Les révolutions de 1848 et le prolétariat (Marx 1856)

samedi 2 décembre 2006.
 

Les révolutions de 1848 furent des épisodes, de tout petits craquements, de toutes petites déchirures dans l’écorce solide de la société bourgeoise. Mais elles dévoilèrent l’abîme que recouvrait cette écorce, sous laquelle bouillonnait un océan sans fin capable, une fois déchaîné, d’emporter des continents entiers. Elles annoncèrent à grand fracas l’émancipation du prolétariat, secret du XIXème siècle et de sa révolution.

Cette révolution, il est vrai, ne fut pas une trouvaille de l’année 1848. La vapeur, l’électricité et les inventions diverses avaient un caractère révolutionnaire autrement dangereux que les bourgeois Barbès, Raspail et Blanqui. Mais sentons-nous l’atmosphère que nous respirons et qui pourtant pèse sur nous d’un poids de 10.000 kilos ? La société européenne de 1848 ne sentait pas davantage l’atmosphère révolutionnaire qui la baignait et pesait sur elle de toutes parts.

Il est un fait important qui caractérise le XIXème siècle et qu’aucun parti ne saurait nier. D’un côté, ce siècle a vu naître des forces industrielles et scientifiques qu’on n’aurait pas même pu imaginer à une époque antérieure. D’autre part, les signes se multiplient d’une déchéance telle qu’elle éclipsera même la fameuse décadence des dernières années de l’empire romain.

De notre temps, toute chose parait grosse de son contraire. La machine qui possède le don prodigieux d’agréger et de féconder le travail humain, entraîne la faim et l’excès de travail. Les nouvelles forces de richesse que l’homme vient d’acquérir se transforment, par un caprice étrange du sort, en sources de misère. On dirait que chaque victoire de l’art se paie par une perte de caractère.

L’humanité acquiert la maîtrise de la nature, mais, en même temps, l’homme devient l’esclave des hommes et de sa propre infamie. La pure lumière de la science elle-même semble avoir besoin, pour resplendir, du contraste de l’ignorance. Toutes nos découvertes et tout notre progrès ont pour résultat, semble-t-il, de doter les forces matérielles d’une vie intelligente et de ravaler l’homme au niveau d’une simple force matérielle. Cet antagonisme entre la science et l’industrie modernes d’une part, la misère et la décadence modernes de l’autre, cette contradiction entre les forces productives et les conditions sociales de notre époque est un fait, un fait paient, indéniable, écrasant. Certains partis peuvent en gémir, d’autres souhaiter l’anéantissement des découvertes modernes pour se délivrer par là-même des conflits actuels. Libre à eux d’imaginer qu’un progrès aussi marqué en économie doit, pour être complet, s’accompagner d’une régression non moins marquée en politique. Quant à nous, nous ne voulons pas méconnaître l’esprit solide qui travaille activement à dénouer toutes ces contradictions. Nous savons que les nouvelles forces de la société n’ont besoin, pour faire œuvre utile, que de nouveaux hommes. Ces hommes, ce sont les ouvriers.

Les ouvriers sont le produit de l’époque actuelle en même temps que la machine elle-même. Aux signes qui mettent en émoi la bourgeoisie, l’aristocratie et les malheureux prophètes de la réaction, nous reconnaissons notre vieil ami, notre Robin Hood à nous, notre vieille taupe qui sait si bien travailler sous terre pour apparaître brusquement : la Révolution. Les ouvriers anglais sont les premiers-nés de l’industrie moderne. Ils ne seront sûrement pas les derniers à appeler la révolution sociale, elle aussi fille de cette même industrie, révolution qui sera la libération de toute leur classe dans le monde entier et qui sera aussi internationale que l’est la domination du capital et l’esclavage du salariat. Je sais que la lutte héroïque soutenue par les ouvriers d’Angleterre depuis le milieu du siècle dernier, lutte qui n’a pas eu l’auréole de la gloire, car les historiens bourgeois l’ont laissée dans l’ombre et passée sous silence. Au moyen âge, il y avait en Allemagne un tribunal secret, la " Sainte-Vehme ", qui vengeait tous les méfaits commis par des puissants. Quand on voyait une croix rouge sur une maison, on savait que son propriétaire aurait affaire à la Sainte-Vehme. Aujourd’hui, la croix rouge mystérieuse marque toutes les maisons d’Europe. L’histoire elle-même rend la justice, et le prolétariat exécutera la sentence.


Une autre traduction de ce texte, due à Louis Janover et Maximilien Rubel, dans « De l’usage de Marx en temps de crise », Spartacus Série B nº129 - Mai/Juin 1984

Appel au prolétariat anglais

Les soi-disant révolutions de 1848 n’ont été que de simples incidents, de menues cassures et lézardes dans la dure écorce de la société européenne. Mais elles y découvraient un gouffre. Sous une surface d’apparence solide, elles révélèrent des océans de masse liquide qui n’a qu’à s’épandre pour faire voler en éclats des continents de roche dure. Elles proclamèrent bruyamment et confusément l’émancipation du prolétariat, ce mystère du XIXe siècle et de la révolution de ce siècle.

En vérité, cette révolution sociale n’était pas une nouveauté inventée en 1848. La vapeur, l’électricité et le métier à filer étaient des révolutionnaires infiniment plus dangereux que des citoyens de la stature d’un Barbès, d’un Raspail et d’un Blanqui. Cependant, quoique l’atmosphère dans laquelle nous vivons fasse peser sur chacun de nous un poids de 20 000 livres, vous en apercevez-vous ? Pas plus que la société européenne d’avant 1848 ne s’apercevait de l’atmosphère révolutionnaire qui l’enveloppait et l’oppressait de toutes parts.

Il est un fait écrasant qui caractérise notre XIXe siècle, un fait qu’aucun parti n’ose contester. D’un côté, des forces industrielles et scientifiques se sont éveillées à la vie, qu’aucune époque antérieure de l’histoire humaine ne pouvait même soupçonner. De l’autre côté, apparaissent des signes de déclin qui éclipsent les horreurs relevées lors de la dernière période de l’Empire romain.

De nos jours, chaque chose paraît grosse de son contraire. Nous voyons que les machines douées du merveilleux pouvoir de réduire le travail humain et de le rendre fécond le font dépérir et s’exténuer. Les sources de richesse nouvellement découvertes se changent, par un étrange sortilège, en sources de détresse. Il semble que les triomphes de la technique s’achètent au prix de la déchéance morale.

A mesure que l’humanité maîtrise la nature, l’homme semble devenir l’esclave de ses pareils ou de sa propre infamie. Même la pure lumière de la science semble ne pouvoir luire autrement que sur le fond obscur de l’ignorance. Toutes nos découvertes et tous nos progrès semblent avoir pour résultat de doter de vie intellectuelle les forces matérielles et de dégrader la vie humaine à une force matérielle. Cet antagonisme entre l’industrie et la science modernes d’autre part, et la misère et la décomposition morale d’autre part, cet antagonisme entre les forces productives et les rapports sociaux de notre époque est un fait tangible, écrasant et impossible à nier. Tels partis le déplorent, d’autres souhaitent se débarrasser de la technique moderne, pour peu qu’ils se délivrent des conflits modernes ; ou bien s’imaginent qu’un progrès aussi important dans l’industrie doit nécessairement s’accompagner d’une régression non moins considérable en politique. Pour notre part, nous ne nous abusons pas quant à la nature de l’esprit retors qui ne cesse d’imprégner toutes ces contradictions. Nous savons que pour faire oeuvre utile les forces nouvelles de la société ont besoin d’une chose, à savoir d’hommes nouveaux qui maîtrisent ces forces ; et ces hommes nouveaux, ce sont les travailleurs. Ils sont tout autant une invention des temps modernes que les machines elles-mêmes. Dans les symptômes qui déconcertent la bourgeoisie, l’aristocratie et les piètres prophètes de la régression, nous retrouvons notre brave ami, Robin Goodfellow, la vieille taupe capable de travailler si vite sous terre, l’excellent mineur - la révolution. Les travailleurs anglais sont les pionniers de l’industrie moderne. Ils ne seront certainement pas les derniers à venir à l’aide de la révolution sociale engendrée par cette industrie, une révolution qui signifie l’émancipation de leur propre classe et de l’esclavage salarié. Je sais les luttes héroïques que les ouvriers anglais ont menées depuis le milieu du siècle dernier, luttes moins glorifiées parce que oubliées et mises sous le boisseau par les historiens bourgeois.

Pour faire expier les méfaits commis par les classes dominantes, il existait en Allemagne au Moyen Age un tribunal secret, dit Sainte-Vehme. Si on voyait une croix rouge tracée sur un mur, on savait que le propriétaire de la maison était condamné par la Vehme. Toutes les maisons en Europe sont à présent marquées par la mystérieuse croix rouge. Le juge, c’est l’histoire - l’exécuteur du verdict, c’est le prolétariat.


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