LIP Autogestion en actes

jeudi 8 juin 2017.
 

Entre 1973 et 1976, se déroule le conflit social le plus médiatisé de l’après-Mai 68. Le leader de l’horlogerie française est aux prises avec l’une des premières restructurations spéculatives. Lip compte alors 1 300 salariés, dont la moitié sont des femmes. Un Lip sur deux est syndiqué...

Le 3 mai 1976, le tribunal de commerce de Paris annonce la mise en liquidation des biens de l’entreprise Lip, ouvrant l’ultime chapitre d’une aventure ouvrière qui, trois ans plus tôt, avait tenu la France en haleine et fait rêver à un autre monde. La notoriété de la marque n’est pas étrangère à l’extraordinaire retentissement du conflit de 1973. L’atelier bisontin créé en 1867 s’est imposé comme le leader de l’horlogerie française. En 1960, le petit-fils du fondateur, Fred Lip, inaugure à Palente une usine ultramoderne. Ayant diversifié ses activités (armement, machines-outils), synonyme de qualité, de précision et d’innovation technologique, l’entreprise sait valoriser son image (« l’heure Lip » sur Radio Luxembourg).Mais les nuages s’amoncellent dès les années 1960. La manufacture intégrée, aux modèles nombreux et chers, résiste mal à la concurrence de la montre bon marché. Pour trouver de l‘argent frais, Fred Lip fait appel à la multinationale suisse Ébauches SA. En 1971, devenue majoritaire, celle-ci l’écarte. Ne s’intéressant qu’à la marque et aux chaînes de montage, elle veut se défaire des autres secteurs. Pris dans la tourmente, le nouveau PDG démissionne le 17 avril 1973. S’engage alors le conflit le plus médiatisé de l’après-68. Lip compte 1 300 salariés, dont une moitié d’ouvriers. Les femmes représentent la moitié de l’effectif. Un Lip sur deux est syndiqué. À Palente, les voix s’équilibrent entre CGT et CFDT, dont la section est conduite par Charles Piaget, l’« âme de la lutte ». Un comité d’action naît à la base. Le 12 juin, privés d’informations, les salariés séquestrent les administrateurs provisoires et découvrent un document précisant  : « 480 à dégager »  ! Ils occupent l’usine, s’emparent d’un stock de montres qu’ils mettent en lieu sûr. C’est le premier défi des « hors-la-loi de Palente ».

Artistes et intellectuels solidaires

Le second est décisif. Le 18 juin, l’AG décide la remise en route partielle de la production. Il s’agit de tenir grâce à la vente illégale de montres, tout en « popularisant » davantage le conflit. Le succès dépasse les espérances. L’usine ouverte accueille des milliers de journalistes, militants, travailleurs, curieux, venus de France et de l’étranger, sous la banderole  : « C’est possible  : on fabrique, on vend » (et bientôt  : « On se paie »). Artistes et intellectuels participent à la diffusion du mythe (voir encadré). À un moment où le mot fait débat à gauche, Palente donne à voir l’« autogestion » en acte. Pourtant, même les plus autogestionnaires des Lip refusent la coopérative de production  : leur objectif est la reprise de l’entreprise « sans licenciements, ni démantèlement ». Paradoxe  : Lip, autogérée, revendique… un patron.

Luttes et désillusion

La lutte est ponctuée d’épisodes spectaculaires  : évacuation forcée le 14 août et repli dans un gymnase (« l’usine est là où sont les travailleurs »), marche des « 100 000 » le 29 septembre, rejet le 12 octobre du « plan Giraud », qui prévoyait 160 licenciements. Le premier ministre Messmer s’exclame  : « Lip, c’est fini  ! » Pourtant, des discussions entre cédétistes et patrons « modernistes » débouchent sur un plan plus ambitieux, avec reprise progressive de l’ensemble des salariés, soutenu par le ministre Jean Charbonnel et porté par Claude Neuschwander, cadre chez Publicis, PSU, proche de Michel Rocard. Le 29 janvier 1974, l’AG approuve le protocole d’accord.

Victoire  ? La désillusion est rapide. Dès l’automne 1975, la situation se dégrade  : chute des ventes, désengagement de l’État, des banques, des actionnaires. En février 1976, Neuschwander est remercié, prélude au dépôt de bilan. Le 14 mai, tous les Lip sont licenciés. Cette fois, est-ce vraiment « fini »  ? Non. Au 20 heures de TF1, le 27 juillet, Roger Gicquel constate  : « Lip, ça recommence. » Et, de fait, « Lip 76 » ressemble fort à un remake de « Lip 73 »  : manifestations, occupation, soutien des artistes et des militants, propositions industrielles, saisie du stock, et, après un an d’indemnités chômage à 90 %, reprise de la production et des ventes « sauvages ». Mais le contexte a changé, dominé par la crise, le chômage de masse et la chasse aux « canards boiteux ». Patronat, gouvernement, tribunaux se montrent intraitables. Dos au mur, les Lip décident, à l’automne 1977, de « créer eux-mêmes leurs emplois » en fondant une demi-douzaine de coopératives autogérées. Le prix à payer est lourd  : les militants-entrepreneurs ne peuvent réembaucher que 350 travailleurs, engendrant amertume et déchirements. Entre environnement hostile et épuisement, peinant à passer d’une culture de la résistance à une culture d’entreprise, la plupart des Scop périclitent en quelques années. Leur histoire, mal connue, mériterait d’être écrite. Moins flamboyante que l’épopée de 1973, elle fait partie intégrante de la grande aventure des Lip.

Dernier ouvrage paru  : CFDT  : l’identité en questions  ; regards sur un demi-siècle (1964-2014), Arbre bleu Éditions, 2014..

Représenter la lutte : petite sélection

Des films  : Roger Louis/Chris Marker, Puisqu’on vous dit que c’est possible (1973)  ; Alain Dhouailly, Lip, réalités de la lutte (1973)  ; Carole Roussopoulos , Chroniques des Lip (1973-1976)  ; Dominique Dubosc , le Conflit Lip (1973-1974, 1996)  ; Christian Rouaud, les Lip. L’imagination au pouvoir (2007)  ; Thomas Faverjon, Fils de Lip (2007)  ; Dominique Ladoge, l’Été des Lip (2012, téléfilm de fiction, FR3). Des BD  : Wiaz, Piotr, les Hors-la loi de Palente (Société internationale d’éditions, 1974)  ; Laurent Galandon, Damien Vidal, Lip. Des héros ordinaires (Dargaud 2014). Au théâtre  : Troupe Z, Arthur, où t’as mis les montres  ? (1973)  ; Dominique Féret, les Yeux rouges, 1998. Un roman  : Maurice Clavel, les Paroissiens de Palente (Grasset & Fasquelle, 1974). Un disque, Claire, Lip. Un combat, un espoir (1973).

Repères

1867 Emmanuel Lipmann fonde l’horlogerie Lip à Besançon.

1939 Fred Lipmann, petit-fils de Emmanuel, prend les commandes de l’entreprise

1952 Lip offre à de Gaulle la première montre électronique.

1971 Fred Lipmann cède la présidence de Lip à Jacques Saint-Esprit.

1973 Lip dépose le bilan. Les ouvriers occupent l’usine.


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