbole français d’un « esprit start-up ».

Le premier tour de financement d’une start-up, c’est 500 000 euros

Son idée est simple  : faciliter l’appel des élèves en début de cours. Chacun d’entre eux est équipé d’un badge électronique. Le professeur envoie juste un signal via son smartphone et peut commencer la classe. Si au bout de dix minutes un élève manque à l’appel, une notification est envoyée à l’enseignant et un SMS transmis aux parents. Du simple flicage par la technologie, en somme. Mais l’enrobage « innovant » et la promesse de faire gagner 28 heures de cours par an en automatisant le temps de l’appel séduit. L’éducation nationale étudie la question. Un programme test est même en cours dans les Yvelines et Apple a pris la jeune start-uppeuse sous son aile.

L’anecdote montre combien l’engouement autour de ces jeunes entrepreneurs technologiques est aujourd’hui puissant. Toulouse est « So Start-up  ! », la « Loire Valley » espère rapprocher la Touraine de la Californie, mais c’est Paris qui s’affirme comme la « Silicon Valley à la française ». En dix ans, ce nouveau modèle de réussite s’est imposé et offre une cure de jouvence au capitalisme. Devenir milliardaire en étant son propre patron devient la consécration accessible à tous, du moment qu’on trouve la bonne idée au moment juste, pour rencontrer les consommateurs.

Et l’argent coule à flots. « Le montant moyen investi en amorçage, c’est-à-dire le premier tour de financement d’une start-up, c’est 500 000 euros. En échange, elle lâche 25 à 30 % de son capital. Cela veut dire que la start-up est valorisée au moins 1,5 million d’euros », explique Charles Degand, start-upper et grand connaisseur du milieu. La valeur de ces entreprises est uniquement basée sur les normes du marché, détachées du chiffre d’affaires. Les start-up se placent en marge du reste de l’économie. « Les investisseurs payent tout de suite le prix qu’ils espèrent que la start-up vaudra dans deux ou trois ans, explique le fondateur de FundMe et d’AngelSquare. Un plombier, par exemple, n’a pas ce potentiel de croissance. Mais une place de marché qui recense tous les plombiers du territoire et qui permet à n’importe quel Français de trouver son artisan en quelques minutes, là il y a de l’innovation et du potentiel. »

«  En France on n’a ni la masse, ni cette culture du capital risque »

Les « business angels » les plus connus sont de grands entrepreneurs du Web, comme Xavier Niel, fondateur de Free, Jacques-Antoine Granjon (Vente-privée.com) ou Henri Seydoux, fils du patron de Pathé et PDG de l’entreprise Parrot, spécialiste des drones… On trouve aussi d’autres fondateurs de start-up, des avocats ou des cadres de grandes entreprises. Certains investisseurs sont tellement influents que la Banque publique d’investissement (BPI) fournit des aides automatiques aux entreprises qu’ils financent… Les start-up sont aussi très soutenues par l’argent public. Par exemple, 81 % d’entre elles bénéficient du crédit d’impôt compétitivité emploi (Cice), 71 % du crédit d’impôt recherche (CIR). La BPI offre de nombreuses subventions et les collectivités des aides à l’installation.

Les business angels sont particulièrement chouchoutés dans le programme de François Fillon. Le candidat de droite veut multiplier leur nombre par dix car ils ne seraient « que 8 000 » en France. Pour cela, il promet de nouvelles réductions d’impôts pour ceux qui investissent dans les start-up. Et, en cas de perte de capital, il suggère de demander au fisc de rembourser 50 % des montants investis. Une mesure plus qu’inquiétante, 9 start-up sur 10 disparaissant dans les trois ans après leur création… « C’est la privatisation des profits et la mutualisation des pertes, reconnaît Charles Degand. Et puis, c’est la menace de créer une bulle spéculative autour des start-up qui seront valorisées des millions alors qu’elles ne gagneront pas un euro… »

Yann Le Pollotec, responsable du secteur révolution numérique au sein du PCF, explique que ce modèle très déséquilibré n’est pas adapté à la France. « Aux États-Unis, ils créent des milliers de start-up qui disparaissent et seule une poignée sort du lot. C’est une sélection par l’échec. Sauf qu’en France on n’a ni la masse, ni cette culture du capital risque. C’est surtout l’État qui va y mettre de sa poche. Et, plutôt que de mettre de l’argent dans les start-up, l’État ferait mieux d’investir dans la recherche publique, de l’innovation tournée réellement vers l’intérêt général. »

Comme l’essentiel du financement de ces entreprises tourne autour des levées de fonds auprès des investisseurs, le bagout commercial est devenu central. Dans le monde des start-up, on appelle ça le «  pitch  ». En cinq minutes, pas plus, il faut expliquer pourquoi on va séduire le consommateur en augmentant sa « puissance d’agir » (« empowerment », dans le jargon), exalter le produit, en montrer les challenges… Le tout en parsemant son discours des termes attendus  : « Révolutionnaire », « innovant », « disruptif » et de moult anglicismes… « Il y a maintenant des ‘‘coachs de pitch’’. Les incubateurs donnent des cours et organisent des ‘‘pitch days’’ avec des investisseurs, raconte Charles Degand. Beaucoup de projets n’ont pas grand sens et participent à creuser le fossé qui s’est créé entre les start-up et l’économie normale. J’ai rencontré des boîtes qui vivent depuis cinq ou six ans uniquement par les subventions publiques, des bureaux gratuits, les prix des concours de pitch, sans modèle économique viable. Il ne faut pas caricaturer, mais il faut se rendre compte que les start-up qui vont vraiment marcher sont des exceptions. »

Cet engouement pro-start-up comble aussi un vide. « Comme les hommes politiques n’ont globalement rien de positif à annoncer sur le terrain de l’économie, ils ont pris le créneau des start-up pour avoir des bonnes nouvelles à annoncer, avance Arthur Muller, fondateur de la start-up Liegey Muller Pons (LMP). Un ministre de l’Économie préfère être associé avec le patron de Blablacar qui va recruter 40 développeurs que d’aller se confronter à l’industrie en crise à Florange. » Et les politiques, Arthur Muller les connaît bien. Ce sont ses principaux clients. La start-up propose d’aider les partis à optimiser leur porte-à-porte grâce au big data, en croisant les résultats électoraux et des données sociodémographiques. En marche  !, le mouvement d’Emmanuel Macron, s’est offert ses services pour 2017.

94 % des travailleurs de start-up ont bac + 5 minimum

L’ancien ministre est l’un des candidats à la présidentielle les plus enthousiastes. « Il faut des jeunes Français qui aient envie de devenir milliardaires », lançait-il début 2015. Macron écume les start-up françaises, vante leur force de progrès, d’innovation et, surtout, leurs capacités à créer de l’emploi. Mais, de cela, on peut en douter. « Cela fait débat, surtout aux États-Unis, tempère Arthur Muller. Est-ce que les start-up créent vraiment de l’emploi ou est-ce que leurs activités reposent tellement sur les technologies qu’elles n’ont plus besoin de salariés  ? Beaucoup d’entrepreneurs de la Silicon Valley défendent le revenu universel, car, s’ils n’ont plus besoin de salariés, ils ont besoin de consommateurs… » LMP espère recruter dans les prochains mois une dizaine de profils ultraqualifiés. Une constante dans toutes ces start-up technologiques. Le baromètre 2015 réalisé par le cabinet Ernst & Young montre que 94 % des travailleurs de start-up ont bac + 5 minimum. Le mythe du jeune entrepreneur autodidacte en prend un coup. « Mes salariés sortent tous de grandes écoles, comme Polytechnique ou HEC, et ils peuvent tous retrouver du travail demain, reconnaît le patron de LMP. Les développeurs et les statisticiens qui sont capables de faire ce que je leur demande sont très peu nombreux et je dois aller les chercher dès l’école pour les piquer à la finance ou aux assurances. »

Autre information de ce baromètre, 91 % des salariés de ces jeunes pousses sont en CDI. Pourtant, la droite comme Emmanuel Macron promettent à ces entrepreneurs plus de flexibilité, lorsque ce n’est pas de casser complètement le CDI pour qu’ils n’aient plus peur d’embaucher… « Moi, je n’ai jamais entendu un start-upper qui se plaignait du CDI », s’étonne Charles Degand. Même son de cloche chez LMP  : « Si je proposais des offres en CDD, les candidats rigoleraient. Mes développeurs demandent une double période d’essai, pour pouvoir partir du jour au lendemain s’ils trouvent mieux ailleurs. Il ne faut pas nous confondre avec les chauffeurs d’Uber, qui sont autoentrepreneurs et non pas salariés de start-up… » Le baromètre avance d’ailleurs que seuls 37 % des patrons de start-up se plaignent du coût du travail français.

Arthur Muller attire ses salariés en leur proposant un projet et une autre organisation du travail, horizontale. « Beaucoup de jeunes aiment travailler dans ces structures, parce qu’il y a une culture de l’échange, de la collaboration. On n’est pas que le maillon d’une chaîne. Mais il faut aussi savoir faire preuve d’autonomie, parfois changer de rôle, c’est exigeant et cela ne plaît pas à tout le monde. » Et le start-upper de reconnaître  : « Vous savez, l’écosystème français est très favorable pour les start-up. Mais c’est vrai que pour qui veut monter une entreprise de BTP ou une boulangerie, il n’y a pas toutes ces aides… » D’autres modèles existent pourtant. « C’est vrai que beaucoup de jeunes ne veulent plus de patron et recherchent les moyens d’être créatifs, explique Yann Le Pollotec. Mais, pour cela, les modèles coopératifs de l’économie sociale et solidaire, tout comme les lieux alternatifs comme les fab labs, sont bien plus adaptés que les start-up.  »

Pierric Marissal, L’Humanité

En quelques chiffres clés

- La France compte un peu plus de 10 000 start-up, la très grande majorité à Paris. - Le patron de start-up moyen est un homme de 40 ans, titulaire d’un master de grande école. 9 % seulement sont dirigées par des femmes. - 44 start-up françaises ont levé des fonds en novembre dernier pour un total de 359 millions d’euros. La valorisation cumulée des start-up parisiennes atteint 11 milliards d’euros. - En 2015, la Banque publique d’investissement a consacré 1,3 milliard d’euros d’aides et de financements aux start-up.

B) Éric Sadin : «  La start-up est le consensus social-libéral de notre époque  »

Le philosophe Éric Sadin est depuis une quinzaine d’années l’un des observateurs les plus critiques des conséquences du numérique sur notre société, et de la vision du monde qui en découle. Entretien.

Pourquoi cette glorification des start-up et des jeunes entrepreneurs  ?

Éric Sadin Cela vient du mythe du garage. De ces ingénieurs qui s’affranchissaient d’une forme d’autorité et qui s’inscrivaient dans la prise de risque, l’audace et l’aventure technologique. Les deux grandes figures sont Steve Jobs et Steve Wozniak qui, dans les années 1970, ont fondé Apple. Depuis dix ans, ce mythe du garage est devenu celui de la start-up. L’audace entrepreneuriale est désormais accessible au commun des mortels. Cela induit un nouvel horizon du capitalisme qui permet à tout le monde de s’y raccorder. Du start-uppeur qui a une idée, au codeur, au « collaborateur créatif » ou encore à l’autoentrepreneur « indépendant ». Chacun peut devenir milliardaire, comme le promeut Macron. Ce mythe est récupéré et célébré par quasiment tous les bords politiques, car tout le monde peut y piocher des arguments. En cela, la start-up incarne le consensus social-libéral de notre temps. Elle est aussi glorifiée comme célébration de la jeunesse ; la start-up permet d’offrir une cure de jouvence au capitalisme. Mais le développement des start-up ne consiste souvent qu’à trouver des moyens de collecter des données relatives à chaque séquence de notre existence, avec des applications et des capteurs que l’on veut placer partout  : sur les biberons, les balances, les miroirs, les vêtements connectés… Dans le but de monétiser tous les champs de la vie. Et tout cela est considéré par la société comme un modèle bienvenu, qui va nous guérir de tous nos maux, sans en saisir les conséquences. Comment un tel aveuglement est-il possible  ?

S’il y a un mythe autour de la start-up, c’est que la réalité est autre  ?

Éric Sadin Si l’on y regarde de plus près, les start-up ne créent pas tant d’emplois que ça. C’est le régime de la précarité qui prévaut et neuf sur dix échouent dans les deux ans. Les équipes sont petites et les pressions horaires terribles. On est dans le régime du « cool », ce qui permet de demander à tout le monde de travailler jusque minuit, mais avec une pause pour faire une partie de ping-pong. Tout le monde se tutoie, mais on fait des boot camps (sessions intensives – NDLR) tout le week-end. On emprunte même des termes de travail au vocabulaire militaire. Ces nouveaux entrepreneurs sont bien différents des précédents  : ils n’engagent plus leur responsabilité, ne font plus d’emprunts, ne montent plus d’équipe, et peu louent encore de locaux… Ils n’engagent même plus leur propre argent  : une rencontre avec des « business angels », qu’on « pitche » en cinq minutes et on repart avec des dizaines de milliers d’euros… Ce qui induit de facto des formes d’irresponsabilité.

Pourquoi un tel soutien de la société  ? Sommes-nous embobinés ou y a-t-il une véritable adhésion  ?

Éric Sadin Les deux en même temps. L’épicentre du succès entrepreneurial de notre temps est la Silicon Valley. La réussite est insolente, cela devient la vérité économique. Les partis français n’ont rien d’autre à dire que « dupliquons, faisons la même chose à notre mesure ». Cela devient donc une vérité politique, que l’on soutient par des financements publics. On noue un partenariat entre Microsoft et l’éducation nationale car, comme le dit le président de la Banque publique d’investissement, « il ne faut pas rater le train ». Ce qu’on appelait il y a quinze ans le numérique, celui qui donnait accès à la plateforme Gallica (qui numérise le fonds de la BNF – NDLR) par exemple, et le numérique d’aujourd’hui, qui truffe notre existence de capteurs, n’ont plus rien à voir. On va vers une disqualification à terme de l’action humaine. Lorsqu’on met les choses bout à bout, la quantification, la visibilité en temps réel de tout, l’organisation algorithmique et la marchandisation de chaque séquence de la vie, on peut parler d’un changement de civilisation et non d’un simple changement de société. Et la start-up y contribue actuellement pour une large part.

Pourquoi y a-t-il une affinité toute particulière entre le monde de la start-up et le social-libéralisme  ?

Éric Sadin L’origine vient des forts liens idéologiques entre ce qu’on appelait « la nouvelle gauche » et l’époque où la Silicon Valley se revendiquait comme « contre-culture » et voulait la fin des structures hiérarchiques et l’autonomie de l’individu. Cela court jusqu’à aujourd’hui avec ladite « économie du partage » et la désintermédiation. Une pensée politique s’est développée en parallèle, dont Barack Obama était le premier porte-parole, promettant la transparence et l’émancipation par la technologie et même un surcroît démocratique. Ce discours a séduit tout le social-libéralisme de la planète, en refusant de voir que des entreprises en avaient déjà privatisé tous les aspects, en particulier l’économie de plateforme. De temps en temps, cette gauche se dresse contre les abus d’Uber ou d’Airbnb, s’achète une bonne conscience à peu de frais. Mais elle ambitionne tout de même de transformer Paris en la Silicon Valley française et confie le projet de la halle Freyssinet à Xavier Niel. Il est plus que temps de nous opposer à ce modèle industriel qui est en train de balayer en quelques années tant de nos acquis sociaux, autant qu’il bafoue nombre de nos principes civilisationnels fondateurs. le philosophe alerte contre La Silicolonisation du monde

Dans la Silicolonisation du monde, ouvrage paru en octobre dernier aux éditions l’Échappée, Éric Sadin retrace « l’irrésistible ascension du libéralisme numérique », dès premiers âges de la Silicon Valley jusqu’au temps présent, décryptant le changement de civilisation qui nous guette. Dans la vision du monde promue par le techno-capitalisme, l’humain est fondamentalement imparfait et n’attend que d’être amélioré par la technique, explique l’auteur. Celle-ci nous entoure, nous assiste et nous dirige, nous demandant de moins en moins notre avis.

Entretien réalisé par Pierric Marissal, L’Humanité


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